Juger aux premiers défauts

 Un usage pertinent et connu quand on choisit une femme – mais rien ne devrait obliger quelqu'un (homme ou femme) à commettre l'erreur d'en choisir une (ou un) –, est de regarder la « forme » de sa mère à dessein de mesurer l'aspect physique que risque de prendre la fiancée quand elle aura atteint le même âge (l'astuce doit être valable pour les femmes également ; or, pourquoi me figuré-je qu'elles en usent d'autre manière, ayant davantage le désir d'influencer leur conjoint et l'habileté de leur imposer leurs conseils même en ces matières ?). Ce procédé est assez pertinent s'agissant du corps car on ne peut s'empêcher de constater quelque similitude entre parents de même sexe, et l'homme jeune, pour qui compte la beauté d'une femme, non seulement sent mais vérifie toujours plus ou moins d'attrait pour une femme plus âgée, de sorte que s'il éprouve de l'attirance pour sa « belle-mère », il peut croire logiquement que l'attirance que sa compagne suscite en lui résistera au temps – c'est peut-être un peu naïf tout de même, et cela ne tient guère compte de la lassitude, mais c'est toujours un critère pour tâcher de prévoir, ce qui, au sein d'une contemporanéité mièvre et évaporée, se présente à moi comme une qualité, quelle que soit l'accusation d'insensibilité et de calcul qu'on soit tenté d'imputer à cette sorte d'intelligence.

Or, tout autrement se réalise la prospective des vertus morales d'une femme, et nul ne s'y essaye beaucoup avec méthode comme on fait des vertus physiques en appréciant celles de la mère. C'est que mères et filles diffèrent parfois beaucoup mentalement, parce que l'époque où elles ont distinctement vécu n'offre pas les mêmes modes de vie et mentalités, induisant des habitudes marquées qui ont séparé leurs esprits et caractères. Pourtant, je pense qu'il est bien plus important de savoir ce que sera psychologiquement sa compagne que physiquement, parce qu'on peut toujours s'accommoder d'une relative laideur corporelle quand un agrément moral ou mental la compense – c'est au point souvent qu'on ne s'en aperçoit plus, qu'on oublie ces défauts, y compris pour la partie sexuelle, dans la perspective plus ou moins consciente de « récompenser l'esprit » –, tandis qu'un esprit désagréable tend assurément à devenir importun et oppressif au quotidien – et je ne suis pas de ceux qui vantent la patience et la tolérance à seul dessein de « maintenir le couple ». L'être négatif ou désorganisé, stupide ou paresseux, passif ou autoritaire, implique sur son environnement des contraintes très pénibles qu'on n'anticipe pas toujours et qui se changent parfois en épreuves et en regrets. Or, rien n'était tout à fait caché au départ : si les règles de séduction normales suggèrent d'atténuer ses défauts, constituant une hypocrisie ou une dissimulation et ainsi une variété de mensonge, tout ceci fait partie du jeu relationnel logique et convenu, au même titre qu'on porte des vêtements plus seyants lors d'une rencontre prometteuse ou qu'on produit un curriculum vitae un peu ampoulé lors d'un entretien d'embauche.

Néanmoins, on ne doit pas croire surtout qu'un Contemporain, même jeune, soit en capacité de ne pas laisser échapper les indices de ces défauts si on le côtoie suffisamment, les cultures du secret et de la pudeur ayant depuis longtemps disparu. C'est probablement, si l'on y songe, l'une des raisons pour lesquelles, il y a plus d'un siècle, les parents soucieux de marier leur fille ne laissaient pas l'homme et la femme seuls en compagnie l'un de l'autre durant de longs moments avant la célébration : ce n'était évidemment pas de crainte d'une consommation de l'amour, mais les filles alors peu instruites disposaient de peu de ressources spirituelles car leur expérience du monde était limitée, et on ne les pourvoyait que de talents superficiels et d'opinions convenables, toutes vertus d'illusion qu'un entretien plus complet pouvait finir par déjouer, de sorte que le simulacre ne se serait soutenu longtemps sans créer au fiancé quelque circonspection qui l'eût pu détourner de son inclination première – les parents savaient et savent encore ce que valait etvaut leur fille. Le physique en effet s'arbore aisément quand le mental n'apporte pas sa preuve si clairement : on connaît toujours un corps presque au premier regard, mais l'esprit joue longtemps à se masquer et à se travestir, c'est pourquoi l'on devrait avoir le droit de faire passer à sa promise un véritable et critérié examen de caractère et d'esprit.

Or, après avoir réfléchi, j'ai trouvé que, pour résoudre la question d'un jugement porté sur une femme avec laquelle on hésite à s'engager, l'équation parmi nos mœurs contemporaines se pose assez aisément, et j'aurais aimé qu'on m'en fournît autrefois comme je m'apprête à le faire le théorème qui est tout simple :

On doit commencer – et c'est là l'essentiel – par admettre pour vérité indubitable que la société du confort fera sur la jeune femme une aggravation de ses premiers travers – axiome fondamental. Autrement dit, il suffit d'estimer la teneur des petits agacements qu'elle procure au début de la relation, de les démultiplier selon la mathématique et proportionnelle manière dont, chez nous, l'absence de contradiction et la facilité d'existence établiront et renforceront les défauts qui en sont l'origine, et d'imaginer par exemple ce qu'une simple insistance induira de caprice, une charmante coquetterie de superficialité, un goût anodin pour le divertissement d'évanescence intellectuelle, etc. En somme, où il faut compter absolument et sans risque, c'est sur la décadence des mœurs personnelles car on ne voit jamais le Contemporain s'améliorer en vieillissant, il suit toujours un déclin vers l'assomption de ses penchants initiaux, et nul ne se retient, contient, comporte ou dirige qu'au moment provisoire de sa tendre éducation et de son établissement dans la vie, la suite tendant inéluctablement à la dégradation. Ce constat, loin de procéder d'un pessimisme, est au fond très sensé : à quoi bon rester exigeant et se corriger si l'on dépend moins – ou quand on ne dépend plus – des jugements d'autrui pour assurer sa subsistance et ses satisfactions ? On n'a nulle raison de s'inspecter quand on n'en peut tirer que du désagrément. Tout ce qui est humain en l'appareil contemporain tend donc invariablement à s'exagérer vers le pire : cette règle doit servir à augurer, s'agissant de la future consistance mentale d'une personne, homme ou femme.

Et c'est pourquoi l'inclination d'un être se change toujours en inclinaison (vers le bas) : il se maintient d'abord selon les efforts appris pour n'être pas parmi ses tuteurs une source de gêne ; ensuite, il essaie de se placer, jouant de ses atouts et mérites, et tâchant d'en acquérir un peu ; enfin, il est parvenu, ses tentatives ont payé, le voici bien établi, et il trouve inutile de les renouveler sans souffrir d'un certain travail : il perçoit de plus en plus le temps de l'enfance comme celui des oppressions, il accepte moins de subir et de supporter, il cesse graduellement de se modeler et de se modérer, ce qui revient, en langage d'euphémisme actuel, à déclarer qu'il « s'assume » – s'assumer est le contraire de ce que doit faire un Contemporain pour progresser : il lui faudrait plutôt veiller à vouloir « sortir de soi » au lieu de se contenter du pauvre linéament de ce qu'il estime son tempérament ; c'est qu'en vérité moins il a d'individu, plus il s'estime de caractère à défendre. Chez nous, un vieillard est typiquement celui qui réclame de continuer à être tel qu'il est, qui aspire surtout à ne pas changer, qui ne se pliera pas aux recommandations d'autrui, au même titre que l'employé proche de la retraite suppose toujours qu'il est trop tard pour modifier ses méthodes de travail. Avancer dans l'existencene revient jamais à avancer en existence, mais c'est s'enfoncer dans les confirmations et s'enferrer en ce qu'on vante sous le nom de « convictions » : on ne grandit pas en devenant vertueux grâce aux difficultés, mais on s'arrange pour se confronter moins aux sources de difficulté. La « sagesse » ne consiste bientôt plus qu'à avoir moins affaire au bruit, « on est sage » égale : « on se laisse moins perturber » ; on est sage comme on est calme en se mettant moins en position d'être inquiet. L'homme empire parce qu'il établit son empire ; partout où il se sait fort sur autrui décroît sa force intérieure ; ici, il a accédé à un sentiment de puissance à mesure qu'il a cessé de se gouverner. Enfin, il est heureux du moment qu'il ne se sent plus sur lui-même de devoirs à exercer : il redevient celui qui, sans contenu ni règle propre, décide seulement qu'il n'a plus à se contenir ou à se réguler.

Ainsi, regardez la jeune femme, et, sans l'inspecter avec excès, repérez ses insuffisances visibles, et présumez – cette prévention étant rigoureusement exacte – que chacun de ces défauts va dégénérer en même temps que le confort et le jeu vont croître et les exacerber. Soyez dénué d'optimisme, c'est-à-dire, en bon psychopathologue du Contemporain, ne déterminez rien en-dehors de la raison, n'extrapolez qu'à hauteur de ce qui est cohérent et communément constaté, extrapolez même encore mieux à partir de ce que vous savez que vous êtes devenu (si vous en avez un tant soit peu conscience malgré l'auto-mépris et la perte d'estime-de-soi), c'est-à-dire n'extrapolez, si vous pouvez vous comparer et vous mesurer par la mémoire de vos différents stades, qu'à la hauteur lucide de votre propre décrépitude : vous avez là face à vous le portrait moral de la même femme dans quinze ans... et presque simultanément vous imaginez l'inutile fardeau d'une vie commune, vous formant une idée de ce que contient de cruel la « nécessité » de la conjugalité. Et songez encore qu'à défaut de la coutume des appariements définitifs, aucun homme ou femme ne penserait à fonder sa vie sur l'effet si temporaire d'un capital de départ, capital jamais renouvelé et dont l'entretien est de plus en plus superflu. En une société déprise de la contrainte de « rester » il faudrait toujours au moins se maintenir sinon s'améliorer pour plaire et conserver ses avantages, au risque sinon d'être déclassé et rejeté, ce qui, chez nous, on doit le reconnaître, n'arrive jamais, « l'installation » servant à démontrer la réussite et n'étant plus jamais retirée. Chez nous, comme on a obtenu au commencement et qu'on n'a plus risqué ensuite de perdre, on s'est abandonné à la routine, on ne s'est pas entretenu, on a végété et puis on a pourri ; aucune qualité en soi ne s'est accomplie et tous les défauts se sont aggravés, comme une destinée implacable et cependant d'une logique irréprochable. Un monde de mérite serait tel qu'on n'offrirait le confort qu'en fonction des vertus ; mais ici, l'on pense : « Je suis marié, j'ai un travail, j'ai mes loisirs, je possède tout cela et personne ne me les reprendra : à quoi bon faire difficile et tâcher de me porter au-delà de moi-même ? » On en vient peu à peu à trouver que tout ce qui est extérieur, chaque contrainte par laquelle on pourrait se mettre au défi, est plus ardu, plus incommodant et plus importun, faute de se questionner et de résoudre...

Ah ! sans les morales de la fidélité-en-amour et de l'acquis-en-pouvoir qui n'incitent point à s'élever et ne conduisent la veulerie qu'à déchoir, qui sait combien, fondé sur un autre paradigme, l'égrégore social pourrait être, à travers chaque individu, supérieur et admirable !...

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