Je suis mon unique et dernière surprise

J'aurais tort objectivement et statistiquement de ressentir encore bien de la curiosité et du suspense pour le monde : je sais à présent que mon environnement physique ou numérique n'est pas susceptible de m'étonner en-dehors de l'aperçu de sa perpétuelle et presque impossible déchéance, et m'illusionner là-dessus ne parviendrait régulièrement qu'à me faire éprouver de cuisantes et inutiles déconvenues. Car je n'oublie pas, moi, je n'ai pas le besoin d'oubli pour m'entraîner dans la naïveté et la mièvrerie des « beautés de la vie » et autres mignardises sucrées de posture de sagesse, et il me faut convenir désormais que l'obstination nécessaire à réinvestir sans cesse l'émerveillement est de celles qui confinent à l'aveuglement, innocence qui n'est pas si candide qu'on croit, qui est le ferment de maintes erreurs sinon d'assez graves fautes, et qui est au fond une variété de contentement et de limitation : espérer énièmement le bouleversement issu d'autrui revient à commettre méthodologiquement la bévue de ne pas se souvenir des règles de probabilité qui établissent l'ordre logique du monde, de se leurrer, de ne pas voir ce qui est, de ne décrire ou portraiturer qu'une imagerie, de continuer avec la foi, de sorte qu'il y a toujours fort à douter d'un enthousiaste. Un homme d'expérience (disons : d'un certain âge) qui n'a pas cessé de croire qu'il sera tôt ou tard bouleversé par une expérience spontanée et qu'il appelle, se contente perpétuellement de ne pas examiner les réalités passées, de nier leur poids dans la mémoire logique, de faire fi d'un certain empirisme qui est censé constituer au moins une base appréciable pour le jugement, et de ne mettre rien de ce qu'il a vu et vécu, quantité et qualité, en relation avec un potentiel futur ; ou bien un homme qui juge le monde bouleversant, avec le si peu d'événements réels et imprévisibles qui caractérisent la vie contemporaine, et sincère en cette appréciation, signale un être qui n'apprend rien et qui se laisse toujours surprendre, faute de tirer d'utiles et durables leçons de l'existence : c'est celui qui n'interprète pas ses souvenirs ou qui ne se souvient pas de ce qu'il a déduit un jour et pour qui nécessairement chaque jour est nouveau et plein de promesses, au même titre que pour celui dont la mémoire s'efface sans cesse. Il est aveugle et sourd, n'aspire qu'à entretenir la légende des phénomènes ; comme il veut, il adultère tout ce qui est selon sa volonté, et, ne retenant rien de ce qui n'a pas été selon ce vœu, il se projette en un ailleurs qui ne sera jamais ici ni maintenant, il parle d'un monde qui n'est pas celui de la réalité mais de ses bienheureuses espérances, qui n'est qu'un fantasme de ce qu'on aspire à rencontrer et qui néanmoins ne se réalise jamais ou qu'à condition qu'on ne se forme que de petits désirs satisfaits par la réalisation de petites performances. Un tel regard est piteux, mesquin et plus obtus qu'on ne pense, car il est fermé au devoir de l'univers et de la vie de constituer un spectacle extraordinaire et un chamboulement intérieur, il se borne à voir pour bien ce qui n'est que banal et piètre, il modifie sa perception et ses représentations du réel pour s'atténuer la déception du monde et le réduire en plaisir pauvre dont on se rassasie – en cela, un pareil optimisme est un fatalisme.

D'autre part, s'il existait un véritable homme d'esprit, je n'entends pas qu'il pût négliger l'optimisation de ses chances de s'édifier au point de revivre en quelque sorte un même moment incessant d'excitation déçue : c'est la mentalité de l'étriqué, mais tenant à s'attribuer quelque valeur de tolérance et d'ouverture, de ne jamais exiger plus que ce qu'un monde singulièrement pauvre est en mesure de prodiguer, et de tenir pour satisfaisante la sorte d'immuabilité qui fige l'existence à des répétitions sans progrès – esprit de tradition à la Guénon, où l'activité, si elle devenait but, créerait frustration, peine et ennui, voilà pourquoi il faudrait la conspuer. Je ne nie pas qu'il y a sans doute de l'agrément à ne pas considérer les faits impartiaux et à supposer que l'environnement est empli de grandes et nobles perspectives qu'on finira inéluctablement par trouver, toutes ces « superbes circonstances » qu'il faut savoir cueillir etc, mais cette conception suppose une sorte de béatitude attentiste et mièvre et un « état d'éveil » où l'on prétend être toujours en quête d'un changement extérieur, qui me paraissent confiner à une négation du réel, sans parler de la pose avantageuse qui consiste à se donner l'air d'une curiosité qui en vérité ne s'attache qu'à des vétilles bien identifiables et établies axiologiquement selon un certain ordre moral (réalisations de la nature, gentillesses caractérisées, « créativité » des êtres et bonnes « dispositions » du monde, etc.), tout ce qui s'inscrit en répertoire préjugé de la « philosophie » mysticisme où le pacifisme vanté est proche de la passivité, et, si j'entends qu'au moins une volonté réceptive est heuristique (c'est-à-dire propice à la découverte), il ne faut quand même pas croire qu'elle suffit à faire du monde une brillante opportunité au prétexte qu'on a vu un oiseau sur une branche ou une jolie femme en robe, et que ces expériences anodines sont propres à créer des révolutions dans son être et dans l'existence. Je dirais même plus, c'est qu'admettre que l'altération de soi dépend fondamentalement de sa curiosité à l'égard de son entourage et non de la qualité profonde de cet entourage empêche ces révolutions véritables de se produire, et c'est n'utiliser que des phénomènes symboliques qu'on exacerbe en fausses révolutions – voilà pourquoi l'amateur de méditation, à l'esprit si disponible et émerveillable, malgré ce qu'il prétend s'enseigner continuellement de la vie « enchanteresse », est, dix années ou plus après l'avoir connu, strictement le même, en sa béatitude plutôt inatteignable et exclusive (car aucune réalité ne parvient vraiment à lui dont le filtre essentiel est une vision préjugée et mystificatrice de l'existence objective, pragmatique et triviale) – : il n'est pas difficile, en se focalisant sur tel optimisme d'une rencontre ou d'un fait, de se dire bouleversé par l'inclinaison d'une hirondelle ou la conversation d'une péronnelle, mais ce n'est pas la mesure d'une révolution intérieure, c'est plutôt un contentement relatif à des forces qu'on sait ne pas pouvoir obtenir et gagner – le pauvre estime calorique un repas de viandes maigres, et il s'en extasie d'autant, exagérant les vertus d'une agape de poulet, que la fatalité de sa situation ne lui permet pas de prétendre à plus de nourriture ou à une pitance plus riche. Il ne s'agit même pas chez l'enthousiaste d'évolutions de la pensée, d'une déviation ou d'une inflexion, car il entretient toujours foncièrement la même représentation simpliste de la réalité et de ses éléments que rien ne perturbe, ce qu'on appelle un paradigme identique, il ne fait que rattacher des observations à une grande théorie rassurante à laquelle il rapporte tout, et même, ces observations alors n'existent que du fait de l'existence de ce dogme initial qui conditionne ses regards : l'intention née de l'axiome (selon lequel, par exemple, le monde est par essence un profit) dirige l'attention née de l'homme. Voilà pourquoi on ne modifie guère par exposition ou par démonstration de réalités ces mentalités qui font leur constitution par des dispositions : ils s'enferrent par effet de persistance interne, mais les objets n'interfèrent pas ou uniquement selon ce qu'ils leur permettent de vérifier de préexistant au sein de leur « spiritualité » ; c'est ainsi qu'un phénomène modique et d'une vague joliesse tend à prendre des proportions énormes en la pensée de qui ressent le besoin de confirmer l'harmonie de ce qu'ils souhaitent et appellent, plutôt que d'analyser des réalités départies de leurs propres désirs : en substance, ils voient un papillon virevolter et sont chamboulés quant à la fragilité et la légèreté des êtres vivants mais qu'ils présumaient déjà, ou la femme de ménage leur a suggéré par hasard une vérité qui, sans vraiment les troubler, les a surtout installés en l'idée de la bonté des hommes ou d'une lutte héroïque. Quand ils s'estiment transfigurés, ce n'est que par constats orientés qu'ils savaient antérieurement : ainsi leurs changements sont-ils inexistants en ce qu'ils confondent l'étonnement de l'entérinement et le trouble de l'altération.

C'est ce qui fait ma diamétrale différence : mon exigence intraitable des événements en matière d'effets. N'importe qui peut, par un bon accueil sympathique et par des présomptions avenantes, tirer « le meilleur » d'un livre de Musso et, passé des heures à s'y enfoncer, se sentir épanoui, conforté, heureux comme après une expérience déjà sue et qui a encore marché, ou comme après la relecture d'un ouvrage qu'on connaît « par cœur » et qui n'enseigne plus que détails mineurs ; mais j'exige, moi, de ne pas forcer ainsi ma disposition à aimer et valoriser, parce que je tiens d'abord, avant d'être heureux et de me savoir honorable, à devenir autre, et spécialement un autre qui serait de l'ordre du meilleur – je ne veux pas quérir à toutes forces et par artifices l'effet même infinitésimal qui m'aurait ému, mais je réclame que cet effet soit net, objectif et sérieux, d'une certaine puissante conséquence que j'estime d'un registre opposé au banal divertissement. J'aspire à de vrais changements, cependant je n'y aspire pas si fort que je sois disposé à les inventer puis à oublier l'invention que j'en fis, je n'appartiens pas à l'immense secte désœuvrée de ceux pour qui « tout échange est un moyen d'apprendre quelque chose et de quelque importance », philosophie qui a toutes les chances de révéler un homme inapte à hiérarchiser les apports qu'il reçoit, qui, à cause de cela, prétend recevoir assez constamment des stimulations intéressantes, et qui pourtant reste toujours pareil. Je n'accepte de la vie que la rentabilité brute et le rendement patent ; que voulez-vous ? je suis trop nettement prévenu contre la perte de temps et les occasions molles, et si je considère la vie un art ou le devoir d'être art, je définis l'art comme la production sur l'esthète d'une modification tangible et durable – tout ce qui maintient en un état précédent, particulièrement en celui où l'on trouve la grande plupart des Contemporains, n'est pour moi pas de l'art. Tout ce qui échappe à cette réalisation, tout ce qui conserve en une moindre perfection, m'est un gâchis et un manque, c'est un effort de moins vers tout ce qu'à cette heure j'aurais pu être de plus si le monde, m'ayant ainsi mieux dirigé, était efficace. Je ne dégrade pas la vie, ne suis pas ce pessimiste qu'on répète ; au contraire, j'en rehausse le but et lui nourrit une ambition élevée. J'ai en toute circonstance l'impression que je vais mourir et qu'à l'instant de l'agonie où toute négligence peut se révéler à soi franchement, je regretterai mon attention pour le piaf idiot qui ne fit que se mouvoir ou pour la jeune crétine qui n'a en fait pas dit trois mots du plus petit inattendu. Je crois, pour l'avoir quelquefois vécu, que l'existence peut radicalement impressionner et infléchir la pensée, et je considère qu'elle manque à son rôle, et l'homme à son devoir, quand elle ne lui propose rien de plus que ce qu'il sait déjà, lorsqu'il n'optimise pas avec science et logique les chances de la révolutionnairement rencontrer. À d'autres les interprétations et symboles, les nuances infinitésimales et influences insensibles, toute la « sagesse » de l'immutabilité des Anciens qui craignent qu'on prenne pour repères autre chose que ce qu'ils savent le plus : je sais déjà où je trouve mieux, et c'est pourquoi je n'ai aucun intérêt à feindre que ce qui me frôle en superficie m'a profondément ébranlé ; je demande des pénétrations pas des caresses, je veux être affecté et choqué, qu'on m'outrage la pensée et réclame le viol. Or, le monde contemporain, si pâle et bénin, si douceâtre et malhabile, d'une griseur tant monotone, est incapable d'effets plus qu'annuels ou décennaux, et il apparaît inapproprié aux ambitions d'une intelligence mouvante et en recherches de perfectionnements nets. Tout est inutile, triste et pauvre, au point presque que c'en est étonnant, que c'est même cela qui serait la perpétuelle surprise, comme invraisemblablement paresseux et vain, de sorte que si l'on devait concevoir une humanité, on ne saurait la réaliser globalement si hors d'effets, si propre à l'innocuité, si inerte et lénifiante ; sa création ne paraîtrait pas seulement plausible.

Et je doute que le penser soit du cynisme ; c'est peut-être même le contraire du cynisme, à bien regarder. Car qui est le plus cynique : qui a besoin de fabriquer des magies de fiction pour se sentir bien au monde, ou qui voit le monde prévisible comme il est et qui, sans rancune ni acrimonie, évite de le surestimer en lui anticipant toujours des merveilles ? Il faudrait croire encore au bonheur latent de l'inouï, cependant continuer de constater que rien d'inouï n'arrive, à moins d'exacerber des murmures insignifiants en vastes prophéties ? Je n'ai pas besoin de m'exalter comme sous des drogues pour réussir à aimer la vie, la vie telle qu'elle « doit » me suffire, ou bien je dois résolument admettre que la vie n'a rien d'aimable, et, si elle ne me suffit pas toujours, au moins je ne me la dépeins autre que la vie, je ne la surestime pas pour affecter de m'y sentir heureux et consolé. J'ouvre les yeux, j'observe, j'examine, je ne me contente pas d'incliner la tête dans l'intention de juger tout grandiose – tout devient alors grandiose sous l'effet de cette volonté, et néanmoins c'est un faux grandiose qui n'épargne pas à son sujet la déprime, grandiose de pacotille, grandiose manquant de prise et dont l'auteur se devine en loin la posture et la supercherie. Je n'adore pas ce que je transformerais par opportunisme, ni rivière, ni rose, ni hommes, tels ces personnages du roman de King, Bazar, qui promènent avec eux des objets vétustes et défraîchis que leur imagination se figure inaltérés. Je vois ce qui est laid, et je le vois à plein sans désir de corrompre ; et la surestime est bien une corruption puisqu'il s'agit d'inventer le beau qu'on sait ne pas voir : quoi de plus cynique que de prétendre le laid beau ? Si je ne parviens guère à trouver le beau, au moins essayé-je de ne pas célébrer la laideur après l'avoir plus ou moins habilement déguisée ; je n'institue pas des cultes artificiels et trompeurs, ne prétends que « tout le beau est à venir », m'en tenant scrupuleusement aux probabilités après l'expérience. Si, après tout, tout est laid, mon effet n'aura été que de décrire tel ce qui existe, mais je n'aurais pas eu la conséquence fallacieuse et pernicieuse d'inciter à vénérer d'horribles idoles ni d'enjoindre à déclasser des dieux. C'est en quoi mon « cynisme », refusant d'arpenter le monde avec des yeux d'enchantement et avec ce regard de Midas qui change n'importe quelle médiocrité aperçue en valeur, vaut encore mieux que le cynisme des hallucinés enthousiastes, parce qu'il ne travestit pas la réalité pour la juger belle et n'altère pas le jugement pour apprécier des vertus absentes. Il faut savoir ce qu'on révère, ou s'abstenir de glorifier ; je n'aurais pas ma satisfaction à élever des autels sans deviner pour quoi j'évangélise, j'accorde trop d'importance aux paroles de vérité, l'espérance passe toujours pour moi après le fait, c'est pourquoi tout ce qu'on me reproche de détériorer ne sont que des réalités que j'expose, mais en réalité je n'abîme rien, je ne fais que déciller et désillusionner, j'enlève les dorures et le toc apposées même plutôt aux regards qu'aux choses, parce que la chose ne réclame jamais rien et ne demande pas à être prise pour autre qu'elle n'est. Mon sens critique part – ou tâche à partir – des objets et des êtres, de leur constitution, de leur état, au lieu de procéder de l'envie de les métamorphoser pour les représenter comme ils ne sont pas mais avec plus de plaisir ; je n'ai jamais l'intention, avant d'observer, que ce que j'en conclurai ressemble à ce que j'en postule ; se rappeler ma devise : « Je ne présume jamais » : elle est un peu plus absolue, et inhumaine, qu'on ne croit. Tout mon « cynisme » consiste à établir la valeur véritable, et ce n'est pas ma faute si véritablement les faits en manquent, je ne l'ai pas souhaité, j'ai même toujours plus qu'on ne croit un restant de bonne disposition à l'attention de tout ce que je m'apprête à juger, en sorte que sincèrement, je ne saurais demander pardon d'être un tel « cynique », ni ne m'en repens si je ne m'abstiens pas, de mon côté, de dénoncer ceux pleins de ferveur et de « générosité » qui tâchent à convertir à l'aveugle vénération des mensonges et des excréments. Ouvrir l'œil, c'est apercevoir des êtres écarquillés et bienveillants qui ne font que se prosterner devant des étrons pour se savoir vivre en un monde bâti de perspectives favorables : je demande donc enfin quel univers est cynique, celui de l'adoration monstrueuse, ou celui de qui, déçu mais résolu à ne pas travestir la vérité, découvre cette malsaine supercherie. Je veux honorer le monde directement si possible, pas le truchement des sortilèges de la pensée. Et pour cela je veux être un instant le monde, l'absorber tel, afin de le comprendre, et non m'y apposer, parallèlement et par l'intermédiaire de la morale et des livres, pour qu'avec cette distance de proverbe je reste libre de mal le voir et de le juger à faux mais confortablement.

Or, c'est bien de cette transition de mon étude dépassionnée que peut naître la joie, la plus haute et douce libertéde découvrir, mon gai savoir : à défaut de rencontrer la surprise en mon environnement et d'en apprendre quelque chose, de m'en augmenter pour progresser, d'y trouver une pâture à mon désir d'être édifié, je puis au moins, à force de cogitations, découvrir en moi un peu de ces vérités supérieures, de cet au-delà de mon état que je ne trouve même plus dans les livres. Car ainsi je suis mon professeur, je m'efforce de résoudre les problèmes que je me pose et que nul autre ne pose, dont l'importance m'est justement personnelle et dont aucun témoignage ne me fait trouver la réponse ; c'est là en effet ma méthode : écrire toujours pour gagner un autre territoire, fût-il écarté seulement de quelques mètres de mon pays, pour étendre mes vues, pour m'enseigner ce que j'ignorais, pour éclairer spécifiquement le chemin difficile où je vise et perce, comme au conseil d'un précepteur interne qui, à défaut de me faire subir sa connaissance, m'objurgue à l'aller chercher moi-même, à m'y destiner, à l'explorer. Et c'est de cette faculté que peut se poursuivre quelque excitation d'existence, en cette extraction hors de moi de presque tout ce que je dois savoir, tel le pélican du mythe s'arrachant les entrailles mais ici pour se nourrir lui-même, pour continuer la vie avec cette dernière gloire au lieu de l'endurer avec ou sans illusion, pour ne pas succomber à l'immense à-quoi-bon, y compris positivement orienté, où se laissent aller tant d'individus qui ne se doutent pas de la capacité à s'emporter hors des influences médiocres du monde et à s'en extirper seuls par pénétration. C'est par elle seulement que je ne suis pas triste, par elle seulement que je m'enseigne et m'instruis, par elle seulement que je ne renonce pas, et un texte que j'écris est un défi de rencontrer au fond de moi l'environnement d'admiration qui manque si cruellement à la réalité, la parcelle de mentor que nul homme ne représente ou n'incarne ; toute ma littérature traduit une volonté farouche d'aller chercher en moi ce que j'ai conclu que personne d'autre ne pouvait m'apporter. En somme, si je ne m'avais pas comme sujet d'expérimentation pour réaliser par l'écrit la grande majorité mes découvertes, quelle espérance me laisserait un monde si piètre et attendu, contemporanéité évanescente et méprisable qui n'offre d'étonnement que dans l'excès stupéfiant de turpitudes et de bêtises ? Je sens bien qu'au juste on ne me fait plus depuis longtemps qu'un reproche, qui est de ne fondamentalement compter que sur moi, égoïsme et orgueil, mais comment miser avec opiniâtreté sur ce qui n'advient pas, enseignement, apport ou révélation qui ne procède jamais directement d'un extérieur, qui ne vient pas d'une sagesse transmise tellequelle dont je n'aurais rien à contester après examen, qui me laisserait plein de gratitude et ému ? Qui pourra continuer à m'accuser de vivre, c'est-à-dire de faire face à ma solitude sans m'effondrer, par un moyen si vrai et noble ? Veulent-ils comme eux que j'attende en vain, que je me réjouisse en simulacres et me console en révélations minuscules ? Quand n'ai-je pas honnêtement reconnu, par analyse, la vérité supérieure d'une sagesse ? mais certes, presque tout ce qu'on dit et écrit est faux, et même au-delà de la fausseté, involontaire, négligent, à côté du réel et de l'utile, moins que sans apport, sans rapport, non pas même contre le réel mais simplement irréel, et quasiment fictif, toujours inessentiel ; je perds ainsi dans l'instant la volonté de réfuter, car ce sont hallucinations qui ne se détrompent pas et sur quoi d'avance rien n'aura de prise, nul critère commun, aucun raisonnement, point de démonstration ; ce sont allégations qui, n'ayant pas de base, ne sauraient être minés ou ébranlés suivant les règles d'une fondation propre : c'est trop tard pour réincarner ces fantômes qui les arborent et les rendre à la réalité, ils fantasment tant qu'ils ignorent leur état de spectre et même que les insignes du fantôme leur paraissent ceux de l'homme. Tout est pâle et passé, frivole et bas, infime et futile, loin de profondeur : il est décidément impossible de tomber, au hasard ou à force de quête, sur une idée nouvelle, sur une pensée que je n'ai pas vécue, sur une réflexion qui ne serait pas la conséquence courte de la morale ordinaire, fût-ce de cette « amoralité » non moins ordinaire qui est encore posture de conformité, conformité du diamétralement opposé, binaire, non moins superficiel, et puéril. Je ne lis dans le monde et les livres que ficelles et trucages, abus et fuites, fallacieux et ad personam ; c'est toujours ce qui saute à mes yeux avec le plus de violence, tout ce gâchis de forces qui ne contribuent pas à un individu, préjugés en bouquets compacts ne réalisant que popularité d'évanescence et passant bienheureusement pour spiritualité : du recopié et de l'universalisme avec leur mode distributif, étant des fonctions mathématiques, s'exprimant selon des fréquences et des courbes que l'esprit méthodique appréhende avec consternation et ennui, tout cela arrive du fait d'un certain nombre vérifiable de paramètres et contingences, selon des données d'ordre psychopathologique d'une nature pauvre et prévisible ; ce n'est pas matière reconnaissable comme issue d'individus mais l'effet de récurrences et réactions, je n'y discerne nulle personnalité en général au sens un peu noble, pas d'audace ni de hardiesse réelles, rien que des êtres emportés par un flot et qui rendent les agitations d'insecte dans la gouttière pour adhérer au courant ou à l'air. Il fait si longtemps que je n'ai pas admiré – pas admiré parce que pas seulement aperçu – une identité humaine ! Pourtant, ai-je jamais décrété qu'il n'y en avait pas ou qu'il n'y en aurait plus ? Si c'était le cas, pourquoi, même si je lis de moins en moins, lirais-je encore ? Je ne nie même pas l'aberration tapie dans la probabilité : c'est dire combien scrupuleusement je suis un être de science...

Évidemment, l'inconvénient de cette modalité d'évolution par moi-même, c'est qu'il ne peut en éclater d'un coup une radicale révolution, puisque c'est toujours d'un moi antérieur que surgit l'inédit ; or, l'autre plus ancien dont tout part, étant juge de l'opportunité d'acquérir et de muter, conserve forcément quelque chose de son ancien état, car c'est avec lui qu'il estime l'important et le négligeable : un serpent après sa mue demeure toujours un serpent, n'étant pas métamorphosé par un effet extérieur. Je sais cette limite, j'en ai conscience, et pourtant elle est déjà moindre que la béate grégarité où l'on sait tant d'êtres qui demeurent, de l'adolescence à la vieillesse, exactement les mêmes pièces d'hommes et de foule, et c'est d'un esprit de recul maximum que je m'élance contre ce qui veut injustement perdurer en moi, pour effectuer des sauts entre mes identités successives, de manière que je ne me sente tenu à aucune obligation arbitraire, pas même à celle de changer si je ne perçois pas en quoi le changement peut m'édifier. Il faut certes à cette mécanique une discipline et un regard acérés, se prendre pour objets en se fixant perpétuellement des objectifs meilleurs jamais tout à fait circonscrits : ne pas se contenter de soi, mais ne point s'empresser à l'altération ; se mesurer insuffisant et chercher toujours en quoi,... insuffisant du moins pour ce que je constate de différence de mon moi actuel au moi passé, insuffisant statistiquement, insuffisant en potentiel, logiquement – combien de jugements délicats et intransigeants ce processus réclame ! S'admettre déjà un certain progrès, s'admettre donc un autre progrès possible. J'ai encore l'intelligence vive, que je mesure alternativement à la pensée d'autrui et aux occasions où j'ai l'esprit pauvre ; je ne ressasse pas, ni ne me laisse sombrer encore puisque je conserve l'esprit de deviner par moments quand je suis insuffisant ; je n'ai pas l'orgueil de passer auprès de moi-même pour meilleur que je suis : ces propriétés vigilamment entretenues me gardent pour un jour encore, puis un autre jour, et encore un jour, des misères de la stagnation où la benoite contemplation écrase et lénifie la conscience, qui est alors conscience tolérante et magnanime, orientale et mystique, où la méditation abandonnée, tel le carpe diem antique, végète l'âme en hallucination et psychédélisme. Au contraire, il faut se forcer, se brusquer, se contraindre pour se proposer de l'alternative, il n'existe pas d'éclairage qui ne provienne d'une énergie, et la lumière d'autrui, si nonchalant et désinvolte, ne suffit pas, ce n'est que par le jeu des rouages mentaux qu'on peut parvenir à fabriquer de la chaleur et des photons au lieu d'en déplacer par seuls transferts, et tant pis si, faute d'un mécanicien étranger pour en modifier la structure, la machine elle-même s'introduit des rouages de machine, adjoint en elle des engrenages, parvient à en supprimer d'anciens : qui sait si, par petits morceaux de ferraille qu'elle se retranche et s'ajoute, la machine ne peut pas, à la fin, devenir autre, pareille au robot d'Asimov, cet « homme bicentenaire », qui finit, en multipliant ses propres altérations, par être un homme, et même un homme meilleur que ceux qui, sans le comprendre, le voient passer parmi eux et sont incapables de le juger avec l'esprit pourtant relativement performant, au potentiel vaste, que la nature leur a légué ? Au moins, que je sois la machine unique à devenir homme plutôt que l'homme machinal qu'on voit partout : mon intelligence – artificielle ? mais laquelle ne l'est pas ? – s'enseigne et se développe avec ce si peu qu'elle trouve, alors qu'on ne m'accuse pas d'être orienté au-dedans de moi-même ; pour le néant qu'il y a à l'extérieur, c'est exactement le seul et dernier endroit – l'infra – où l'on peut faire d'importantes découvertes ; au surcroît je les partage et n'oblige personne à les consulter : où donc conclura-t-on que je suis une nuisance autrement que par comparaison et contraste avec le matériau vil et veule du monde d'aujourd'hui ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #discussions