Invisibiliser le travail et l'esclave
Richard Wright et Ralph Ellison expliquaient comme une société oisive tend à ignorer la présence et jusqu'à l'existence du travail et des travailleurs (noirs, en l'occurrence) : c'est ce qui explique le titre fameux de l'œuvre du second, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? Or, je ne suis pas sûr que ce mécanisme eut tant à voir avec la ségrégation raciale américaine :
Il faut comprendre combien les États du Sud s'étaient profondément imprégnés d'une morale de paresse, ce qu'on peut entendre en lisant par exemple Tocqueville ou Faulkner. Parmi ce farniente d'aristocrates s'agitaient avec une ardeur disproportionnée des Noirs qui ne furent, il me semble, même pas autant méprisés du temps de l'esclavage : je veux dire que tant que les Blancs dirigeaient les esclaves, ils les traitaient certes de manière inhumaine et leur appliquaient une condescendance révoltante, mais ils consentaient à les voir puisqu'ils les surveillaient, il ne leur répugnait pas de les côtoyer, ne sentaient pas l'intérêt de les invisibiliser. L'expérience de Wright et d'Ellison se situe plus de cinquante ans après la guerre de Sécession et se rapporte à un environnement hostile qui ambitionnait non tant leur mort que leur disparition. J'y trouve un complexe ou une névrose, qui peut bien s'expliquer par la honte d'une défaite militaire qui modifia l'essence du mode de vie des Américains du Sud, mais qui peut aussi trouver ses causes en un phénomène psychologique plus universelle qui, je pense, est susceptible de se renouveler, je veux parler de la façon dont l'oisif, en une société où subsiste (ou repousse) la morale du travail, se sent humilié par la seule vue des vrais travailleurs.
Il m'est souvent arrivé, chez moi ou dans mon métier, parmi des personnes d'activité moindre, de sentir combien un travail efficace procure alentour l'impression de gêne : c'est le cas par exemple quand la femme d'un hôte s'exclame contre son mari parce qu'il lave des verres dans la cuisine ou lorsqu'un collègue œuvre tout en discutant et suscite par là quelque animosité sensible. Le reproche officiel est qu'il ne faut pas négliger autrui en poursuivant le travail en sa présence, cependant on ne constate pas chez l'individu apte à plusieurs activités simultanées une réelle négligence à travailler parmi d'autres et à leur répondre comme il fait. Toute personne habituée à des soins constants et organisés réalise continuellement des actions multiples sans se sentir en « surcharge mentale », elle éprouve tôt ou tard ce sentiment d'hostilité autour d'elle, qui se rapporte à une sorte de jalousie, libérée sous des prétextes protocolaires. On lui en veut, c'est perceptible, mais de quoi au juste ? Il paraît que ceux qui lui tiennent rancune ne sont pas conscients de la cause de ce rejet ; or, cet ostracisme larvé ne se perçoit que dans les sociétés majoritairement oisives comme la nôtre ou comme celle des États du Sud des États-Unis avant ou peu après la guerre civile.
La vérité est que pour sa bonne estime chacun préfère se considérer un homme des plus actifs. Mais quand ce sentiment est manifestement usurpé, par exemple à proximité d'un ouvrier vraiment besogneux, alors, si des excuses sont insuffisantes à relativiser ce travail dont on est témoin, il faut que le travailleur disparaisse. Je connais quelqu'un qui préfère que son mari ne débarrasse le lave-vaisselle quand elle n'est pas là, qui autrement le lui en fait reproche, et ainsi qui s'arrange pour ne pas voir directement quand il travaille. À l'échelle d'une société, un tel phénomène se discerne quand une partie accuse l'autre de ne pas assez profiter du temps libre au prétexte qu'il fut « chèrement acquis » : l'activité dure, quand elle devient trop perceptible, culpabilise ceux qui en sont départis. Au sein de mœurs affectant de croire aux vertus du travail, l'esclave, ou, disons, le demi-esclave, doit s'effacer : sa réalité trouble par comparaison, et son contraste est reçu comme une insulte, la blessure qu'il inflige ne vient pas tant de ce qu'il existe (parce qu'on a besoin de lui) que de ce qu'il n'a pas la discrétion de travailler sans représenter un décalage. Même, la pression qu'on fera sentir à l'être de labeur afin qu'il manifeste le moins de signes de son activité, être qui peut fort consentir à invisibiliser son ouvrage (parce qu'après tout, il ne désire point incommoder, qu'il a mieux à faire qu'à signaler son travail, et que c'est le propre des désœuvrés de perdre leur temps à rapporter le peu qu'ils ont fait), est telle que non seulement chacun continuera de se croire raisonnablement performant, mais qu'on pourra, à l'occasion, dans l'inconnaissance où l'on sera de son efficacité au travail, le blâmer même pour son défaut d'ouvrage.
En somme, dans une telle société, le client veut recevoir sa livraison à n'importe quelle heure et même au milieu de la nuit, mais il préfère que le livreur ne soit pas à sa porte et ne se signale que par le texto impersonnel que lui laisse la compagnie lorsque le colis est arrivé. Il ne s'abstiendra pas enfin de se plaindre de la paresse du livreur, parce qu'il a fait en sorte d'ignorer que c'est un individu qui, pour lui, doit dormir le jour et qui, pour se savoir un labeur, n'a pas besoin d'exacerber d'infimes tracas de bureau en conflits féroces – or, comme il n'y a que cette sorte de problèmes qu'on connaît – la plainte systématique et vaine –, c'est donc bien quelqu'un qui n'a pas de problème !
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