Intelligence, conscience du multiple
Un homme intelligent se définit selon moi comme celui capable de considérer un grand nombre de facteurs simultanément : pour ainsi dire, il ne pense jamais une chose, il envisage en tout la complexité, il adjoint à chaque idée autant de précisions que son esprit peut le supporter, il fragmente et diversifie, appliquant son attention sur chacune des parties. L'attitude d'abandon intellectuel, devenue si commune, consistant à s'oublier dans chaque action unique l'une après l'autre, à s'y focaliser jusqu'à s'étourdir et disparaître, et même jusqu'à y trouver une sorte de satisfaction obtuse de l'instant présent, d'abrutie béatitude que d'aucuns nomment méditation ou pleine conscience, est à l'opposé de ce travail d'effort continuel où l'esprit au contraire tient à ne pas demeurer au principal, à séparer les objets d'intellection, à toujours se porter au-delà du noyau infinitésimal jusqu'à s'en faire un paradigme de pensée, un regard systématique, une faculté unie : quand le vulgaire s'attache confortablement à réduire tout ce qu'il voit et fait à une simplicité paresseuse, quand il admet leur multiplication une anomalie harassante, l'homme intelligent s'inquiète de l'anomalie où il conçoit une chose comme facile, et, de ce qu'il englobe sans réfléchir, il se méfie comme l'indice d'une faute et d'un vice – son soupçon et son indignité se situent où l'autre ressent aisance et soulagement.
Un Contemporain ne saurait se représenter la façon dont pense une intelligence : il croit que son délassement mental est universel. Le témoignage visuel qu'offre un être intelligent ne permet pas aisément d'en déduire les mécanismes intérieurs : tout au plus lui constate-t-on une relative efficacité mais imputable au hasard ou même qu'on peut ne pas remarquer. Il est bien possible d'accomplir n'importe quel geste avec dextérité à force d'entraînements et de routines, mais il appartient seulement à l'être intelligent de savoir pourquoi il le réalise ainsi, c'est-à-dire selon quels paramètres, dans quel ordre, à quelle fin et en concomitance de quels phénomènes, suivant quelle méthode consciente. L'intelligent ne se débarrasse pas du souci de la complexité en réduisant les faits à une suite de procédures réalisées indépendamment, et il ne place pas sa bonne conscience dans l'ignorance volontaire de sa responsabilité mais dans l'intégration d'un maximum de données permettant de penser et d'agir avec exactitude. C'est en quoi il représente une constance de travail vertigineuse à autrui, mais banale à son appréciation du fonctionnement normal parce qu'un être intelligent n'a jamais non plus vécu en-dehors de lui-même...
Quelqu'un a-t-il déjà défini avant moi l'intelligence comme la conscience ordinaire la plus vaste du multiple ?
Chaque action de l'intelligent confine à l'acte, parce que tout ce qu'il fait, il le réalise selon un but de performance, c'est-à-dire : mieux ou plus vite. Il y songe sans cesse, et pourtant sans obsession, par l'habitude principielle d'une œuvre, il ne sait pas faire sans cette conscience, c'est son minimum, comme pour tout autre respirer ou battre du cœur. La façon qu'il a de sauter un obstacle ou de dresser le couvert réalise semblablement une somme de réflexions en partie inédites et adaptées aux circonstances : il sait que derrière chaque réalisation même infime se cache un calcul ultime, une supériorité indéniable, un challenge et une excellence. Il est vrai en effet qu'on peut tout faire mieux que les autres et même, sans songer à autrui, tout faire mieux qu'on aurait fait si l'on n'avait pas réfléchi, faire mieux qu'on aurait fait autrefois ou naguère, ce dont on peut tirer une satisfaction personnelle et qu'on se plaît à perpétuer.
À vrai dire, je demande s'il existe une seule chose qu'on fasse, même le Contemporain, dans la négligence totale de son efficacité, sans nul souci de le faire mal ou de perdre inutilement son temps : on verra que le soin accordé à toute action, y compris celle de s'habiller joliment ou de manger avec des couverts, peut s'extrapoler par degrés progressifs à une conscience qui voudrait agir avec encore moins de maladresse. Ainsi, pour ce qui est moindrement composé, même parmi des faits quotidiens, l'être intelligent cherche à gagner en précision ou en temps : chaque parcelle de vie est par système un défi, et ce ne lui est pas une contrainte préoccupante comme aux autres, mais un devoir humain d'un certain intérêt, d'une stimulante curiosité, une cogitation subtile et fière, un gai savoir qui conditionne son rapport à l'existence.
D'aucuns seraient bien étonnés de cette constance du travail intérieur, du mouvement et de la fluidité de sa pensée, des relations qu'il forme entre les choses, des attentions consacrées à ce qu'autrui communément néglige et rate. Même ce qu'il manque, il le sait davantage que tant de gens qui ignorent ce qu'ils n'ont pas réussi ; c'est comme s'il mesurait spontanément ses effets en termes de réussite plus ou moins grande. Partout où passent ses mains, sa pensée a réalisé des estimations et un essai qu'il veut concluant. Il tâche à ne rien faire par inadvertance qui lui paraît une erreur ou une faute, il n'accorde de valeur qu'à la conscience des interactions. Ce semble compliqué et ardu au Contemporain évaporé et anodin : ce lui est naturel et plaisant ; vivre, pour lui, ce n'est tout simplement pas autre chose.
On pourrait m'objecter que cette intelligence pratique réfère davantage à une sorte de « quotidien de l'esprit », qu'il s'agit d'une forme de contention ordinaire, un mode normal de relation à l'environnement, mais qu'elle ne saurait convenir à des manifestations très poussées de génie spécifique, appliquées par exemple à des sciences, en ce que les expressions du génie procèdent d'enfermements en un domaine précis et ne s'appuient pas sur l'espèce de généralité éveillée que je décris, comme les autistes d'Asperger qui ne sont capables d'exceller qu'en une matière aux lois très serrées et inapplicables à d'autres sans que leur compétence mentale soit évidemment transposable à une vision plus vaste et quotidienne, ou, si l'on préfère, comme les grands joueurs d'échec qui ne témoignent pas d'une compréhension particulièrement éclairée du monde et qui, dans la vie simple, sont parfois inaptes à s'habiller ou à converser. Il est vrai que ces intelligences ne relèvent pas de l'omniprésence intellectuelle que j'ai explicitée, n'étant pas universellement éveillées et ne considérant pas toutes choses réelles avec ce pragmatisme de performance dont j'ai parlé, mais c'est parce qu'elles font abstraction, que ce soit handicap ou volonté, de certaines réalités, cependant qu'elles s'appliquent bel et bien, au sein même de leur discipline, à embrasser de manière conjointe un maximum de facteurs : c'est le rejet d'une partie du monde qui les distingue, mais pas le processus mental de coordination de paramètres multiples. Le génie est bien l'intelligence que j'explique, mais il peut se limiter à une réduction des regards, sans cesser cependant de se caractériser par l'intériorisation d'une multiplicité au sein d'un univers circonscrit : c'est bien le calcul tiré d'une somme de données importante qui détermine l'intelligence, ce qui ne présume en rien de l'échelle élue par l'individu pour opérer ces calculs. Il existe un avantage pour l'esprit à nier l'existence d'une partie d'environnement quand il veut approfondir sa connaissance d'un environnement tout spécifique, en ce que, à un niveau ardu d'étude, la conscience d'éléments étrangers à une affaire précise interfère en pensée avec ce dont on a besoin pour résoudre un problème, et néanmoins il ne fait pas de doute que le syndrome d'Asperger et le féru d'échecs conçoivent un extraordinaire nombre de fonctions à vitesse supérieure : leur fonctionnement cognitif consiste surtout à effectuer ces opérations au sein d'un espace mental réduit. En somme, toutes variétés de ce qu'on appelle la concentration n'excluent pas par principe l'universalité des attentions, mais, chez les intelligences pourvues d'un fonctionnement normal (c'est-à-dire chez une faible minorité de Contemporains), l'esprit trouve l'intérêt temporaire et conscient à restreindre un champ d'analyse pour qu'au sein d'une multiplicité microcosmique élevée il puisse écarter des paramètres extérieurs dont le surnombre le perturberait et dont il croit que leur conséquence n'intervient pas dans le domaine exploré.
Ainsi, il n'existe pas de raison, hors négligence ou pathologie, d'admettre que la grande intelligence serait inapte par principe à se servir de la multiplicité des ressources ordinaires de son environnement au même titre qu'elle se sert des innombrables ressources extraordinaires de sa spécialité. L'idée que l'intelligence supérieure serait forcément incarnée par un homme absorbé jusqu'à l'hébétude, incapable de choisir ses vêtements ou se se préparer à manger, vante sans doute l'homme contemporain en ce que celui-ci se suppose alors meilleur en quelque chose que le génie adulé, mais il s'agit pour l'essentiel d'un mythe tiré de quelques exceptions – même parfois ces exceptions procèdent-elle de ce qu'une compréhension supérieure de tout amène à un rapport à l'existence et à autrui si original et excentrique que le quidam le considère comme une forme de handicap alors que ce sont ses perception et réflexion qui sont entravées par les moindres ressources de son intelligence –, et l'on sait que les fortes intelligences étaient aussi en général des esprits brillants et réactifs en société, au même titre qu'on peut vérifier que Victor Hugo ne trouvait pas d'inconvénients à écrire ses œuvres au milieu d'une salle pleine d'enfants sans se départir de la conscience de leur présence.
Un certain regard de réflexion et de calculs porté sur toute réalité et sur toute action personnelle, visant l'efficacité, loin d'être incompatible avec le génie, en est probablement la condition même, en ce qu'on ignore par quelle anomalie logique n'importe quel être efficace à déjouer par exemple de dures énigmes mathématiques ne serait pas aussi relativement habilité à comprendre le peu de facteurs entrant en considération dans le choix d'un vêtement ou dans la préparation culinaire. D'ailleurs, a-t-on réfléchi que l'ingéniosité consiste à faire entrer de la comparaison dans toute procédure mentale ? C'est bien la réunion d'applications différentes qui, souvent, permet à un esprit non seulement de se maintenir sans interruption à un haut degré d'excellence, mais de découvrir des relations cachées que d'autres n'étaient pas parvenus à déceler. L'intelligence novatrice serait une aptitude à mêler l'expérience idiosyncratique des calculs de l'existence ordinaire au domaine savant où l'on se spécialise et pour lequel nul autre que soi, du fait même de cette expérience unique, ne peut apporter de valeurs supplémentaires – cette hypothèse, que je place en italique, est probablement plus féconde qu'à première vue.
... Mais aujourd'hui, je vois partout des esprits lents, mous, inconséquents, formatés, en attente, sans coordination d'idées, indifférents au résultat comme à la manière, sans prospective, et se contentant, en s'affairant, de s'enferrer : ils tardent indifféremment, encombrent des voies, n'anticipent rien, n'accordent aucune priorité logique, s'absorbent dans des imbécillités et des vétilles qu'un homme de naguère, un homme de décision, un homme sain, mettrait un instant à analyser et à résoudre, mentalités univoques, épandues, bavardes, inaptes à garder un secret qui leur est un ajout trop lourd, une retenue pénible, une division intellectuelle intolérable. Tout ce que les Contemporains blâment sous le nom de « charge mentale » est au cœur de l'intelligence, ce sont sa teneur et sa consistance même, c'est ce qu'ils sont venus à fuir en tant que souffrance et qu'impossible. Considérer l'efficacité leur est un labeur et un pensum contre nature : ils ne pensent qu'à des raccourcis et à des fuites, ne sont occupés que de pensées fugaces de loisir, sont démunis face à la nécessité d'actions simultanées qu'ils voudraient faire interdire comme injustice, comme abus, comme inhumanité. Obnubilés par un problème dérisoire, logiquement sans mémoire – la mémoire n'étant que la transposition en un temps long d'une somme de paramètres induits en un temps instantané (relire et intelliger un moment cette pensée fertile) –, vivant l'Errance qu'ils nomment par consolation et rassurement le carpe diem, loin d'assumer deux conversations à la fois parce qu'incompétents déjà à faire et à penser simultanément – leur penser n'est qu'une application absorbée du faire (s'arrêter encore là-dessus) –, ils sont partout encombrants aux intelligences, quoique majoritaires, et nuisibles à la gloire de l'Homme au sein duquel ils ne comptent plus, en-dessous duquel ils ne cessent de décroître. Ils empruntent beaucoup de leurs traits au végétal qui reçoit des stimulations et qui se contente d'y répondre en synchronie, sans organisation structurelle ou prédictive ; et même une pierre sur laquelle tombe la lumière paraît se durcir et sa couleur s'altérer, on croirait alors qu'elle s'apprête : le Contemporain en initiative vaut à peine mieux. C'est son effarement omniprésent surtout qui le caractérise : avec peu de données, il espère se sortir de toute situation, sa volonté est justement à disposer du moins de clés possibles dans l'intention qu'elles tournent dans toutes les serrures. La diminution continuelle du « trousseau » pour répondre aux stimuli de l'environnement, en somme la recherche permanente du passe-partout, de la formule unique et universelle à dessein de s'épargner l'effort et d'investir plus tôt le monde du divertissement, c'est ce que j'appellerais non seulement le contraire de l'intelligence, mais – le Contemporain d'aujourd'hui.
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