Indices d'une pensée juste
Un esprit scientifique habitué à une fréquence élevée de réponses justes – en quoi il faut précisément définir une mentalité positiviste qui peut néanmoins se tromper (elle ne se trompe alors que suivant une prédiction de fondement statistique et non selon quelque augure aventuré d'un point de vue subjectif (lire mon article sur l'explication de l'intuition)) – a toujours dans l'expression, orale ou écrite, des précautions, des structures, une cohérence, des loyautés, une dépassion, en somme certaines manières d'adhérer à la réalité considérée comme pur objet et trahissant une relation essentielle et étroitement fidèle avec elle, où l'on devine qu'il ne cherche pas à persuader par intérêt propre, pour se « faire valoir », mais à établir des faits extérieurs à lui-même parce qu'il considère qu'il est beaucoup plus important de dépeindre des phénomènes que d'augmenter ses avantages : c'est son engagement, sa dignité et son intégrité intrinsèques de montrer ce qui est, notamment ce qui est difficile à voir, et cette mission prévaut chez lui sur toute tentation de pose qu'il identifie toujours pour s'en défausser ; or, ce rapport de conscience fort insistant avec le monde vu comme objet à décrire est perceptible, et si je disais qu'il l'est psychologiquement, on m'accuserait de faire compliqué ; il suffit donc que je dise qu'il l'est dans l'expression ou, si l'on préfère, dans la formulation même des énoncés.
Autrement dit, il existe des critères reconnaissables et formels pour un langage de vérité, même si l'on est novice dans le domaine pour lequel on porte un jugement sur l'expert.
Par exemple la rigueur lexicale et la propreté de la syntaxe indiquent une volonté serrée qui s'efforce, malgré l'effort et le temps nécessaires à ces modalisations, de ne pas énoncer de raccourcis moindrement grossiers, de vulgarisation qu'on pourrait démentir. Aussi, le rythme du discours, traduisant le souci de ne rien précipiter, de poser les briques bien admises de vérités étayées, porte une signification tangible quant à l'adéquation soignée de l'énoncé avec la réalité, et notamment révèle un travail de réflexion préalable. Encore, le refus d'user des proverbes qui emportent aisément les suffrages populaires avec leur présent d'autorité, ou la posture générale de curiosité et de patience à l'égard d'autrui, ou l'usage de notes pour répondre méthodiquement aux questions suivant leur formulation exacte, ou l'absence de susceptibilité personnelle à être contesté, ou l'acceptation manifeste de ne pas cacher ce qu'on ignore, ou le recours à aucun des trucs rhétoriques consignés notamment par Schopenhauer pour « faire impression » et plaire à l'opinion majoritaire, ou encore le refus de se servir de références inconnues, ou globalement tout ce qui montre qu'on ne souhaite pas premièrement l'emporter mais surtout examiner des pièces, sont autant d'indices, parmi beaucoup dont la liste serait rébarbative et vaine, signalant un esprit libéral, dégagé de paraître, et ne donnant à juger qu'un état des choses sans redouter sur soi un préjudice en termes d'image. Je maintiens qu'on peut ne rien savoir de la discipline concernée et cependant estimer qui de deux contradicteurs a non pas raison, mais, comme je l'expliquais, le plus de chances d'avoir raison, qui en substance est le plus fiable : le peu qu'on comprend d'une discussion peut suffire à confondre la conscience la plus égoïste et désireuse de triompher par tous les moyens, dont le mensonge et le sophisme, et qui se trahit par maints procédés que j'ai ici évoqués.
Il faut, certes, pour acquérir une plus large complétude de ces subterfuges fuyants, non les apprendre par cœur, mais avoir déjà soi-même pris l'habitude d'un rapport sain et distancié avec les faits qu'on ambitionne de présenter, et l'on constate alors avec plus de flagrance l'écart aberrant entre une attitude objectiviste qui cherche sans préjugé ni influence à produire le vrai et celle d'un homme qui ne fait que se défendre, se dépêtrer et quelquefois se disculper.
Cela ne suffit certes pas, tel le sophiste de Gorgias, à détecter sans faille le faussaire et à prétendre à toutes les victoires, car on ne saurait produire un discours logique sur ce qu'on ne sait pas et paraître par le seul art oratoire emporter toute partie. En principe, il faudrait même un bon usage des termes précis employés dans un discours pour pouvoir correctement évaluer la façon dont ils s'éloignent ou s'agglutinent aux faits ; seulement, je constate que les sciences ont tant diminué dans leur dignité et dans leur éloquence que la distinction est devenue assez facile, que beaucoup de savants de n'importe quel domaine très spécifique se contredisent et se dénoncent eux-mêmes comme approximatifs et intéressés, au langage qu'ils tiennent, et que cet usage patent d'amateurisme chez les professionnels se réalise surtout parce que les spectateurs y sont négligents et partiaux. Il ne faut parfois que voir à la façon dont les orateurs sont assis et se comportent pour entendre combien tel a coutume de ne pas prendre la vérité pour objet et tel autre a l'usage de ne dire que ce qu'il sait. Nos politiciens, particulièrement les ministres, sont souvent désastreux pour dissimuler leur incompétence et ne font que livrer de mauvais numéros d'acteurs prévisibles suivant des communications même assez mal préparées. On suppose que j'exagère, mais chaque fois que j'en improvise la démonstration rapportée à un discours précis, le témoin même orienté, favorable ou non, se résout à mes raisons et avoue qu'il n'a pas l'usage de juger les énoncés : c'est la preuve que la philologie, dont on fait un accessoire fastidieux en littérature, est une science nécessaire à l'amélioration des hommes, et que, loin de se limiter au domaine de la fiction et des livres, elle peut triompher aussi d'au moins une partie des vices du monde et offrir à entendre le prisme langagier et mental sous lequel se forment et déforment la réalité et ses représentations.
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