Inanité rédhibitoire de Je t'aime
Pour celui qui tient au sens des mots, il ne vient pas à l'esprit de dire « Je t'aime » parce que c'est une expression proprement insensée. L'information de la phrase est absurde et ne va pas au fait : littéralement, elle indique qu'un « je » ressens de l'amour pour un « tu », cependant que continuellement je éprouve de toute évidence des émotions qu'il ne communique pas. Nul ne songe, je pense, à exprimer à voix haute qu'il a froid, n'apprécie pas les salsifis, ou a envie d'aller aux toilettes : il est assez rare qu'on indique hautement ses sentiments pour la raison que ces sentiments n'intéressent personne, pas davantage qu'on ne raconte chaque chose qu'on fait au moment où on l'exécute, comme là, le pianotage des touches de mon clavier, le glissement de ma main sur la souris, ou le passage d'un doigt sur l'arête de mon nez. Puisqu'il est inane de dire à quelqu'un « Je ne t'aime pas », le contraire est également bizarre, et je ne sache pas qu'on se penche spontanément vers un ami pour lui dire « Je t'apprécie », « Tu es habile » ou « Ta voix m'intéresse ». Chaque fois qu'en rêve j'imagine exprimer « Je t'aime », je me demande aussitôt : « Quel message l'affirmation contient-elle qui la rend nécessaire ? » et, à plus forte raison : « N'est-ce pas risiblement insuffisant, pour faire comprendre à quelqu'un que je l'aime, de lui dire ainsi ? » J'entends notamment que si une personne a besoin que je lui exprime mon amour pour qu'elle le ressente, c'est qu'assurément ou j'ai manqué à le lui prouver ou qu'elle manque de sensibilité pour le percevoir ; en somme, « Je t'aime » est un truc facile et dénué de profondeur pour se débarrasser du malentendu qui risquerait, sans ce mot jeté, de s'installer : c'est l'équivalent des fleurs qu'on offre pour ne pas s'encombrer d'une idée personnelle pour rappeler son amour. « Je t'aime », « Il est six heures », « Ce crayon est mal taillé », « J'ai du travail », « Je suis un peu fatigué »... autant de déclarations sont inutiles, du langage en pure perte, les penser ne suffisant pas justifier leur sortie. Je l'aime ? Si elle le sait, à quoi bon lui dire ? Si elle ne le sait pas, le lui dire trivialement la fera-t-elle m'aimer ? Non, vraiment, c'est pauvre et puéril, « Je t'aime » ne vaut rien, c'est pour ceux qui n'ont pas la conscience littéraire : on sait des enfants qui racontent ainsi ce qu'ils font et ce qu'ils pensent sans pudeur ni retenue, sans s'en apercevoir, tout en s'abandonnant au tracé d'un dessin. « Je t'aime » : ah ! c'est laid ! si gamin ! « Tu m'aimes ? Eh bien ! que ferai-je de cela ? Qu'on dise au moins pourquoi ! qu'on fasse un compliment ! qu'on donne la direction pour rester aimable ou s'améliorer ! C'est certes une information, mais ça tombe toujours trop tard : j'aurais préféré que tu le montres et que ton être et tes actions te fassent aimer et donnent de l'impulsion à ta déclaration. À quoi bon me le dire ? Dois-je t'aimer parce que tu m'aimes ? Demandes-tu un retour tacite, sous l'effet d'une gratitude ou d'une pitié, parce que tu as été sincère ? En sors-tu bien soulagée ? Tu m'aimes, et alors ? Cela va-t-il mieux à présent pour toi ? Es-tu contente de l'avoir exprimé ? Tu aurais pu au moins le garder, que ce fût évident ou ambigu, comme témoignage de ton aptitude au secret ! J'ai bien envie d'une pizza, ce soir. Je trouve que je suis bien habillé. Et aussi, j'aime les femmes nues. Entends-tu ? Tu m'aimes ? Eh bien ! moi, j'aime la fellation ! Mais entends-tu, à la fin ? Au moins mon mot peut-il signifier quelque chose à faire ! »
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