Ils paieront cher la disparition des compétences
Pour l'heure, ils sont satisfaits de leur paresse : assurément, l'école ne « sert à rien », ils assument comme devoir moral de n'y rien faire, se positionnant contre une « force oppressive » qui veut les « administrer absurdement », se drapant dans la « dignité » de ne pas « collaborer » à un système qui les « soumet » : c'est pour eux une institution d'un « temps révolu » et qui ne correspond plus aux « valeurs du monde moderne » – nombre de jeunes gens considèrent ainsi l'éducation. Ils disent qu'a contrario le métier leur donnera la motivation quand ils atteindront l'époque de l'engagement et de l'agir, qu'ils seront alors aguerris et prêts à l'effort, oui mais ils n'aspirent pas à travailler, ils ne l'ont jamais désiré : comment parviendraient-ils donc à mériter l'accomplissement d'un souhait par l'action ? Ils veulent obtenir un emploi mais ont rarement employé leurs forces. Tout en arguant avec impertinente tranquillité, ils pensent à l'irrévocable confort, aux privilèges assurés qu'octroie une société garantissant des satisfactions avec peu de contreparties, et il se peut en effet que ce processus d'assistance et d'entretien dure, puisque la démocratie, c'est-à-dire le peuple dont ils font le plus en plus grand nombre, soit favorable à sa perpétuation et estime la hausse du divertissement une condition du bonheur. Il est vrai qu'avec la disparition progressive de l'effort a généralement décru la morale de l'action, élémentaire fonction humaine à exercer puissance et influence : chacun à présent s'estime le droit essentiel de n'avoir aucun rôle et de demeurer en passivité de libre distraction, séparé et isolé, rassuré de son innocuité et des inexigences de son environnement, heureusement protégé par l'humanisme proverbial et derrière un écran. Ce qui est devenu un « état fondamental » dans une légitimité incontestable, c'est de consister en une disparition, d'être sans effet, de s'anéantir.
Tout ceci est exact, je ne saurais le nier. La « philosophie du travail », qui était peut-être une servitude, tend à s'éteindre, au moins provisoirement.
Seulement, ces jeunes « libérés » ne peuvent vivre sans professionnels. Ils ne peuvent tenir leur mode de vie sans pourvoyeurs de ressources de quelque efficacité. Ne peuvent réaliser ni conserver leurs agréables routines sans des acteurs capables d'apporter ce qu'ils sollicitent avec un minimum de savoir et de soin. Il leur faut des réparateurs et employés de services, il leur faut des commerçants et des livreurs, il leur faut des diligences et au moins des ponctualités, mais ils ne veulent pas en être, ne se sentent pas nés pour cela, c'est « d'une autre ère », révolue, obsolète, eux préfèrent « vivre » : il leur semble que ces contraintes ne s'inscrivent point en la conception « moderne » d'un métier. La vie professionnelle doit selon eux consister en quelque « épanouissement » : voilà pourquoi ils changent régulièrement de fonction. En chaque métier, ils restent logiquement assez mauvais, mais ils ne sentent certes pas la légère incommodité de l'image d'un travail immobile à l'ancienne. Ce sont des personnes qui s'estiment actives pour regarder frénétiquement quantité d'écrans et pour expédier des messages en mentalité recopiée, qui s'estiment penser vite parce qu'ils ne forment des idées que selon l'égrégore immédiat à la mode, mais quand il s'agit de réaliser consciencieusement une action, ils jugent qu'ils l'ont bientôt circonscrite, ils croient augurer que la savoir faire une fois revient par extrapolation à la connaître parfaitement, et ils ne consentent qu'à d'autres défilements de décors sous leurs yeux étourdis. Ils sont venus à confondre ce qu'on fait et ce qui change ; ils ne distinguent plus le mouvement de l'action ; ils se considèrent surmenés de stimulations, et ils n'ont pas accompli un véritable geste expert.
Or, le déclin des compétences réduit d'année en année l'aptitude de la société à répondre aux volontés des citoyens qui demandent à être approvisionnés en biens de consommation, de sorte que la génération la plus jeune, à l'heure actuelle, dépend énormément de la mentalité qui la précède, qui tend à disparaître et qu'elle ne renouvelle pas : mentalité qu'elle ne représente ni n'admire, même qui la dégoûte, qu'elle juge inhumaine et aliénée, presque automatiquement, parce que la perspective de la continuer signifierait l'obligation du travail. Elle veut, la jeunesse, vivre du travail des autres, mais elle ne veut pas travailler comme eux, elle ne veut pas se mêler de la façon d'obtenir ce qu'elle a l'habitude d'avoir, elle ne veut tenir nul rapport avec la forme de travail qu'elle exige d'autrui, par principe et obtusion. Elle est en situation d'une dépendance qu'elle refuse même de considérer, préférant nier le mal pour se dispenser de régler l'évidente contradiction de sa façon de vivre et de la façon dont il faut pour cela faire vivre les autres. Elle rejette surtout tous signe et indice de ce qu'on lui « fasse la morale » ; tout ce qui s'apparente à un reproche logique et à un raisonnement contradictoire sur son peu d'activité et de rôle lui est d'emblée vil et démodé, réfère pour elle à des pensées obsolètes, et elle s'interdit d'y porter son attention ; c'est : « Qui êtes-vous pour me pousser ? » L'époque a changé, ce n'est plus celle de ce qui se conquiert par mérite mais de ce-qu'on-ne-peut-pas-vous-empêcher-de-prendre : le transporteur refuse de livrer ? le médecin ne consent pas à recevoir ? l'enseignant fait grève ? Eh bien ! la jeunesse réclame simplement, de la manière la plus fluide et automatique qui soit, qu'une loi oblige ces professionnels à lui prodiguer ce qu'elle estime légitime, ce qu'elle croit son dû, ce qu'elle tournera en obligation-du-professionnel, et elle ne s'obligera pas pour autant à redéfinir ses devoirs, elle profitera même de l'expérience de cette victoire pour se tenir écarté du milieu professionnel. En cela, le professionnel est son partenaire tant qu'il coopère en sa faveur ; sans cela, il devient son esclave par la loi que la majorité établit, mais il restera à son service de gré ou de force. Quoique sans bien travailler, elle ne tolère pas qu'un travailleur se retire et ne réponde plus à ses désirs : c'est toujours son « droit » de consommer, il n'est pas question qu'on conditionne son confortable mode d'existence, tout lui devient dangereusement anarchique en-dehors de son profit, menace et péril, une injustice flagrante et insupportable, un vice monstrueux et une immoralité universelle : il n'y a qu'à mettre un policier partout où le salarié ne se plie pas à ses envies !
C'est ainsi par exemple que, quand une société contemporaine se confine à cause de ce qu'elle prend pour une terrible épidémie, le routier n'a qu'à rouler et l'agriculteur à cultiver : il faut qu'Amazon continue de distribuer et que le repas soit prêt. Une journée sans moutarde est à peu près un scandale : faute de volonté de la part de ces professionnels, on les contraindrait à travailler par la force de la loi.
J'en suis à constater comme tout travail bien fait requiert dorénavant le recours d'une personne d'un certainâge : il est de plus en plus nécessaire de référer non à une expérience, car on peut aisément acquérir beaucoup d'expérience en moins d'une dizaine d'années d'exercice de n'importe quel métier, mais à une génération qui ne rechigna pas à s'améliorer dans la peine, qui ne fut pas tout entière tournée vers le désœuvrement et le divertissement. Il est peu douteux qu'aujourd'hui la plupart des professionnels de dix ans d'expérience sont à zéro, et c'est ce qui incite les amateurs comme moi à ne plus les consulter, à réparer eux-mêmes leurs machines ou à entretenir leurs biens avec autonomie, rien qu'en suivant des leçons sur Internet par lesquelles ils deviennent environ aussi bons que les « spécialistes » qui ne se déplacent plus sans solliciter des coûts considérables et dont les résultats sont longs à venir et souvent louches.
Ce qui est advenu à force d'indulgence et de « libération », c'est un temps des diplômes-sans-valeur et du travailleur-sans-réussite : faire appel à une jeune personne, c'est prendre peut-être inutilement le risque du problème sans résolution et du tracas qui s'éternise, sans parler de ce genre d'escroquerie dont les coupables sont devenus innocents parce qu'ils ignorent même qu'ils sont mauvais et qu'ils abîment. Le premier réflexe de l'homme pertinent aujourd'hui est d'aviser au moyen de résoudre lui-même sa difficulté : comme il doute qu'un professionnel soit apte à effectuer une action performante, il admet la probabilité que la faute qu'il peut commettre en accomplissant la tâche serait aussi commise par le professionnel, cependant il trouve encore qu'elle lui coûterait moins cher si c'était la sienne. Et c'est ainsi que le respect et l'estime qu'on accordait pour général bénéfice-du doute au professionnel s'est progressivement changé en une logique et juste défiance, contribuant, à force de mauvaises expériences, à une mentalité de repli sans obligeance selon laquelle le professionnel est un amateur comme tout le monde.
Lorsque j'ai sollicité un plombier pour réparer les toilettes, j'ai fini, après son quatrième passage, par lui communiquer directement le numéro de série de la pièce qu'il devait remplacer. Lorsque j'ai mandé un réparateur pour gérer une surpression du système hydraulique de mon domicile, il m'a conseillé de faire « désembouer » la tuyauterie, opération d'un millier d'euros : après renseignement, j'ai jute nettoyé le filtre. Quand l'antenne-rateau a présenté des faiblesses, l'électricien a proposé d'installer une parabole pour un millier d'euros : j'ai décidé de souscrire un forfait TV-Livebox chez Orange. Et quand enfin j'étais prêt à dépenser ce millier d'euros pour retapisser mes chaises, j'ai eu beau appeler trois professionnels différents, aucun ne daigna répondre : j'achetai donc le cuir, et tapissai moi-même, et en profitai pour refaire une assise qui était cassée. À l'heure où j'écris, je constate que le millier d'euros dépensé il y a quatre mois pour démousser la toiture de la maison ne fait pas un rendu excellent : je vais devoir resolliciter, et qui sait si le même artisan n'espérera pas une rallonge ? En ce cas, dans cinq ans environ, je m'arrangerais pour m'en charger moi-même.
Chez l'homme-pratique, l'expérience de la contemporanéité consiste à se défausser par degrés du recours aux professionnels devenus systématiquement trop faillibles.
Et les exemples sont innombrables : la plupart font un travail déplorable, les rendements intellectuels sont aussi lamentables que les manuels, on n'obtient même plus de réponse d'une administration dans la durée légale (j'ai obtenu l'autorisation officielle de construire mon abri de jardin si longtemps après le délai d'opposition que j'ai dû antidater la date d'achèvement des travaux : c'est que je ne pouvais pas avoir terminé l'installation avant d'avoir reçu la permission de les commencer.) Le bureau est toujours fermé, ou il est occupé, ou l'employé ne sait répondre à votre demande. J'ignore ce que font les jeunes au travail, mais je constate que c'est rarement qu'ils savent vraiment expliquer leursactions l'une après l'autre, sans rougir ni inventer pour se donner bonne conscience : c'est le signe non d'un manque de lexique, mais qu'ils agissent peu. Pour tout projet où l'on a besoin de quelqu'un, il faut connaître le bon personnellement, et lui solliciter une faveur : or, à chaque fois il est assez âgé, il part bientôt à la retraite, il est au point de laisser la « place à des jeunes »...
C'est pourquoi je songe : que deviendront tous ces jeunes qui ne savent rien faire, c'est-à-dire ni rendre service à autrui, ni se pourvoir à eux-mêmes ? Le bon travailleur est rare, et comme l'apanage du bon est de le savoir par comparaison avec ses collègues, il fait payer cher son ouvrage, à des tarifs inaccessibles aux jeunes désœuvrés. Mais les mœurs de la jeunesse gagnent la majorité sociale, et celle-ci ne s'aperçoit toujours pas de sa dépendance, retardant le moment du diagnostic donc de sa remise en question : pour l'instant, puisqu'elle dispose de peu de biens, elle n'a pas grande nécessité à recourir à autrui, et pour le peu qu'elle fait réaliser, elle compte sur ses parents pour lui trouver les relations les meilleures, parce qu'il en reste, mais bientôt... Tout son monde sera démuni, privé de savoir-faire, et c'est irréversiblement qu'elle aura acquis la modalité de son privilège de n'être rien et de ne servir personne. En ce temps, il y aura beaucoup de chômeurs et beaucoup de postes à pourvoir, mais ce seront des postes mal payés parce que les employeurs auront compris que la génération nouvelle ne vaut rien, et ils préfèreront n'avoir personne à employer que d'être entourés de mains malhabiles et d'esprits qui renâclent – ces anciens s'éteindront sans repreneurs compétents. Alors, où trouvera-t-on le bras volontaire pour porter chez soi la pizza encore chaude ? c'est bien un des nombreux métiers que personne ne voudra faire, pas même les oisifs qui s'accommoderont d'une relative misère face à l'idée « intolérable » de subir des contraintes et de manquer aux loisirs qui les accaparent. Le travail ne voudra pas d'eux, au même titre qu'ils ne veulent pas du travail : même au temps d'un chômage faible, l'employeur ne s'encombrera pas du non-travailleur, il ne poursuivra pas, comme à son secours, une main d'œuvre qui le mécontenterait, il n'allègera pas davantage les conditions du travail ni n'augmentera absurdement les salaires, car ce qu'il cherche n'est pas d'occuper une place comme en certains services publics où le peu de résultat se compense par la publicité des présences, ce qu'il cherche c'est un travailleur, car ce qu'il propose, lui, ce n'est pas une place mais un travail : il sera toujours résolu à ce que son activité s'éteigne dignement après lui, ayant fait sa réputation de bon professionnel et ne manquant pas d'argent au point de tout céder et gâter, et il se moquera bien qu'il n'y ait pas ensuite, à l'heure de son existence de retraité, une seule compétence pour le remplacer sur son ancien secteur : cette inquiétude est derrière lui, il a fait son devoir, et le souci ne lui incombe plus d'une société qui, comme allant au suicide, a délibérément décidé de ne plus travailler comme il fit. Il ne s'échinera pas en vain et en symboles, il ne sollicitera ni apprenti ni repreneur, car il fut, solitaire le temps de l'ouvrage, avec son petit renom, autosuffisant financièrement sans compagnie maladroite pour multiplier les problèmes, de sorte que cette jeunesse qui compte encore sur la hausse du nombre des offres d'emploi pour prétendre à plus d'avantages s'illusionne : une machine induit moins de risques : que son être languide et diverti reste chez lui ! Et si peut-être plus personne ne lui livrera ce qu'il suppose indispensable à son existence, le véritable professionnel, lui, n'en a cure, ayant toujours bien assez pour vivre avec ce qu'il livre.
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