Ils n'ont plus rien à dire
Lorsque j'entendis récemment Charles Gave expliquer que le fonctionnement politique chez nous s'épuiserait spontanément parce que nos dirigeants ne savent plus transmettre la saveur d'une légende et susciter ainsi l'adhésion, relevant l'impression de leur utilité, je tombais d'accord avec la partie novatrice de sa sentence, à savoir que le Contemporain s'ennuie fort des discours creux qui ne l'exaltent plus, et se détourne de ce qui ne lui procure ni divertissement ni sensation de grandeur – ni avantage ni admiration. La passion et les jeux, qui se trouvent au cœur des motivations d'« homo festivus » de Muray, ne voient plus d'individus aux ressources assez fines pour créer l'engouement plaisant bardé de visions qui faisaient le sel de la politique de naguère. Les ministres, députés et sénateurs, sont affligeants de médiocrité, s'expriment mal et ignorent comment se rehausser ; ils ont égaré la faculté de seulement sembler, le temps qu'on les entende et voie, supérieurs. En y pensant récemment, je me suis surpris, puisque j'ai cessé d'écouter les allocutions politiques et de suivre les spasmes microscopiques des « réformes », à constater que j'ai depuis des années cessé de vivre dans ce pays comme si un gouvernement le menait, c'est-à-dire que j'ai tout à fait le sentiment désormais – est-ce l'effet d'une désillusion qui vient à tous avec l'âge ou est-ce bien le dégoût général que suscitent nos représentants ? – que personne ne commande, qu'aucune fermeté ne gère quelque chose, que la nation se perpétue uniquement suivant l'inertie d'une longue habitude, que rien issu de l'appareil d'État ne saurait modifier positivement mon existence, et même qu'après tout il n'y a pas d'appareil d'État – je veux dire qu'exister au quotidien sans l'impression d'une présence dirigeante, n'est-ce pas la preuve que la direction est si effacée que c'est comme s'il n'y en avait plus ? Et je me demande si ce sentiment est partagé : ce n'est pas qu'une révolte me saisisse de ce que les politiciens ne font rien – je crois qu'il serait meilleur que je fusse révolté, parce qu'alors mon mépris ne serait pas si écrasant et anéantissant –, mais c'est que pour moi il n'y a plus personne à blâmer, c'est que c'est vide là-haut, c'est que je n'ai même pas la pensée que ces êtres sont coupables de leur manque de volonté, c'est que je ne voudrais pas davantage m'emporter contre eux parce qu'ils faillissent à décider que contre mon chien parce qu'il est incapable de parler. L'irresponsabilité patente de ces stupides pantins en costume et sans idéal, tous tellement « real-politic » c'est-à-dire dépendant des ordres d'un bureau, a aboli la colère de leur gabegie, de leur impéritie et de leur pusillanimité. Qu'on voie même comme les chroniqueurs politiques ne tâchent plus qu'à exacerber artificiellement – sans bien y parvenir – des absences et des mollesses pour pousser au scandale, pour donner de l'énergie et pour réveiller l'agressivité du spectateur ! Mais ces tentatives sont si banales et stéréotypées que, je crois, le peuple n'y prend plus guère ou, disons, plus longtemps : à force de lui traverser l'épiderme avec l'aiguille de pseudo-indignations dont la facticité est assez flagrante, il est insensibilisé à ce théâtre, voyant là avec assez d'évidence encore d'autres marionnettes rémunérées. Tout simplement, je me dis – mais est-ce la réflexion de beaucoup d'autres ? – qu'on voit que les politiciens ne savent pas faire, qu'ils ne sont pas compétents ni instruits, qu'ils n'ont pas lu un livre, qu'ils n'ont pas une idée d'un principe de morale, et que leurs efforts ne consistent qu'à s'adapter sempiternellement à une circonstance dans l'intention de ne pas perdre leur place. On a mis des enfants en situations de pouvoir : comment leur en vouloir de ne pas savoir s'y prendre ni même de ne savoir par où commencer ? Ils sont figés d'inaptitude et de crainte, n'osent rien entreprendre, ignorent tout de l'action et de l'expérience, on les a formés en ingénieurs c'est-à-dire en faux-bons-généralistes et en vrais-mauvais-spécialistes. Or, pour leur malheur et le désenchantement des peuples, cela se perçoit d'évidence à la façon dont ils s'expriment : ils tiennent des propos vagues, répètent lapalissades et proverbes, tous ces fameux « éléments-de-langage » qu'ils s'agissait autrefois de dissimuler pullulent dans chacune de leurs paroles, et ils passent partout pour être sans humanités et sans lettres, c'est-à-dire sans idées ni esprit, promenant leur statut sans susciter le commencement d'une admiration. Vraiment, ils n'intéressent plus – Gave a bien raison là-dessus.
Mais où selon moi il a tort, c'est dans sa conviction que puisque le Contemporain n'est excité par rien de ce que déclarent et font ces fonctionnaires velléitaires de l'anti-initiative, il finira par les désavouer et voudra enfin passer à quelque chose ou quelqu'un d'autre. Or : quoi ? qui ? quelle alternative ? Pourquoi s'insurgera-t-il avec l'intention de se divertir plus en faveur de ce qui n'existe pas encore ? Ne prend-il pas déjà, ainsi que moi, l'usage de ne pas compter sur un gouvernement, s'en passant comme d'une institution facultative, hors d'usage, et même foncièrement viciée, au même titre que la monarchie britannique mais qui plaît au moins parce qu'elle est décorative ? Certes, le pouvoir le sidère d'ignorance et d'imbécillité, mais ses mœurs n'y réclament aucun substitut, car il ne sait plus qu'il peut exister à l'époque contemporaine des gouvernements dignes – il n'en connaît simplement plus d'exemple. Je crois que désormais il aspire surtout à vivre « sur son île » ou « dans son noyau », sans ordre ni entrave, sans direction ni hiérarchie, seul en un quotidien serein et confortable, loin de toute perspective patriotique et de grandeur, à l'abri de sa routine agréable et de ses écrans accapareurs. J'ignore pourquoi tout à coup il se choquerait de quelque incompétence devenue « intolérable » qui est pourtant bien la même que celle qui l'habite : s'il n'exige pas l'excellence de ses gouvernants, c'est qu'il est lui-même loin d'y prétendre. C'est pourquoi il peut se contenter de perpétuelles assemblées de personnels sans hauteur ni conséquence, cette extinction ne le troublera pas davantage que celle de son propre rôle. Il semble qu'une nation contemporaine ne consiste plus en la recherche de puissance comme autrefois : le confort du particulier suffit. Ce sont les historiens classiques qui croient que la révolution succède nécessairement au changement de paradigme des peuples, mais c'est à condition que ce paradigme ne penche pas juste vers davantage de laisser-aller. Or, où voit-on une force, disons une volonté ou une valeur, s'élever résolument et fièrement d'une entité collective ? Les gens sont tels qu'ils sont, et ils n'ont pas de honte : la politique d'ailleurs risque toujours de les humilier un peu, pourquoi veut-on qu'ils changent ? C'est sans doute voir le monde selon une mentalité passée, celle des Boomers qui gardaient l'espoir de résolutions dures à assumer et d'œuvres hardies à accomplir, même s'ils ne les figuraient que de manière collective et non personnelle – leur « histoire nationale » était tout de théorie grandiloquente et d'idéal où leurs actions n'entraient point –, mais ils n'ont pas compris que le Contemporain jeune a perdu le désir et le soin des réflexions et des actes. Pourquoi courrait-il après les forts individus, après les institutions directives et après les visions contraignantes ? il les rejetterait plutôt, et refuserait qu'on les lui imposât. Il est tranquille ainsi, se sent assez heureux dans sa douceâtre béatitude sans obligation : il n'a nullement à rivaliser ni à égaler, il n'a même pas à se sentir concerné, c'est en toute bonne conscience qu'il manque à s'intéresser à la politique et peut vaquer à ses occupations inconsistantes. C'est un être évanescent que la politique conforte : comme un gouvernant, rien ne l'atteint, il mène aveugle son petit rouage stylé, il lui suffit de ne plus vouloir, de feindre des décisions en mots ineptes, d'affecter d'avoir « fait des choses », et il ne souhaite rien tant, pour son innocente quiétude, que disparaître.
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