Illusion du raisonnable
Je le sais bien, ô mon correspondant, mon ami, mon confident, mon intime, que tout ce que je te dis, d'ici ou près de toi, et qui suscite ton approbation, que toutes pensées raisonnables qu'on partage, que tout ce qui dans mes mots excite et galvanise ton esprit, que tout ce par quoi nous semblons de même race et qui te valorise en une croyance fiable d'une union de nos distances –, je sais que ceci t'est retournable au moindre soupçon de danger, au moindre risque de ton intégrité, au moindre engagement conséquent, et que sans scrupule tu deviendrais injuste et acharné, que tu formerais des sophismes et des relativisations auxquels tu croirais pour ne pas agir ou pour obéir, que tu balaierais d'un mouvement de passion et de crainte tout vestige de ton esprit éthique aussitôt qu'il te serait avantageux d'abjurer tes principes. Les exceptions si acceptées et intégrées de l'homme « bien » procèdent même justement de sa sensation d'unité indépendante et imperméable : l'usage de se comporter par alternance avec une certaine hauteur lui fait croire en la permanence de son irréprochabilité, et c'est sur l'idée que tu fus longtemps sage que tu te permettrais, ô lecteur, une anomalie particulièrement retorse, et qu'au sein de tes règles policées tu laisserais passer une aberration rustre, et qu'à force de retenues circonscrites tu te considèrerais un être-de-vertu et t'abandonnerais provisoirement au mesquin et à l'abject, parce que tu rabattrais toujours ton inconduite extraordinaire au rang de tes cohérences passées, l'expliquant par des circonstances antérieures où elle s'assimilerait certainement, comme si elle était logique malgré tout et comme s'il était impossible, après avoir prouvé tant de philosophie et de spiritualité, de se tromper avec démesure. Celui qui fait profession de rationalité noble, à ce que j'ai constaté, est toujours qui s'entête le plus, acharné d'erreur, opiniâtré de mauvaiseté, car il ne sait récuser le sentiment acquis de ses honnêteté et flegme majoritaires, et comme pour lui son argument fallacieux se situe au sein d'un système ordonné et auquel il n'imagine pas de fondamentale altération, il estime qu'il ne peut pas déroger et ainsi que la bizarrerie qu'il réalise intègre nécessairement le processus de la raison, y compris d'une façon qui ne se devine point et qui, après coup, doit toujours trouver son explication – le bénéfice-du-doute d'une déraison se fait alors au profit de la longue rationalité précédente. On voit ainsi tant d'esprits « détachés » dont la nervosité ou la fureur soudaine rencontre en eux, et régulièrement, une justification liée au caractère rare de leur éclat passionné ou stupide, qu'ils excusent par leur habituelle tenue : le mal n'est alors, pour eux, que l'extension ou la conséquence d'être trop raisonnable, et il ne s'agit pour un moment que de ne pas avoir encore compris sa rationalité qui reste une donnée indéfectible de l'estime-de-soi, car il faut que même sa déraison soit encore l'expression de sa rationalité considérée essentielle et « paradoxale ». Tous ces savants et sages ne font alors que chercher en quoi leur folie provisoire est en fait un témoignage de longue sapience.
C'est pourquoi, tant que nous badinons, toi et moi, tant que c'est un jeu inutile, tant que tu transcris mes mots de tes yeux à ton cerveau en lisant, tant que tout te rentre en l'esprit avec cette liberté absolue de prise ou de rejet, tout est anodin entre nous, tout est mondain, tout est admissible, tel un débat entre métaphysiciens sur des concepts qui n'enfreignent ni n'atteignent en rien tes rapports du monde, et nous communiquons en belles et concordantes théories, à la seule ressource de l'abstraction dont tu es apte, loin de dispute, discutant, entraînant des paroles, jouant à manipuler des idées, et l'univers que je décris te fait un exercice de représentations et d'associations « intéressant » ; mais notre différence profonde, c'est que les mots sont pour moi la transcription exacte de réalités et de faits, et que je ne plaisante pas, et j'y suis puissamment attaché, ces vérités ne me sont point badineries ou savantasseries, et je puis, moi, miser mon image et ma carrière sur chacune de mes propositions en pratique – c'est ce qui m'arrive au moment-même où j'écris. Tout cet édifice verbal, brillant et qui te plaît par sa structure élégante et son souci patient, te ferait, dans un moment concret d'urgence, un sentiment de dérisoire et de vanité, l'impression d'une sorte de grammaire élégante échafaudée sans véritable besoin, et tu t'emporterais contre ce que t'impose la vie et qui ne ressemble pas, dans la dualité confortable de ta mentalité, à ce que tu plébiscitais en lisant, à l'échafaudage d'argile qui n'a en réalité rien à imposer, qui est sans priorité, rien qu'un passe-temps et qu'un à-côté : le temps des phrases, dans une situation d'urgence, te serait passé, tu redeviendrais la créature ordinaire qui se croit légitime aux incivilités et aux trahisons, sous couvert de normalité et d'obligations, puisque le livre t'est un luxe et la réflexion une contingence. Je les connais en ce moment même les faux calmes qui deviennent des brutes obtuses, qui obéissent aux ordres iniques et renient tous leurs serments par fidélité d'emploi, qui se fondent en hypocrisie et harcèlement après la bonhomie et même simultanément. C'est où ma littérature est superflue : j'en ai conscience, je ne révèle à autrui rien non plus que ce qu'on veut voir, et je ne modèle pas un individu, je ne suis pas un formateur, je divertis aussi, à la manière dont on boit une tasse de thé en levant bourgeoisement le doigt, tout ce qui entre en toi par l'œil n'est pas digéré, c'est encore ta presse, ton magazine ou ta télévision. Je suis seul en l'entretien de l'esprit, et ne dois point croire en mon influence : tu n'as surtout pas besoin de foi radieuse en la vérité, tu n'es là que sous un abat-jour confortable avec quelques minutes à perdre, distrait ou illusoirement impliqué. Tu me lis et m'apprécies, eh bien ? retourne à l'existence banale, aussitôt tu te convertis au régime mental de la vie correcte, et tu cesses d'avoir l'esprit haut, comme le souvenir d'une autre vie distincte et disparate qui s'est écoulée avant toi en-dehors de la tienne – ce n'était que le monde du livre, cela ! Le rôle est terminé, te voici le rigide golem qui revient, parce que tu marches avec les pieds et non avec la tête : tout disparaît et s'efface de l'idée dans ton action la plus aisée et qui te rassure le mieux. Je parle de se comporter, et, tout en y souscrivant, tu n'es qu'usage et inertie. Ainsi, mes articles ne servent que pour moi, c'est pourquoi, même quand tu les lis, il demeure qu'ils ne sont pas lus et que je n'ai pas compté un lecteur de plus.
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