Hypothèse sur l'importance de la crainte dans la faculté d'entreprendre

Toute entreprise véritable, considérée comme telle par le sujet, contient intrinsèquement un péril, situé au moins en l'appréhension de l'échec. Un projet d'action ferme et osée, anticipé pour conséquent, suppose un principe d'incertitude, effet de suspense, sentiment d'étreinte, lié à la double représentation d'insuccès et de réussite, de sorte qu'on peut déduire la réciproque suivante : agir sans peur, c'est ne pas élever son action à la dimension supérieure de l'acte, c'est rester anodin. Tout ce qu'on fait sans crainte est sans importance, ce qui se vérifie, je crois, par l'histoire humaine, dont l'examen découvre que chaque réalisation considérable procéda d'un risque ressenti, d'une épreuve intérieure, d'une inquiétude ou d'une angoisse. Si je réfléchis de manière introspective et rétrospective, je ne vois pas un seul de mes actes, pas une chose que j'ai vraiment pu faire, où une crainte ne m'ait pas saisi : je n'admets parmi les entreprises sûres et sereines que des actions quotidiennes et banales, rien que des variations d'habitudes, sans guère d'influence et sans grandeur.

Et je m'interroge même si la motivation même d'un acte ne réside pas dans la crainte, car quel plaisir trouve-t-on à une action dont la réalisation ne provoque aucun soulagement ? En tout acte se trouve un espoir contrariable, imagination d'un travers, possibilité d'inattendu, perspective d'un doute et d'un empêchement, et c'est le défaut-même de cet obstacle ou son dépassement qui constitue la satisfaction du triomphe. Mais est-on fier d'avoir dressé le couvert ou cuit la pintade ? Non, parce qu'on n'en fut pas stressé, parce que nulle appréhension ne s'est emparée de soi au moment du déroulement de l'action, par conséquent celle-ci n'a pas la force des actes et n'en est point. Il n'est donc pas absurde ni abstrait de concevoir que la force d'un acte humain se concentre dans la récompense d'une libération de la peur, qui, pour résolution prévue, pour solution souhaitée à l'acte, a, au fond, incité à sa perpétration : on n'agit peut-être avec audace et force qu'en les domaines où d'abord on redoute de réussir. C'est où je demande : sans le désir de la difficulté angoissante, aurions-nous entrepris quelque chose ? Il m'appert que la condition essentielle de volonté d'un acte est probablement l'envie de la crainte, en sorte que la stimulation et le moteur de tout ce qu'il y a d'important parmi les faits humains sont le souci même de ne pas parvenir.

Ceci posé, considérons une société qui, par installation et extension de confort, voudrait résolument faire disparaître la peur et instituer cette peur pour immorale, la chasser pour mal foncier, intolérable et monstrueux : pourrait-on y envisager une création d'ampleur ? Mais d'où naîtrait le désir d'être conséquent fors l'excitation initiale étroitement associée à l'anticipation du pire ? Quand la crainte serait définitivement vaincue, ne risquerait-on pas de voir s'installer des mœurs de fonctionnaires, indolents et paisibles, sans invention ni ambition, sans rien pour constituer le ferment d'une véritable volonté d'entreprendre ? Selon quel goût, quel stimulant et quelle initiative s'y produirait un acte ? Le jour où la peur deviendra systématiquement un mal, n'éteindrait-on pas le souffle premier du travail novateur, de l'essai d'une démonstration de talent, de toute perspective de génie ? Imaginer une société où chacun fasse ses activités en toute confiance sans la moindre sensation d'un risque, en ce paradigme, quel intérêt ressentirait-on à commettre ?

On cherche le péril, c'est pourquoi on agit avec puissance : la crainte est la cause – non seulement la conséquence – des œuvres hardies : on n'a pas peur parce qu'on risque de ne pas terminer, mais on a commencé à agir grâce à la peur qui galvanise et fait sentir l'importance du projet même – il faut interroger des grands hommes pour leur faire avouer ce motif à tous leurs actes de grandeur. Retirez l'inquiétude à l'homme, il lui reste la quiétude qui éloigne des efforts et ne le convie qu'à la perpétuation de ses routines et facilités. L'intensité cruciale d'un acte s'entrevoit dès son origine : si on apprend tôt à fuir l'appréhension du danger, on perd toute passion par laquelle on se confronte au danger ; or, m'a-t-on bien entendu ? le danger dont je parle ici, c'est l'acte lui-même.

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