Faculté du peintre

Les véritables artistes picturaux et figuratifs, ceux qui savent inventer leurs motifs – je tiens en moindre estime ceux qui se servent de modèles et ont besoin de se situer au milieu du paysage qu'ils dessinent comme pour le décalquer (il n'y a aucune raison pour ceux-ci d'avoir échappé à la concurrence de la photographie et d'en avoir triomphé : c'est même souvent qu'ils s'en servent pour éviter d'aller sur place ou d'exiger des poses) –, disposent d'une faculté qui me fait défaut, qui me fascine assez, qui me paraît un talent extraordinaire, que j'envie ainsi qu'un sens supplémentaire et dont j'ignore si elle fut une fois bien analysée et comprise : ils peuvent, selon ce que je suppose en logique, figurer et fixer en pensée une image durable et précise. Si je ne m'abuse et si c'est ainsi qu'ils procèdent, c'est à partir de cette représentation mentale que le peintre « recopie » ce que ses mains et ses outils n'ont plus qu'à exécuter : c'est presque le tracé d'un contour d'une image tellement elle est vive en son esprit, motifs, couleurs, ombrages, contrastes... L'artiste parvient à paralyser cette pensée, à la modifier au besoin, à y déterminer et ajouter des effets, et le résultat de sa cogitation imaginaire lui demeure, à chaque étape, assez stable en sa mémoire pour qu'il la retravaille rien qu'en la visualisant ; et c'est ainsi que l'abstraction prend la tangibilité d'une photographie interne : ses ustensiles serviront, ainsi que la lumière sur la plaque photosensible, à imprimer cette image sur le papier ou sur la toile.

Or, si j'essaie, moi, d'imaginer un être ou une chose, un motif en général, et par exemple un lion – j'ai en tête deux impressionnantes têtes de lion griffonnées par Géricault – je perçois bien en pensée des sensations de savane, je conçois une chaleur dure et un soupçon d'odeur de végétation brûlée et de terre sèche, je devine subliminalement presque sans l'élire – le processus étant automatique et inconscient – une partie du tableau, gueule ouverte avec crocs prognathes et crinière fauve, beige, terne, camouflée presque contre le fond jaunâtre de sol recuit, je « vois » la mine de puissance lasse, la manière impérieuse d'être couché sans crainte et avec quelque insolente et ridicule confiance, si je fais un effort je me représente jusqu'à la posture d'attaque de l'animal, pattes fort tendues et écartées au-devant vers la proie et griffes acérées déployées comme des surins, et si j'affine encore je distingue l'œil inhumain et d'inexorabilité parfaite, presque fou, vaguement écarquillé et strabique m'évoquant le regard des déments –, mais au moment même où je veux me servir de ces repères, je m'aperçois qu'ils ne sont pas des repères, qu'ils sont évanescents comme les rêves dont on ne se rappelle qu'une atmosphère générale ou qu'un sentiment prégnant, et les contours et les détails me manquent, ou disparaissent aussitôt, ou se modifient sans cesse, de sorte qu'il m'est non seulement impossible de percevoir au juste l'image, mais impossible de la transformer selon ma volonté, et impossible conséquemment de la reproduire dans la réalité d'un support. Je ne parviens pas à l'arrêter ; fugitive, elle échappe aux contentions et se dérobe ; je ne puis la retenir de suivre les aléas de mon cerveau extrapolatif qui aspire à à de nouvelles actions, et, si on lit bien, rien que dans ma description précédente, on trouvera déjà que ce n'est pas un lion mais plusieurs que je figure – l'un assis et l'autre en chasse –, de sorte que mon exemple prouve la versatilité de mes visions (il faut alors considérer que chacune de ces visions dans mon esprit se superpose et oblitère la précédente, en gênant la netteté comme deux négatifs qui se sont confondus et surimprimés sur la pellicule). Et ainsi, le temps de prendre des instruments pour le matérialiser, mon lion s'est effacé, volatilisé ou mué par membres entiers, comme en partie évanoui dans son décor, ou il fait déjà autre chose que ce que je lui avais déterminé qui altère sa pose initiale que je ne contrôle plus, ou je m'aperçois en le voulant tracer qu'en dépit d'une première sensation de réalité mon image n'est qu'une impression de lion, une aura de lion, vague, indistincte et floue, qu'en fait je ne la discerne pas, que je ne puis y superposer un crayon. Si l'on me donne une photographie d'un lion, je suis bon recopieur, mon geste est convenable et mes proportions justes, même avec un stylo bille j'en fais avec méthode un lion ressemblant, mais qu'on me demande de le tracer à partir d'une idée personnelle, intérieure, immatérielle, je 'ai aucune chance d'atteindre à un résultat évoquant un lion, ou même un félin, ou même un animal en particulier, sauf si je grossis exagérément les traits à seule fin qu'on le reconnaisse – mais ce sera alors un schéma de lion et non sa figuration réaliste.

Je me suis parfois interrogé si la capacité à visualiser longtemps et avec exactitude peut s'acquérir ou bien si elle relève d'une certaine conformation du cerveau : je suis toujours ébahi quand je réclame à quelqu'un d'improviser le dessin réaliste d'un cheval et qu'il y réussit avec proportions et précisions ; je veux dire que j'entends bien que, pour beaucoup, l'écriture de mes articles ou de mes poèmes constitue une gageure inaccessible, et j'accepte au même titre d'être, en-dehors de certaines techniques reproductibles, congénitalement inapte à représenter un lion de mémoire ou d'imagination – je ne fais d'ailleurs pas de distinction entre souvenir et création, il me semble que c'est bien la même chose en ce que le lion imaginaire s'imprime à la mémoire de l'artiste avec la vigueur d'un lion vrai issu de l'expérience. Il y a dans cette conscience une disposition mentale qui m'échappe et dont je ne saurais même où chercher l'entraînement ; c'est peut-être un effort qui s'exerce, mais par où commencer ? Je n'ai pas même, je crois, quand je dispose mon crayon sur la feuille, le souvenir d'un contour par lequel débuter, ni une patte de lion, ni un moindre dos, et, si j'en ai, la vision se transforme presque aussitôt que je commence à la reproduire : alors je suis obligé de suivre des « procédures » de lion plutôt que de me fier à une image unique d'un lion, et mon dessin tourne au schéma. Ce défaut chez moi tient-il d'une faculté ou d'une volonté ? J'admets qu'il m'est difficile et pénible de me souvenir du monde avec exactitude, parce que peu me semble valoir qu'on se le rappelle, parce que presque tout au monde me paraît fade et cliché, parce que ce m'est une générosité générale d'oublier notamment ce qui se rapporte au Contemporain : mon esprit croit aller au principal en se concentrant sur des vérités éclatantes et nouvelles, sur tout ce qui m'impressionne, sur ce qui m'est éloquent et m'édifie, notamment sur une essence, c'est pourquoi j'oublie la forme extérieure, relativement banale et anodine, d'un lion, sauf si j'ai à m'en servir, sauf si cet aspect indique à ma curiosité une innovation singulière, sauf si cette réalité révèle une chose qui m'intéresse sur le lion. Ce que je conserve en tête, en somme et automatiquement, est toujours une sélection d'attributs que j'estime notables et notamment idiosyncratiques, établissant un rapport d'intimité entre moi et le phénomène : alors, je le retiens en particulier sans garder trace d'éléments objectivement plus importants qui l'entourent. Voilà pourquoi, pour illustrer mon propos, n'étant absolument pas physionomiste, je me remémore néanmoins assez aisément, dès que j'ai parlé à quelqu'un, où je l'ai vu et par quel signe distinctif je me le rappelle, autrement dit par quel atteinte positive ou négative il a touché mon intérêt, ce qui m'est en général impossible sur une observation à distance. Mais en l'occurrence, je ne prétends pas à l'unicité : c'est ainsi, j'imagine, que l'esprit humain procède : il a besoin de se dégager de ce qu'il juge ne lui être pas utile, de ce qu'il croit n'entretenir avec lui qu'un rapport adventice ou superfétatoire, c'est-à-dire d'un vaste fatras de données qui, autrement, l'encombreraient jusqu'à saturation des ressources mentales, alors il réalise des choix dans ce qu'il retient du monde, fonde sa sélection selon des critères plus ou moins restreints et logiquement égoïstes, et rejette la plupart des témoignages des sens dans un nécessaire oubli. Il doit certes exister maints trucs, mais superficiels, pour dessiner à partir de croquis, comme ces cercles qu'on trace pour déterminer le placement et les dimensions du corps et de la tête d'un personnage : palliatifs à la création, techniques, par-cœur, ce n'est pas ce dont il s'agit ici, mais bien d'apprendre à restituer ce qu'on n'a pas véritablement désiré se rappeler au moment où on l'a vu, ou plutôt l'inutile, ainsi que ce qu'on crée.

Néanmoins, j'ai quelquefois à des heures tardives où mes yeux sont fermés et l'esprit comme inondé d'activité électrique et compulsive, des images qui me viennent, surprenantes, persistantes, si précises que je sens que mes doigts, si j'avais à cet instant une toile et un pinceau et le désir d'en user, pourraient, même sans rien voir, surtout sans regarder quoi que ce soit qui pourrait me détourner de la vision, par la manière dont ils se meuvent dans l'air, en reproduire les formes. Ces images enfin restent, sans beaucoup que ma volonté les façonne ; il m'est alors loisible de les immobiliser, de les dévisager contre le fond noir, parsemé d'éblouissements, de mes paupières closes, et je pressens que je rencontre là les facultés de l'artiste, à ces rares heures d'altérité, mais j'ignore pourquoi et quelles causes ont suscité la faculté qui va bientôt s'éteindre – dix minutes d'hallucination concentrée, peut-être davantage, s'écoulent ainsi, et le sommeil vient.

J'aurais tant le désir de certains portraits, de remonter à la veille et à la réalité des images enfermées en moi, si recluses que je ne sais plus les revoir, qu'elles s'éteignent en gâchis... La photographie a beaucoup épuisé l'esprit et l'art, on en a fait un support pour tout, plus personne n'imagine, plus personne ne crée, on emprisonne seulement l'existant... D'aucuns prétendront qu'en matière de création je ne suis pourtant pas impotent, et que mes récits pour le moins font traverser des fictions enfouies les bornes de la conscience ; or, ce dont je suis capable à l'écrit, ma seule capacité, c'est, par touches successives, progressives et douloureuses, sans apparition, illumination, ni inspiration, d'échafauder une vision construite, logique, élaborée par ajouts de fragments, une volonté exprimée, non un spectre imposé soudain à moi mais une structure bâtie méticuleusement, sous le prisme maîtrisé, lentement retouché, de la vraisemblance. J'aimerais parfois que jaillît au contraire, à volonté, comme au seuil blanc de ces nuits, par exemple une femme étrange et lascive, en une visualisation si incontestable, quoique émanée seulement de moi, que mon désir pourrait s'installer et que sa persistance permettrait de m'en éprendre – une fixité comme celle d'un témoignage direct ou d'un exact souvenir, comme une extériorité ou une réminiscence. Or, je n'ai pour tout « génie » que des efforts de compositions, un dur labeur qui ne me vient qu'à force d'appesantissements ; presque toutes mes révélations ne se font qu'à force de retranscrire pesamment des atmosphères et des humeurs, mais je ne bénéficie guère de visions spontanées, à peu près rien n'émerge en moi d'une profondeur saisissante, tout est une invocation de mes propres matières. Je sais bien en cela que je ne suis pas l'Artiste, je sais bien qu'il me manque un talent, que je ne « vaux » pas ce que serait, avec ma patience fastidieuse, un moindre Inspiré. Et ce m'est peut-être plus pénible encore, me sachant cette déficience, de constater qu'au sein de mon époque je demeure malgré tout l'un des meilleurs ; car je n'ai pas ce don : que serait-ce si, avec mon application et ma persévérance, quelqu'un d'autre l'avait ? Il n'y a donc personne apparemment qui dispose de cette prépotence, personne qui soit, comme moi, rien qu'un demi-Artiste.

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