Extrémité de la science

Je m'interroge si le dévoiement de la science – extrémité par laquelle, faute de principes solides, elle se dégrade et tombe graduellement en décadence – ne consiste pas, après avoir tant développé de moyens complexes pour démontrer le vrai, d'utiliser des moyens aussi complexes pour avérer le faux. La méthode argutieuse, le calcul abscons, les procédés analogiques indirects et spécieux, faute d'élémentaire et profond souci de vérification et d'intérêt de conséquences, faute de soin notable et essentiel, paradigmatique et moral, si l'on préfère, pour l'établissement prioritaire de la vérité au détriment d'une situation personnelle – les scientifiques ne tenant qu'à leur domaine restreint, à leur susceptibilité et à leur carrière, et se souciant peu, en général, de méticulosité dès lors qu'ils peuvent arguer avoir « découvert quelque chose » –, l'emportent sur le recul d'une raison sceptique et générale, sur une véritable et franche scientificité, et veulent même imposer au réel. Autrement dit, on ne cherche pas tant à savoir si un résultat est vrai ni à le présenter rigoureusement avec ses limites, probabilités et incertitudes, qu'à publier combien il est juste (et peut-être à défaut d'être vrai) et à vanter la force intrinsèque de son élaboration, de manière à attirer l'attention sur une conclusion qui, certes, ne peut être entendue et appliquée sans trouble né de la nette impression d'anomalie, que l'analyse rend douteuse au connaisseur, mais dont l'assemblage captieux ne constitue pas moins une construction d'une remarquablefausseté. En somme, la science semble au point où (mais c'est peut-être que je n'ai accès qu'à la « science populaire » c'est-à-dire qu'à une vulgarisation inférieure à son niveau de dignité moyen, quoique les études sur des sujets aussi étudiés que le Covid ou le réchauffement global ne donnent presque jamais une impression de conscience scrupuleuse et de fiabilité), par ses appareillages statistiques, par ses outils formels, par sa parure historique ostensible, en ne tenant compte que des paramètres arrangeant ses thèses et en niant plutôt qu'en examinant l'existence d'observations opposées, elle peut tout affirmer et réfuter, sans inquiétude et sûre de sa force, hégémonique et aveugle, mécanique et sans esprit, et, d'une manière qui paraît paradoxale, sans foncière malhonnêteté ni mensonge patent : car les chiffres qu'elle compile et manipule existent bel et bien et sont réunis avec une réfutabilité de bon aloi, ils sont sélectionnés sans être falsifiés et leurs admissions successives conduisent logiquement aux déductions indiquées au rapport, leurs auteurs ont réalisé des dépenses nécessaires et ils n'ont rien délibérément travesti.

Cependant, malgré tout cet échafaudage, l'équation entière est erronée et aberrante, et ses aboutissements sont stupides et ridicules, ce qu'un seul savant apte au recul – il en reste très peu – remarque presque d'emblée.

Et il le constate avec effarement parce qu'il ne croyait pas que des confrères pussent se montrer à ce point puériles et fallacieux.

En se fondant excessivement de technique, la science a confiné à une théorie qui s'est surtout perfectionnée dans l'art d'obtenir, par truchements et par combinaisons insensiblement partiaux, des démonstrations sur commande, mais le montage controuvé qui en résulte ne relève pas tant de la malversation que de l'effet placebo, de façon à obtenir justement les faits qu'elle souhaite pour en tirer les injonctions ravivant son influence et donc son pouvoir. Notre époque est au stade où il suffit d'avoir le désir latent de démontrer une réalité opportune pour que des myriades de scientifiques spécialisés venus des plus hautes écoles et des meilleures formations la prouvent incontestablement, même si c'est en opposition flagrante avec d'autres experts aussi diplômés et expérimentés qui ont indéniablement établi l'inverse. Plus curieux encore, ces gens n'ont apparemment les uns sur les autres pas un point de contact, pas un moyen de controverse, aucun instrument de réfutation ni champ commun, et ils refusent de se parler, se contentant de s'ignorer ou de se mépriser superbement, comme rechignant à consulter et examiner les travaux adverses. Un enfantillage fat et égocentrique pousse à user plutôt de moqueries que de contre-arguments, et il suffit de se savoir raison, la conscience sauve, pour que la « conviction » parle pour soi sans qu'on se sente le besoin d'une synthèse et d'un dépassement.

La science s'est retirée des scientifiques-même quand la mentalité contemporaine les a fait chasser de leur esprit le désir de controverse en l'insinuant comme immoral.

Les savants se rangent désormais en cela parmi les foules d'amateurs qu'ils cherchent à persuader, leur souci devient non de découvrir le vrai mais d'imposer leurs fruits, ils sont de tel parti qui n'a pas à se justifier, qui n'a même pas cure de ses erreurs quand on les lui signale, qui se défausse de responsabilité au cas où on n'écouterait pas ses préconisations. À ce rythme, la société, qui ne sait ni ne veut démêler ou opposer des raisons, importunée d'avance de comparer et vérifier des statistiques, estime de loin – les politiques surtout, qui n'y comprennent goutte – que les alarmistes ont prééminence sur les autres, parce qu'elle croit que dans le doute il vaut mieux se préparer au pire pour n'être pas taxé d'inaction en cas de crise. Or, tout ceci, sans une ferme méthodologie critique ni sans profond esprit de vérité supposant des réfutations dures et des opprobres brutales, notamment des ruptures de confiance et des réputations écroulées, n'est pas de la science mais l'équivalent de ce qu'on fit à toute époque de l'histoire européenne dont on aime à rire avec condescendance en la croyant rejetée à jamais aux temps d'obscurantisme et de superstition heureusement « traversés » et « supplantés » : du sophisme couvert par de la morale. On réalise ainsi comme aux périodes de fausse science exactement toutes les « vérités » qu'on veut, étayées de faits qu'on prétend observer, compter et mesurer, et l'on extrapole là-dessus avec un extrême sérieux qui confine à l'absurde et dont le recul le plus élémentaire admet l'impossibilité.

Or, la distinction contemporaine, c'est qu'on finit par démontrer même ce qui n'est pas par les moyens de la science, notamment par son langage, en utilisant non plus seulement des raisonnements spécieux mais des études et des calculs, certes biaisés parce qu'on en a égaré les principes, qui ne valaient que pour leur impersonnelle véracité, au profit d'un utilitarisme selon lequel tout investissement financier, tout dépense scientifique, doit se rentabiliser en publication positive, comme si chaque expérimentation devait être couronnée de succès et n'avouer jamais son échec. Voilà comme je montre que le sophisme scientifique, qu'on préfère encore concevoir comme malintention pour se rassurer de n'en pas commettre, est rarement un machiavélisme, mais simplement la « fraude pieuse », fameuse et « innocente » dont chacun use pour arriver aux fins qu'on estime les plus bénéfiques et aux réformes qu'on pense les plus souhaitables.

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