Essor de la littérature par l'autopublication à la demande
On n'imagine pas encore l'évolution à venir de la littérature grâce à l'autopublication à la demande. C'est pourtant en cours mais insensiblement, par degrés d'altération, visible surtout en progression annuelle de part de marché. La vente de livres repose en effet beaucoup sur des habitudes de consommation : aller en librairie donc choisir parmi de grandes maisons d'édition – les librairies « indépendantes » ne proposant guère autre chose – reste un usage conditionné et constitue une irrésistible inertie. Cependant, les prix augmentent peu à peu et la qualité reste piètre. Or, le lecteur contemporain se moque de la qualité et se soucie du prix. Il se plaint assez régulièrement que le livre est cher, il ne se plaint presque jamais que le livre est nul. Il a perdu toute aptitude à critiquer un livre au-delà d'une dépense : « en vouloir pour son argent » revient à estimer que le livre doit coûter peu puisque sa teneur vaut peu. C'est le gouffre que ce siècle a atteint : comme nul ne vérifie la littérarité, chacun tient à payer un prix modique relatif à un simple divertissement.
Alors on finira inévitablement par trouver qu'un livre acheté sur Internet n'est pas moins bon que celui issu d'un grand éditeur en librairie, et c'est déjà le cas si l'on examine un peu : on ne cherche pas les bons livres, on cherche les livres conformes répondant à un certain horizon d'attente et correspondant à une situation de lecture, plage ou coin du feu. Des plateformes, non sans succès, proposent déjà des prestations de quantités de lectures à la demande thématique du client ; quant à l'autoédition, elle est devenue très accessible pour l'auteur et compense les refus d'éditeurs. Or, on trouvera que le livre indépendant est moins cher, car nul éditeur n'y soustrait 25%, nul libraire n'y prend 30%, la diffusion est environ gratuite, et même si l'impression est logiquement plus coûteuse puisqu'elle se fait à l'unité, l'avantage d'imprimer à la commande, donc sans stock, permet de ne rien avancer – d'ailleurs, le coût d'impression diminue à mesure que les machines de presses sont mieux sollicitées. Je me souviens qu'en achetant un 80-pages de Clark Smith aux (petites) éditions « La Clé d'argent » – c'était Nostalgie de l'inconnu –, je payais 12 euros, sans ayant-droit de l'auteur, défunt depuis longtemps. Je vends sur Amazon un même 80-pages pour 8,50 euros, et j'en garde 3 pour droits d'auteur. La différence – on ne s'en aperçoit pas – est énorme.
Comme je l'ai souvent écrit, les éditeurs ne font pas de sélection pertinente parmi les manuscrits qu'ils reçoivent : ils publient ce que leurs amis leur proposent, et ignorent ce qu'ils n'ont pas commandé. Depuis plus d'un siècle qu'ils perdurent malgré les révélations de Balzac et autres auteurs-esclaves, ils se savent à l'abri du reproche de cette pratique : plus personne ne la remarque, et quant à ceux qui le font encore, il suffit de les faire passer pour des rancuniers, des sans-talent aigris par les refus et s'en prenant à ceux qui les ont trop justement rejetés. Mais n'importe quel lecteur-qui-juge constate que l'inconstance de la qualité est la règle des éditeurs : cherchez un point commun entre deux Gallimard, deux Grasset ou deux Flammarion pris au hasard, en somme entre deux Gaflam-du-livre : il n'y en a pas. Vous passez tout au mieux d'une banalité acceptable à une médiocrité infâme. La notion de « ligne littéraire » est passablement galvaudée et artificielle : leur ligne est de vendre beaucoup et de publier tout ce qui a une bonne chance de faire du profit, sauf les publications subventionnées qui n'ont pas besoin d'objectifs financiers et ne servent que la réputation de désintéressement. Et la qualité est aujourd'hui fort extérieure à la notion de succès, autrement dit le best-seller est rarement un gage de grandeur artistique. C'est même presque toujours le contraire : il n'élève pas, il racole. Ainsi, tout ce par quoi on s'efforce à réaliser des succès populaires confirme la quête du livre mauvais, la passion pour le vulgaire, la poursuite de l'amateurisme dénué d'art : les grands éditeurs ne sont que des spécialistes en ça.
Or, sans une sélection éditoriale sur des critères de qualité, que reste-t-il ? Le prix. Les lecteurs roulent encore sur la coutume d'acheter leurs livres dans un magasin parce que c'est la coutume qu'ils ont acquise étant jeune, parce qu'ils n'imaginent pas autre chose, en prétendant qu'ils ont besoin de palper le livre qu'ils vont acquérir, qu'ils ont ce rapport sensuel au choix sur l'étal, mais c'est faux, de la vantardise sur catalogues de clichés, du prétexte récité pour se sentir eux-mêmes des êtres-de-culture : ils font juste ce dont ils sont habitués, comme tous, et ils y trouvent des motifs notamment moraux pour se croire bien agir. Toute révolution culturelle est progressive : on se débarrasse toujours lentement des anciennes routines quand elles sont inutiles et pesantes, d'une génération à l'autre – la plupart des jeunes d'à présent se contentent très bien de meubles Ikéa et ne soucient point de déserter les artisans menuisiers-ébénistes. Et je soupçonne les éditeurs d'augurer ce péril : d'abord, ils tâchent à entretenir la réputation indue du livre qu'il serait éthique d'acheter en librairie ou en centre culturel, c'est évidemment pour eux une manière d'instaurer cet usage et de le perpétuer. Surtout, la pression qu'ils ont fait tout récemment sur un frais-de-port minimum signale leur inquiétude : ils savent bien que si l'envoi ne coûte rien au client, ce « bon lecteur au goût duquel on a tant confiance » se dirigera vers les plateformes de vente en ligne où ne figurent point les éditeurs historiques (ceci dit, c'est encore un mauvais calcul : le site vous indique toujours combien il reste pour atteindre le coût au-delà duquel le portage tombe au minimum – 35 euros –, si bien qu'alors, quand on comptait acheter un seul livre sur tel site en urgence – par exemple pour un cadeau imprévu –, on s'arrange pour en prendre systématiquement plusieurs jusqu'à cette réaliser cette somme, et la différence de livres figure ce qu'on ne commandera plus au libraire). Les éditeurs, dont les accointances avec l'État sont notoires, résisteront autant qu'ils pourront par des manœuvres déloyales pour limiter la concurrence, mais ils succomberont, ne serait-ce que parce qu'à la fin les consommateurs maugréeront contre eux qui les obligent avec si peu de contreparties à payer des livres « cher », et aussi parce qu'il deviendra plus commode d'acheter un livre loin des lois françaises c'est-à-dire à l'étranger où les taxes aux frontières, que l'Europe libérale condamne, resteront difficiles à établir.
Il faut en convenir : nos enfants n'iront plus en librairie. C'est presque déjà un fait, et l'on doit s'y résoudre. Moi-même, quand mon libraire aura fermé ou quand sa boutique aura changé de propriétaire, je n'irai plus – je n'y vais déjà que pour lui être aimable en particulier. En vérité, tout le monde se moque de voir avant les livres qu'il achète, on ne se soucie encore que de pouvoir les toucher, les feuilleter, les écorner et les annoter – le livre-papier perdurera, pas le livre-librairie. Le client, contrairement à ce qu'on prétend, n'a guère besoin de conseil : il n'en a pas besoin pour choisir des vêtements qui tiennent plus de place dans son existence, pourquoi en nécessiterait-il pour un objet qui lui coûte moins de vingt euros et dont il ne se sert que pour un très provisoirement amusement – demande-t-on conseil pour acheter des mouchoirs jetables ? Le vendeur est simplement un plus, mais superflu. D'ailleurs, Internet propose déjà des listes bien dirigées où le consommateur, sur le fondement algorithmé de ce qu'il a acquis, trouvera son bonheur plus efficacement que si un homme, c'est-à-dire un non-robot, lui faisait ses recommandations peut-être insistantes et importunes. Et il faut enfin admettre, malgré toute l'élégance distinguée qu'on sent à affirmer publiquement le contraire, qu'aller en boutique est plus ennuyeux et moins confortable que de rester chez soi : le Contemporain a de plus en plus peur d'autrui, sortir lui devient une épreuve, il veut prendre tout le temps qu'il veut pour faire son choix, pour mettre l'idée de côté, pour se renseigner sur les réseaux aussitôt qu'il voit une référence, il ne veut pas avoir de scrupule à le faire même ridiculement, sans parler de ce que, pour acheter en librairie, il faut souvent y retourner : une visite pour la commande, une autre pour la livraison, tandis que sur Internet le livre se déplace directement dans la boîte aux lettres de l'acheteur. Et je n'ai pas parlé des délais de livraison. Il faut en moyenne dix jours au libraire pour accuser réception du livre dès qu'il a passé l'ordre sur son logiciel – je tiens à démontrer cette assertion par l'expérience : mon libraire passe ses commandes une fois chaque semaine le vendredi soir, et reçoit ses livraisons le jeudi, de sorte que si je lui demande un samedi un livre dont il ne dispose pas, il me faut attendre le vendredi suivant pour seulement que la commande soit passée, puis espérer que la livraison se fasse bel et bien le jeudi d'après, ce qui n'arrive pas toujours, car une commande envoyée le vendredi ne lui parvient que quatre fois sur cinq la semaine d'après – ; or, la plupart des sites de vente en ligne, même pour des livres fabriqués à la demande, vous garantissent la livraison en moins de cinq jours. Peut-on reconnaître que, chez le Contemporain, la patience est limitée et le caprice décuplé ? Il a bien plus de satisfaction à ce que chez lui l'attendent des achats arrivés « providentiellement », que de recevoir le mail d'un commerçant qui, quelle que soit leur sympathie, l'informe qu'il a réceptionné les objets qu'il lui a demandés et espère qu'il se déplace pour les prendre. Je sais bien ce que cette démarche interpersonnelle comportait de social et d'humain, je me contente simplement de constater qu'elle tend à disparaître.
Les grands éditeurs, à moyen terme, sont fichus. Ils sont intrinsèquement incapables de s'adapter à ce système de vente, et leurs livres ne sont pas meilleurs pour deux raisons : d'abord parce qu'ils ont perdu le sens du jugement critique qui, peut-être, avait fait qu'autrefois on les consultait, ensuite et surtout parce que s'ils se mettaient bientôt à ne proposer que des livres de qualité, compte tenu de leur lectorat majoritaire et même du lecteur ordinaire qu'ils ont rôdé à la médiocrité, ils ne vendraient plus. Ils n'ont à se prévaloir ni de la commodité de la transaction, ni de la qualité de la marchandise. On peut supposer aussi que les auteurs eux-mêmes garderont un avantage de prestige à passer par eux, comme c'est toujours le cas : j'en doute fort parce que même un auteur fait des calculs de rentabilité et considère les faits suivants, dont la balance est de plus en plus favorable à l'autoédition en ligne :
Sur Internet, je puis me vendre sans contrainte – de toute façon, même édités, plus de 98% des écrivains français exercent un autre métier, de sorte qu'ils aspirent, en mêlant ces deux activités, à se libérer du joug patronal. Mes textes ne sont pas retouchés, je conserve mon titre, je fabrique ma couverture. Je n'y ai aucun devoir contractuel. Je puis modifier un contenu dès que je le souhaite – un livre autopublié est d'ailleurs facile à faire. Certes, j'ai peu d'espérance de vendre autant d'exemplaires que chez un éditeur, mais pour chaque livre vendu sur Internet, je touche au moins quatre fois plus, de surcroît je suis payé au pire tous les trois mois au lieu d'une fois par an. Sur un site, je puis m'assurer plus facilement du nombre des ventes, et mieux me garantir d'être escroqué par l'éditeur, parce que je puis partiellement tracer les ventes, ne serait-ce qu'en m'achetant tel livre à telle heure, le site m'indiquant les références des achats. Ainsi, si au lieu de trois cents livres je n'en vends que cinquante, cela revient presque au même : au moins suis-je entièrement libre.
D'ailleurs les succès issus d'Internet ne tarderont à se multiplier à mesure que l'acheteur modifiera ses usages. Il doit déjà exister des auteurs autopubliés bien vendus et qui ne font pas l'objet d'une récupération par un éditeur : ces cas donneront de l'espoir et du courage aux jeunes écrivains qui se lancent en autodidactes. On imitera ces succès en ne comptant plus seulement sur les grands éditeurs. On trouvera qu'il existe une alternative, et une alternative non moins prestigieuse. Peut-être même se fera-t-on alors le prétexte qu'il y avait quelque chose de guindé et de snob à « gallimarder ». Nous sommes à l'heure des autoentrepreneurs fiers d'un parcours autonome. J'admets que pour chaque livre que je vends – rarement –, je me félicite de n'avoir eu à compter sur absolument personne. Un ouvrage flammarionnesque ou seuillisé est toujours un livre des amitiés de l'éditeur : cette seule idée peut dégoûter à la fois d'en lire et d'en être édité.
Cette deuxième phase de ce processus m'intéresse davantage : lorsqu'on commencera à constater l'émergence d'auteurs célèbres directement publiés sur simple hébergeur. Ces auteurs, trouvant enfin l'occasion de vendre beaucoup, recevront aussi beaucoup : ils ne seront plus les esclaves d'éditeurs, ils pourront en révéler ce qu'ils savent. Ils auront surtout beaucoup plus de temps pour écrire et pour s'appliquer à des vraies œuvres sans être assignés à des délais serrés et à des consignes idiotes. Leur production, au lieu de décliner comme elle fait toujours, aura enfin une chance de s'améliorer. Et dans la somme considérable de sites-libraires sur Internet, on rencontrera probablement quelques hébergeurs-sélectifs, c'est-à-dire d'enfin-vrais-éditeurs, qui éliront des livres présentés numériquement sur leur catalogue et que, par cette élection, ils appuieront comme œuvres plutôt que bouquins. Il est indéniable qu'au moins provisoirement, le temps de se bâtir une réputation, ces éditeurs-en-ligne inciteront à des choix littéraires plutôt qu'à des ventes anonymes qu'on pourra réaliser indifféremment partout ailleurs : ils tâcheront d'apporter une valeur ajoutée à ce qu'ils représenteront. Et ce sera un renouveau de la littérature, un essor inédit depuis la paralysie qu'a imposée le marchand il y a plus d'un siècle : on ira chez tel spécialiste-en-littérature plutôt que chez n'importe quel vendeur-marché-mondial, de sorte qu'une scission assez nette s'opérera entre l'objet-divertissement et l'œuvre-d'art. Ce sera enfin le début d'un recommencement de la littérature, même si ce ne sera qu'au sein de niches, parce que des communicants professionnels s'efforceront de rendre visibles ces niches : reviendra ainsi une période des livres, au lieu qu'on aura si longtemps constaté depuis Bloy que « le temps des livres est passé ».
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