Essai sur la considération du viol

J'écoutais récemment à la radio, par hasard dans ma voiture, le passage d'une émission portant sur la représentation des femmes dans la peinture. Les intervenantes, des universitaires policées, semblaient s'étonner qu'il y avait en l'exposition du corps des femmes un voyeurisme mâle qui leur paraissait déplacé. L'une remarqua même que nombre d'artistes placent volontiers leurs personnages dans la situation où elles sont sur le point d'être violées ou viennent de l'être, comme un Fragonard célèbre ou comme la figuration de nymphes observées par des faunes, et le « regardeur » – c'est ainsi qu'elle désignait le spectateur de tableaux – se fait alors le témoin d'un acte « immoral » en se disposant lui-même à une complicité de la circonstance, puisqu'il prend évidemment à la fois plaisir à l'inspecter et à se l'imaginer.

(J'y appris que Picasso, pour une raison qu'on avait dû expliquer auparavant, eut avec les femmes quelque attitude répréhensible susceptible de dégoûter en partie de son œuvre : c'est heureusement un retournement critique qui ne m'atteindra pas, attendu que même sans avoir eu connaissance de cette accusation, ses toiles m'ont toujours paru par elles-mêmes racoleuses et puériles.)

J'ignore selon quelle naïveté des critiques d'art ont pu penser que le nu féminin servait à autre chose qu'à exciter sexuellement le spectateur masculin. Les professeures de nos facultés n'ont pas l'esprit assez concret ni assez juste pour se figurer que l'amateur de tableaux n'a guère d'intérêt à mesurer l'équilibre des côtes ou la carnation des lèvres, ou plutôt que, s'il en effectue la mesure, c'est uniquement à dessein d'envisager la sexualité du personnage, voire du modèle, et à fantasmer, en l'absence de magazines ou d'écrans, sur la manière dont ce corps superbe et désirable réagirait sous le sien. En somme, le bourgeois s'excite, et c'est tout naturel ; le nu lui inspire une indécence qui n'est licite que dans une galerie d'art ; ce prétexte culturel lui donne une occasion de prolonger, sous cette inspiration, des extrapolations lubriques, particulièrement à une époque où les stimulations sont rares ou pauvres, au même titre qu'un Kamasutra, qui est sans doute une œuvre spirituelle, ne le fascine que s'il est illustré. Un exhibitionnisme socialisé le situe dans une galerie de portraits féminins au milieu de ce qui est normalement défendu : il peut à l'envi contempler, et en présence d'« esthètes » comme lui, des visages, des hanches, des seins et des sexes, entrer en des intimités que son indiscrétion dévore, et si ces anatomies sont exposées parmi une conjoncture suggestive et dans un environnement de sexualité, il se sent d'autant évoqué et énervé, ce qui est bien l'effet qu'il recherche en ces palpitantes et séduisantes toiles. Il veut « baiser en pensées », ce que nombre de femmes n'ont pas compris en s'attachant trop à l'apparence qu'entre eux ils parlent techniques et compositions : les femmes qui ne vivent pas l'audace dans leur sexe passent à côté de ce réel et ne discourent que picturalité thétique et histoire de l'art.

Elles ignorent que c'est même la réalisation en soi de cet effet de stimulation qu'on juge en jugeant de la qualité de la toile-même.

L'homme va bien observer les nus avec l'intention d'un échauffement sexuel, et s'il sent une montée du désir par ce qu'une physionomie lui inspire, il estime alors le tableau réussi car il a produit le résultat espéré : c'est exactement à quoi j'aspire à travers mes poèmes érotiques, à savoir la représentation de la sexualité jusqu'à sa sensation. Il n'y a que des intellectuels pour ne pas comprendre, lorsque leur univers est tout de symboles et rien de sens. C'est pourquoi le nu féminin abstrait intéresse peu : Les demoiselles d'Avignon ne fit qu'un effet-de-tête, pour ce qu'il s'inscrivait dans une continuité et une rupture artistiques ; et nul doute qu'il satisfait les enseignants, mais la virilité le désaffecte et s'en fiche. C'est que regarder des peaux orange avec des seins carrés est d'une maigre satisfaction pour lui : comme il ne saurait en tirer d'érection, la plupart de l'effet est gâché, de sorte que ce n'est pour l'homme qu'à peine un tableau de nu : par exemple La jeune fille à la fenêtre de Dali offre bien un cul, et c'est ainsi, même habillé d'une jupe, un « nu » plus satisfaisant. La virilité réclame un corps qui se prend et l'imagination de beautés qu'on saisit. Mais si l'on voulait donner à entendre qu'une lampe ou qu'une fenêtre est censée être une femme, ça ne susciterait guère d'intérêt et l'on estimerait probablement le tableau manqué : voilà tout le résultat d'un nu abstrait.

Bien que, probablement, ça intéresserait des femmes savantes...

***

Il m'est toujours délicat d'entendre des Précieuses parler de viol, politiciennes comme professeures – ce fut le cas dans cette émission radiophonique. C'est qu'alors je ne souscris à presque rien de ce qu'elles disent, et que je décèle la fausseté insue ou irréfléchie dans la plupart de ce qu'elles arguent.

Et cependant, comme je suis homme et qu'il s'agit de sujet éminemment moral, il est presque interdit de les contredire.

On doit supporter leurs péroraisons scandalisées, et s'empêcher de les raisonner. Mais ainsi, de présupposés inexacts en conclusions spécieuses, elles déraisonnent assez loin et avec un simplisme proche de la caricature. C'est pourtant éthéré d'intentions bonnes. C'est un enfer de mensonge bienséant pavé d'élucubrations distinguées : en général, leurs représentations sont d'une spiritualité tout abstraite et intangible. C'est d'idéologie et pas d'êtres humains qu'elles dissertent : tous leurs viols sont en sadismes littéraires et en articles de loi.

Elles prétendent connaître les femmes puisqu'elles en sont, et censurer vos positions par des exclamations outrées : c'est ad personam et passions persuasives, toujours, dès qu'on sort de leur moralité. Il est vrai que le décalage éthique où je me situe est, ici tout aussi bien que sur un autre thème, difficilement entendable, notamment si l'on ne m'a jamais lu ; or, c'est là un sujet tout particulièrement sensible et exacerbant la susceptibilité principielle des doctorantes. Une femme parle de femmes et un homme parle de femmes ; or, les deux ne sont pas d'accord ; qui a raison ? On devine qu'une présomption ne me fait pas de poids ; et pourtant, la distance permet quelquefois de ne pas avoir plus tort, c'est seulement une question de raisons. Qui sait si ces femmes-théories ne sont pas plus éloignées de la femme que moi qui suis d'un esprit fort empathique et pratique, et spécialement sans préjugé : ne suis-je pas surtout l'un des meilleurs psychopathologues du Contemporain ?

J'aimerais pouvoir sans hésitation qualifier ces Pédantes de femmes, mais ne le puis. Si elles parlent abondamment de sexualité, je ne perçois pas qu'elles en vivent ni qu'elles sachent en quoi elle consiste : il faudrait toujours, au préalable d'une conversation sur le sexe, demander aux intervenants à quelle fréquence ils baisent et surtout comment – certainement, ce serait un sujet honteux pour celles que j'évoque. Je me suis aperçu que les femmes les plus désireuses d'en parler pour instruire une propagande plutôt que pour dépeindre la réalité ont souvent une sexualité anomale et un rapport biaisé au sexe : il y a celles qui retracent voire entretiennent le traumatisme d'un viol, il y a quantité de lesbiennes qui ont tout l'homme en horreur, il y a les « déconstructrices » de la virilité qui bâtissent une réalité qui n'a jamais existé, il y a – je l'ai rencontré au moins deux fois – les pathologiques qui par exemple ne ressentent pas de plaisir du vagin et qui généralisent donc la pénétration comme superflue et même comme indésirable, et il y a assurément des rombières si laides et inhibées qu'elles sont condamnées à l'abstinence et s'en font par amour-propre une grandeur personnelle et un exemple collectif. Je conviens qu'il n'est pourtant pas aisé, sur ces sujets, d'examiner si un conférencier répond spontanément et authentiquement aux stimuli naturels du sexe humain ; par exemple, s'agissant d'un tableau de nu, il est clair qu'une sensation intérieure de transgression mêlée de plaisir, pour l'homme et pour la femme, constitue l'intention même du peintre et doit s'apprécier premièrement, de sorte qu'il faudrait fixer des capteurs au cerveau ou au sexe des intervenants en contemplation artistique pour être nettement fixé sur leur humanité. D'une autre manière, on devrait vérifier si la personne répond physiquement à des fantasmes ou si toute sa conception de la sexualité est de tête sans corps ; en somme, je trouverais certainement des moyens de constater, par un interrogatoire simple, si le locuteur de sexualité est bien humain ou mécanique. Il y a beaucoup d'hypocrisie, je trouve, à se prétendre spécialiste en sexualité quand on sépare la considération sexuelle de la nature même du sexe particulier ; on prétend que la sexualité est telle, et nul ne vit telle la sexualité, c'est comme le complexe d'Œdipe que nul n'éprouve : autant dire qu'un bras est fait pour entrer dans une canalisation, que l'homme est fondamentalement plombier, parce que ce membre est long et étroit, quand on s'efforce d'ignorer que plonger une main dans un tuyau n'a absolument rien de foncièrement attrayant ni d'attaché au plaisir pour quiconque. On essaye alors plutôt d'induire esthétiquement et intellectuellement l'impression d'un plaisir, on veut pousser à la compréhension de ce plaisir, dans l'intention qu'à la fin chacun se persuade qu'il n'a jamais rien trouvé de plus heureux et authentique qu'enfoncer ses bras dans des trous. À force de propagande, on atteindra peut-être le point où l'on associera un tel enfoncement à un véritable besoin humain : on l'appellera, par exemple, le « stade brasal ».

Le viol est de cette sorte : hommes et femmes en fantasment tous un peu, mais comme en pure théorie, en ferme morale, il n'est pas question de le plébisciter, il est convenable de le réprouver aussitôt et sans ambages c'est-à-dire de ne même pas traduire sa réalité humaine.

Voilà ce qui m'importune en presque toute « philosophie » : ce défaut de nuance fondé sur des idéalités d'artifice.

D'ailleurs, le fait même de discourir de sexualité en s'en faisant une thèse est peut-être en soi l'expression d'un problème personnel : faire profession de critique de la représentation sexuelle traduit plausiblement une volonté de changer une perception afférente, par conséquent une insatisfaction relative à la sexualité réelle. Le sexe par essence n'est pas politique, il est empirique. On parle beaucoup de ce qui ne va pas, de ce qu'on sent défaillant, de ce qui nuit à soi, en particulier en registre argumentatif, et l'on n'a guère d'intérêt à traiter d'une question qu'on a toujours vécu comme une facilité et un agrément. Je veux dire par là que tant que mon bureau m'est commode, je ne me sens nulle raison de disserter contre les tables et au sujet de la variabilité du confort des sièges à travers l'histoire. Et c'est bien, je l'avoue et l'assume, tout juste pour cela que je parle tant du Contemporain, de la littérature, de la politique, etc : ils ne me conviennent pas.

Oui, mais où je suis légitime à en parler, c'est que je les décris tels qu'ils sont, non pas selon le prisme subjectif de mon insatisfaction – et c'est ce qui risque fort de manquer quant à ceux qui parlent politiquement de sexualité. Si l'on ne réfute pas facilement mes articles, c'est parce qu'ils réfèrent à ce que chacun peut constater ; mais sur la question du sexe – et quelques femmes me l'ont déjà confirmé – je développe avec plus d'exactitude la réalité, parce que je n'y ai pas de prévention et n'en fais pas un principe personnel, n'y ayant pas de problème ni de tabou, et demeurant d'esprit bien ouvert et intéressé.

Y compris sur la question du sexe des femmes.

Je n'ai rien non plus là-dessus à défendre ou à conjurer. Je constate, et je décris ; tout au mieux j'expose ce qui pourrait être mieux selon moi, mais en rien – je crois qu'on l'a remarqué – je ne fais de prosélytisme.

Il en va également du viol, que je n'aborde jamais sous l'angle moral, parce qu'alors ce ne devient qu'une suite de capucinades prévisibles et ennuyeuses, litanie de : « C'est horrible, c'est un choc épouvantable, c'est un crime contre l'humanité, on devrait castrer ceux qui etc, d'ailleurs Matzneff est un monstre, et caetera. » Vraiment, c'est en tout ce que je n'appelle pas une discussion mais la répétition des mœurs immédiates. Si l'on veut bien discuter, il ne faut pas se présenter d'emblée dans une posture de préjugé.

***

J'ose :

– Tout ce qu'on me reprochera, c'est un soi-disant « esprit » de l'article, mais je prétends que son esprit ici, c'est sa lettre : je suis un écrivain d'assez haute précision pour ne pas glisser en un texte aussi risqué un mot que je ne pense pas ou une insinuation que je n'ai pas clairement explicitée ; si l'on prétend à un mauvais esprit, qu'on commence ainsi par citer la phrase qui le traduit. –

Ce qui entrave chez certains le blâme sincère et total du viol, c'est qu'il est très souvent délicat, et même juridiquement, de l'admettre un crime.

Une femme violée, dans la majorité des cas, ne l'est que parce qu'elle finit par se laisser faire : si elle se débattait d'un bout à l'autre du forfait, il serait assez difficile de le commettre, et, même pour un homme robuste, d'accéder à son sexe et de terminer son orgasme. Je ne sache pas, par exemple – c'est peut-être faute d'être violeur moi-même – qu'un homme puisse retirer une culotte sans risquer de violents coups de pied à la face, et la situation anatomique du vagin est en soi une complication pour l'abuseur parce qu'il n'est pas aisément accessible et que, pour l'atteindre, il lui faut exposer ses testicules, organes cardinaux et sensibles. Si elle ne cessait de se défendre, il n'enlèverait pas un plaisir : il faut sans doute qu'elle se résigne pour qu'il jouisse, et peut-être se résigne-t-elle justement pour que l'affaire soit vite achevée, parce qu'elle redoute plus les brutalités d'un viol qui seraient nécessaires pour l'imposer si elle résistait longtemps, que le fait même du viol – le viol ne lui paraît alors pas aussi grave que la souffrance. C'est en quoi un viol résulte souvent, quand la femme n'est pas inconsciente, d'une forme de passivité qui, chez l'agresseur voire chez l'homme, se distingue alors mal du consentement.

C'est sous la menace que la femme abandonne ; elle baisse sa résistance parce que c'est moins douloureux ainsi. Voilà ce qui fait dire à quantité d'hommes qu'aucun femme ne peut tout à fait être violée ; or, c'est plus simplement que si la femme violée ne s'était pas résignée, l'homme se serait contenté de violer son cadavre. Elle s'est donc sentie le choix entre permettre et mourir, du moins entre s'offrir et souffrir, et elle a sans doute pris la moins mauvaise décision en se résignant finalement à ce qu'on lui attente.

Une autre caractéristique du viol, c'est qu'il laisse en général peu de séquelles physiques différenciables d'une relation désirée : ce sont surtout les coups préliminaires qu'un médecin peut repérer, mais le plus souvent on est loin des déchirures intimes de la vulve ou des fractures de l'os pelvien que des propagandistes dénoncent dans tous les assauts militaires ennemis contre des civils. Le phallus n'est pas à proprement parler un instrument contondant, en tant qu'arme il ne vaut pas grand-chose, il étire toujours, mais il meurtrit rarement, de sorte que l'enfreinte ne permet guère un constat des blessures, et que son empreinte est souvent peu marquée, comme dans le racket, qui en approche par l'acceptation docile qu'il exige. Et si notre époque admet le viol un traumatisme surtout psychique, il faut concevoir combien cet abord d'un préjudice est récent : l'histoire générale des mœurs au contraire ne semble pas avoir reconnu avant l'époque actuel le viol pour une très grande importunité ou un attentat important, les violées n'y ayant guère réclamé justice et ayant rarement soulevé le scandale. Je crois que la littérature fait peu état d'altération psychologique et de souhaits de vengeance avant la période contemporaine, depuis les multiples captures de Jupiter ainsi que l'enlèvement des Sabines, n'utilisant le viol que comme péripétie astucieuse et secondaire, en somme presque pas comme un événement mais comme un ordinaire ou, du moins, une circonstance, une ruse, un malin abus de confiance, je dirais même : un opportunisme. Est-ce parce que l'écriture – de l'histoire et de la fiction – fut alors majoritairement masculine ? C'est possible, et qu'une vision typiquement virile ait phagocytée l'appréhension féminine et admise universelle de l'atteinte ; mais on peut aussi en douter, et croire en la correspondance du peu de gravité du viol dans les écrits et dans les mœurs, peut-être y compris pour les femmes alors possiblement plus rustres et habitués aux brutalités : qui sait si elles n'y virent pas longtemps une sorte d'hommage, comme certains rapts précédant les mariages ? Qui sait, même plus vraisemblablement, si la société, par son désintérêt général qu'elle porta à une infraction jugée inconséquente dès qu'elle n'occasionnait ni grossesse ni handicap physique, n'atténuait pas, hommes et femmes ensemble, la considération coupable du forfait, au même titre, pour en donner une idée, qu'on jugea longtemps bénin de meurtrir des animaux ou encore récemment de manger de la viande ? C'est que la plainte même qu'on rend d'une peine dépend intrinsèquement de la classification sociale de l'infraction ; c'est pourquoi il faut comprendre combien l'appréhension mentale du viol – comme de n'importe quel forfait – et ses conséquences psychiques dépendent notablement de la sensibilité de la victime c'est-à-dire de sa sensibilisation conditionnée par la représentation morale du forfait : en somme, c'est parce qu'une société réprouve publiquement un acte et le considère comme odieux que celui-ci est particulièrement vécu comme un traumatisme et un vice, en témoigne le crime tant abhorré d'homosexualité et de sodomie dans nombre d'États où les mœurs en tremblaient d'horreur. Par exemple durant ma jeunesse, j'ai été violemment molesté à au moins deux reprises ; or, l'idée ne m'est jamais venue d'en faire un sujet de plainte et d'en garder rancune : j'ai admis ce fait, à l'époque, comme le risque normal d'une vie ordinaire, et je suis passé là-dessus comme d'un coup de pied maladroit donné dans un meuble. On parle à présent beaucoup de résilience, c'est pour mieux oublier en quoi elle consiste à l'origine : pour être résilient de nos jours, on admet qu'il faut longtemps parler de la scène traumatique avec des spécialistes, retourner ainsi le mal en longue thérapie, et réclamer justice jusqu'au terme de la procédure ; autrefois, était résilient celui qui, au contraire, ne changeait pas un mal en « histoire », qui n'en faisait pas « toute une histoire », pour qui l'histoire du mal était achevée peu après l'achèvement du coup. La notion même de choc et de traumatisme est ainsi étroitement associée à la façon dont la société accepte certaines duretés et en communique l'acceptation à ses membres ou le refus : quand de brutaux et accidentels décès ont récemment endeuillé ma sphère, en trouvant que mon environnement en fut affecté de façon excessive, je n'estimai pas qu'il y avait en ces faits beaucoup de terrible, parce qu'en toute situation je suis préparé au trépas, probablement de manière assez équivalente aux temps médiévaux où la mort était partout et rappelait régulièrement sa normalité. Un choc durable est toujours lié à la fois à une représentation morale et à un effet inattendu. C'est ainsi que le viol peut fort bien, au même titre que bien des délits et des crimes actuels, partout où on l'admet anodin, ne pas conduire à une trace psychologique : c'est alors un simple abus, pas tout à fait banal mais facile à oublier et presque négligeable au-delà de plusieurs jours.

Mais surtout, le viol ressemble au rut : c'est cela qui les fait se confondre. Je ne prétends surtout pas qu'une femme prend plaisir au viol – il est probable que, passé le consentement, elle peut tâcher à trouver des justifications à ce viol, et le rendre anodin pour justement s'en remettre plus vite, c'est pourquoi elle ne portera pas plainte –, mais j'affirme qu'en la sexualité même qu'une femme appelle, une « manière » de viol lui plaît, et que cette manière n'est pas aisément dissociable de celle qui lui déplaît. Le viol est en quelque chose consubstantiel à la sexualité, parce que la sexualité consiste très concrètement pour l'homme à se branler dans un vase humain sensible, et ce mouvement très vigoureux chosifie évidemment une femme qui devient provisoirement une main directrice – il est vrai qu'elle n'a pas tant que lui l'expérience de la pénétration qu'il peut feindre seul, parce qu'elle se masturbe plutôt en superficie, j'entends que l'introduction en soi d'un corps étranger n'a rien d'aussi loisible et évident que la branlette. Je présume aussi logiquement qu'en la plupart des viols, l'homme croit convertir la violence, postérieurement et même simultanément, en gestes de gratitude : comme le viol est pour lui un plaisir, il est presque impossible qu'il n'exprime quelque peu ses transports, que sa morgue ne se mêle pas de tendresse, que sa fièvre ne s'altère pas en chaleur, de sorte qu'en faisant son plaisir il ne soit pas aussi quelque peu caressant, par alternances, en embrassements et baisers, ce qui constitue certes une dualité ou une duplicité odieuse qu'on peut prendre pour quelque captieuse perfidie, au même titre qu'on croit se faire pardonner un crime en manifestant moins de cruauté à le commettre, mais qui peut atténuer chez la femme le sentiment de l'outrage. Non que ceci fasse disparaître l'essence d'un véritable attentat, mais ces témoignages de satisfaction où se mêle une sorte d'amour contribuent à un mélange pernicieux ou salutaire, selon comme on voit les choses, où la femme troublée peut oublier ou déguiser la nature même du viol : et combien de femmes, supposé-je, qui, au terme de la saillie, ont en quelques sorte pitié de la faiblesse de leur ravisseur, et, aussi bien pour se remettre du choc, préfèrent admettre qu'il porta les coups par une variété d'affection avec laquelle le rut ordinaire se mélange !

Quoi qu'il en soit, je ne sais si une femme peut vraiment goûter une sexualité épanouie sans contribuer mentalement à la joie de la manipulation qu'on lui fait, et qui ressemble bel et bien au viol, qui en porte quelque intention : voilà l'intrication de l'amour et du viol, et la raison pour laquelle j'emploie peu dans mes écrits l'expression « faire l'amour », voyant dans l'action sexuelle une modalité de pensée toute différente de celle qui consiste uniquement à vouloir du bien. Le viol et, disons, la « sexualité » sont des activités pas totalement indissociables et dont les ponts troublants servent souvent le plaisir de partenaires : c'est cette nuance qui m'intéresse, au lieu de la distinction légale, métaphysique ou symbolique qu'on a trop vite fait passer pour évidente et qui revient, je trouve de façon simpliste, à admettre que la sexualité est radicalement exempte de violence, même la sexualité réciproquement souhaitée. Autrement, c'est au point que je ne sais plus ce que je fais quand je baise pour autant que je me représente un acte sexuel « normal » selon mes adversaires, car ce que nie l'Agrégé ès Lettres ou ès Arts, c'est qu'un coït comporte un rut... mais aussi, ce Savant ne sait apparemment pas non plus qu'un tableau de nue, qui relève pourtant de sa spécialité, intéresse presque exclusivement pour la subversion qu'il contient et suscite, de sorte qu'on est particulièrement fondé à ne pas les écouter pour ce qui échappe à leur domaine d'expertise.

Et c'est bien ce qui me dérange dans leurs propos : ils tiennent là-dessus un discours moral qui, pour qu'il devienne vrai, devrait être plutôt d'un ordre empirique et sensuel, puisque c'est de sexualité humaine qu'il s'agit, non de législation ou de poésie sur un sexe déconnecté, sur un sexe uniquement pensé, sur un sexe alternatif à l'humain. On n'entend guère ces froides vertus traiter de toutes les délicieuses violences si intrinsèques aux sexes, qu'elles considèrent sûrement des exceptions et des dérives ; c'est, à la radio ou à la télévision bien-publique, une énumération des puritanismes les plus consensuels sur la femme comme être-de-droit et comme objet-de-respect : il s'agit alors de moraliser le sexe, et ainsi de le métamorphoser par la force insidieuse du « Bien » spirituel pour le plier à des représentations et pour largement convertir ; c'est pourquoi on réglerait la question de leur humanité en leur demandant uniment : « Mais vous, Mesdames, n'avez-vous jamais désiré subir ou produire une sorte de viol ? », et l'on en repèrerait aussitôt celles qui ne ressemblent pas à des êtres réels de désirs et de plaisir et qui se prononcent en docteures plutôt qu'en vivantes. Autrement, on oublie aisément les fondements nuancés du plaisir, et l'on catégorise à l'excès, comme si tout était axiologiquement distinct, comme s'il était mauvais de représenter picturalement une idée d'âpreté sexuelle alors que la sexualité est faite entièrement de jeu de soumission et de domination c'est-à-dire d'âpretés d'un ordre asocial. Il sembla même, tout au long de l'émission que j'évoque, que les interlocutrices estimaient que la peinture de femmes nues était une réduction de la femme, parce que l'homme ne la voit que sous l'aspect de son profit physique, comme si elle n'apportait que beauté et sexe pour lui plaire. Juste une pourvoyeuse de plaisir sexuel, fût-ce par l'œil : quelle humiliation ! paraissaient-elles s'écrier. Cependant, ce physique tant vanté au profit de l'homme, et qui serait une honte, et qui traduirait l'abaissement du mâle concupiscent, ne trouve-t-il pas son exacte réciproque dans l'esprit que l'homme tâche traditionnellement à entretenir ? Car si la femme est notablement un corps pour lui, ne devine-t-on pas pourquoi – ou pour qui – il s'efforce en profondeur d'arborer les insignes de l'intelligence ? Mais parce qu'il est – ou fut longtemps – une ressource mentale pour elle, comme elle fut une ressource physique pour lui : il ne tâche en général à être esprit que pour mieux la conquérir ! Le corps des femmes ne serait que plaisir pour l'homme ? Eh bien ! l'intelligence des hommes n'est que plaisir pour la femme, et c'est la fondamentale conception de l'humanité que chacun fasse son profit personnel des vertus qu'il développe en lui justement en ce but. 

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