Du plaisir de la lecture technique

En tout art, la technique, constituant le labeur de l'artiste, induit un plaisir à l'esthète qui le relève, plaisir qui n'est pas comme on le présume bavardage et pédanterie. Ce siècle populaire voudrait nier ce plaisir, parce qu'il se sent humilié des efforts d'analyse dont il se sait inapte, et il préfère que l'avantage d'une œuvre soit exclusivement dans le regard passif et réceptif du « gobeur », de sorte que la représentation d'un examen lui communique aussitôt l'impression d'un intellectualisme ridicule ou d'une tentative superflue. Pour lui, l'homme inspectant ce qu'il n'est censé qu'admirer transmet l'effet du précieux ou du cuistre, d'un rat de bibliothèque qui a besoin de raisons pour goûter quelque chose, et il le désavoue et conspue pour un froid docteur dénué de tendresse. On n'a pas compris – c'est vraiment une honte de l'époque – que la critique, requérant les instruments justificateurs de l'objectivité, réalise un plaisir inclus en la définition même de l'art et consubstantiel à lui, et que ce plaisir n'est pas une vanité hautaine mais d'une nature plus satisfaisante que celle procurée par la compréhension immédiate et émotionnelle : c'est ce qui distingue, en substance, le plaisir d'aimer un travail et celui d'aimer un auteur.

On peut apprécier une intrigue de livre ou de cinéma, et s'en laisser tant captiver qu'on oublie que quelqu'un l'a produite – ce devient même la vertu selon nos mœurs, à savoir ne rien devoir à un particulier – : ce sont alors surtout les ressorts de l'action qui contribuent à l'intérêt, et l'on plonge dans une fiction qui entretient à ce point l'illusion du vrai qu'on en perd le recul. Je ne nie pas la satisfaction de s'abandonner au récit d'une existence saisissante. Cependant, rien n'empêche d'adjoindre à cette immersion le jugement des moyens techniques : on mesure alors la pertinence et la finesse des procédés en correspondance avec l'effectivité de l'émotion. C'est ainsi qu'à la fois on ressent et l'on comprend, et l'imagination s'accompagne de l'analyse.

On prétendra peut-être que ce sont là deux facultés distinctes, si incompatibles qu'on ne saurait les appliquer simultanément à l'observation d'une œuvre : par exemple, on suppose qu'il faut « vivre » le film ou le « surplomber », mais qu'il serait impossible d'éprouver honnêtement la même sensation en la considérant sous l'angle analytique, car l'intrigue en sortirait absorbée sous le regard critique, le spectateur ne s'interrogeant plus que sur le plan des caméras ou le jeu des acteurs. À la rigueur, la position intellectuelle ne vaudrait qu'après un premier visionnage, c'est-à-dire après le sentiment spontané et « innocent » que l'amateur tire au terme de la séance, façon de confirmer ensuite par l'intellect ce que la sensibilité aurait premièrement extrait. Ou, pour le dire simplement, on ne saurait, selon ces gens, aimer ce que l'on juge, ni l'inverse ; c'est même devenu un proverbe : « Juger est contraire à goûter », comme si le goût n'était pas le fruit du jugement.

Or, c'est une erreur grossière relative à la pauvreté actuelle de l'esprit contemporain qui croit n'avoir jamais vécu sous d'autres modalités que la sienne. L'évanescence universelle qui caractérise l'homme présent l'empêche de croire qu'il est possible de surpasser beaucoup les capacités de son esprit, parce que c'est certes la mesure commune. À vrai dire, le régime de la séparation drastique entre affect et intellect n'est pas le fonctionnement impliqué, d'élémentaire composition, de l'esthète normal ayant conscience d'une œuvre. Ce paradoxe, j'ose le dire, n'a jamais existé avant nos jours dans la mentalité de l'amateur de créations. Nul spectateur et nul lecteur ne s'est jamais demandé avant aujourd'hui s'il devait élire entre effusion et distance.

Il semble que le Contemporain ait égaré la plupart des ressources qui font la qualité de l'observateur respectable : il n'est presque plus un spectateur ou un lecteur au juste ; il a remisé tout souvenir et tout soupçon – toute notion – de ce que fut naguère une personne qui accordait scrupuleusement son attention à de l'art.

Probablement, les facultés immersives et critiques sont en effet strictement alternatives : si je pleure pour une scène fictive dont je suis imprégné, je ne puis aussi commodément pleurer en repérant les outils techniques par lesquels l'auteur a tâché à me rendre triste – je veux bien l'admettre. Mais ce qui m'effare, c'est l'incapacité manifeste et à peu près unanimement avouée d'effectuer des allers-retours entre ces états mentaux : d'où vient donc que le Contemporain ne peut plus réaliser cette alternance si rapidement qu'elle en devient habituelle et subliminale ? Une intelligence humaine, il me semble, devrait conserver la faculté d'opérer des trajets prestes et fluides entre ces modes d'intellection sans s'arrêter fixement tantôt sur l'évanouissement et tantôt sur la méthodologie. Ce mouvement d'esprit m'est si évident et me paraît si intrinsèque au regard par lequel on doit appréhender une œuvre d'art, que je n'entends pas seulement, sauf s'agissant d'enfants, comme on regarde un film sans s'interroger avec régularité sur la situation du point de vue, comme si l'image même était un miracle émané d'une obtuse naïveté : ce qu'on me montre, je veux bien m'en emparer avec une provisoire confiance, mais en quoi serais-je tenu de feindre qu'il n'y a pas derrière cet univers impressionnant quelque fabricant – ce serait comme vivre et ne jamais se penser comme quelqu'un qu'on peut regarder de l'extérieur ? Est-ce qu'au prétexte que j'aime d'emblée un tableau, je dois me retenir d'y observer des couleurs et d'y deviner des mouvements de pinceau ? Or, il s'agit de se figurer que l'artiste n'a pas voulu totalement disparaître dans son œuvre, et, s'il n'a honte de son travail, il ne sera pas mécontent, et pourra même se trouver flatté, qu'on examine ses vues et ses gestes. Je m'inquiète décidément que l'humanité ait décliné au point d'accuser la déficience de ne plus vouloir, tout en mangeant un plat agréable, se figurer les ingrédients qui le constituent, ni même qu'il y a des ingrédients à l'intérieur : il me paraît pourtant que ce n'est pas être un gastronome argutieux que d'imaginer derrière une saveur délicieuse voire envoûtante une préparation et un cuisinier, et ceci même peu ou prou dans l'instant de la dégustation.

Mais surtout, ce que je voudrais expliquer à qui n'a jamais tenté cette simultanéité du sens et de l'esprit, c'est que cette perspective intrinsèquement critique d'une œuvre est loin de gâcher le plaisir, qu'elle permet d'accéder à une autre dimension de cette œuvre, et d'atteindre à d'autres jouissances. C'est le cas lorsque le résultat est efficace et qu'on mesure que l'art fut déployé avec une astuce et une sensibilité qui ne se limitent pas à la représentation d'un sujet. Car on peut alors se mettre, en un temps si court qu'il est vraiment très proche d'être simultané, à la fois à la place des personnages et du créateur. Et le questionnement logique consistant non plus seulement à se surprendre du spectacle mais à s'imaginer ses moyens de fabrication, invite à considérer quels furent les choix de l'artiste, et à comparer ses décisions avec celles qu'on eût prises si l'on avait visé son but. Parfois, il est délicieux et merveilleux de découvrir combien un être sut admirablement, avec inspiration et ingéniosité, sélectionner la technique la plus adaptée à l'effet à produire, au même titre qu'on apprécie parfois davantage certaines musiques quand on conçoit la difficulté qu'il faut pour les jouer : la manière ayant cessé d'être indifférente, en plus de sentir le but atteint, on juge que le procédé était, peut-être par son audacieuse simplicité même, exactement celui qu'un homme d'excellence aurait dû choisir.

C'est ce sentiment supplémentaire d'excellence humaine, pouvant aussi bien porter sur des détails isolés plutôt que sur la réalisation d'ensemble ou de chaque élément, qui emplit alors l'esthète d'un sentiment roboratif d'allègre gratitude : il se sent en la présence d'une supériorité, du moins d'un geste supérieur, et le monde où il vit sans trouve augmenté de vertus, non plus seulement celui de l'imaginaire où nul ne peut concrètement exister ni se sentir accompagné.

Ainsi, l'alchimie d'une réflexion élaborée de véritable spectateur d'art se rencontre en ce que se superpose, à l'amour pour une œuvre, l'amour pour un ouvrier, car aussitôt l'amour de la chose bien faite, c'est-à-dire dont on a reconstitué et approuvé la facture, rejaillit sur son artisan, ce qui, ne se produisant guère à ne voir que la créature indépendamment de son créateur, ajoute à la félicité du réel. La magie de la vie dans l'œuvre, sans pourtant s'effacer, se complète de la puissance d'exécution dans l'art, et le plaisir à concevoir une situation virtuelle rejoint le plaisir à admirer un homme vrai. Or, c'est une pitié que, faute de pouvoir en même temps sentir et penser, le Contemporain soit départi de l'ineffable bonheur – qu'à défaut de faculté mentale il déjuge automatiquement en abus – qui consiste à reconnaître, en une œuvre qu'on admire, le témoignage également d'une réalité admirable.

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