Des signes de désoeuvrement

Ceux qui parlent de leurs moindres actions assomment ceux qui agissent beaucoup et qui agissent vraiment. Un homme bien actif ne dresse de compte rendu que pour les faits décisifs pour lesquels il existe un réel besoin de réfléchir, et il ne les dresse oralement qu'auprès de ceux qui sont compétents à les entendre et à y apporter leurs conseils : cet homme juge avec mépris les bavardages qui portent généralement sur des détails et servent uniquement de défoulement et de justification. Il sait que le propre de l'esprit adolescent est de rappeler longtemps qu'il a mis la table hier, que d'ailleurs il a rempli la carafe, et même que les couverts pour une fois etc. Plus on discute de ce qu'on fait, plus on indique non seulement qu'on a du temps de « non-faire » pour en parler, mais que le « faire » représente pour soi un acte considérable et une sorte d'exception qu'un homme réellement occupé interprète et relativise à la pitié. Il faut d'ailleurs comparer les « faire » du disert et du discret : j'en connais qui, dans la liste de leurs actions du jour, évoquent sans honte le fait de mettre en marche la machine à laver, qui considèrent que débarrasser le lave-vaisselle est un acte méritoire, et qui, à leurs moindres courses, établissent le rapport de leurs pérégrinations aussitôt qu'ils trouvent quelqu'un à qui parler ; mais pour qui parle peu, ces actions ne valent pas plus le prix d'une conversation qu'un déplacement dans un couloir ou que le fait d'appuyer sur l'interrupteur pour allumer le lustre. Nous vivons dans un monde de confort où le sens de l'agir s'est considérablement altéré, au point que, là aussi, deux espèces d'hommes coexistent : ainsi des personnes inaptes à faire une chose correctement font-elles le bilan de leur journée à d'autres qui, en les écoutant, tapent un article, prennent des notes et répondent à leurs inepties. Ceux-ci, au surplus, sont censés feindre d'y trouver intérêt, tandis qu'on fait reposer sur eux, par la parole, de menus problèmes qui ne devraient incomber qu'à ceux qui se sont chargés de remplir l'action complètement, et qui, s'avérant inaptes à accomplir toute l'action, ajoutent la préoccupation du reste à qui réalisent parfaitement et sans beaucoup importunités des actes beaucoup plus difficiles. Il est presque moins incommodant en général pour l'actif d'effectuer l'action totale, et au moment qui le dérange le moins, que de recevoir le reliquat d'actions qui l'obligeront à presque autant de déplacements et de dépenses temporelles que l'action toute entière.

D'autres indices identifient facilement, notamment au sein des couples, qui agit et qui se croit seulement agir – car la vanité de l'amour propre défend d'avouer son inefficacité ou sa paresse – ; parmi ces indices, on vérifie que la personne qui agit peu... :

- ... se plaint le plus de ce qu'elle fait, exprimant pour chaque action un épuisement qui constitue en effet, par sa peinture pathétique, une source d'épuisement, au point qu'on se croit épuisé pour elle de tout ce qui a été fait, mais surtout par transposition de l'ennui qu'induit le rapport de ces faits qui sont pourtant, si l'on y regarde bien, anodins et indolores. Aussi, elle se prétend continuellement fatiguée, mais ne cesse de se coucher tard, et ses paupières ne tombent jamais d'harassement, de sorte qu'au lit elle ne trouve pas le sommeil, parce qu'en vérité son corps et son esprit ne sont harassés par rien.

- ... est lente à agir, mal organisée, habituée à perdre du temps à des actions inutiles, à lancer des appels, à attendre des injonctions, et peine à prendre des initiatives utiles. Elle tend aussi à gêner l'exécution des actions d'autrui parce qu'elle ignore aussi bien en pratique qu'en théorie la façon de les déranger, n'ayant jamais été gênée elle-même pour une action, les siennes étant de la nature indolente et lâche de celles qu'on ne peut vraiment perturber, ne nécessitant que peu d'esprit de suite et de précision concentrée ; autrement dit, on ne peut véritablement gêner une personne qui ne fait à peu près rien, par conséquent comme saurait-elle ce qui dérange une action d'autrui ?

- ... manque de ponctualité, incapable logiquement, faute d'usage des actions réelles, de mesurer ou d'anticiper la durée que requiert chacune d'elles. Aussi, n'ayant pas d'actions à entreprendre sauf pour se divertir, elle tend à atermoyer celles en cours, y compris quand elles impliquent une collectivité – car elle ne s'imagine pas que des gens n'aient pas comme elle bien du temps à perdre – ; ainsi retarde-t-elle en les décalant toutes actions ultérieures qu'elle ou les autres doivent ou veulent réaliser. C'est particulièrement à cela qu'on mesure que toute notre ère est passée sous le régime de l'inaction : rien ne commence ni ne finit à l'heure, et personne ne semble s'en plaindre. Tout est si inefficace en réunion qu'on passe, je dirais, trois fois plus de temps qu'il ne faudrait pour établir fermement ce qu'on doit accomplir ou retenir.

- ... réclame des compliments ou des remerciements, parce que le peu qu'elle fait à peu près bien lui semble digne, par sa rareté et par l'originale quoique relative fatigue que l'action lui suscite, d'être nécessairement remarqué. Comme elle agit peu, et souvent mal, lorsqu'elle s'adonne à une action, même si le manque d'habitude la lui fait exécuter encore en amateur – ce que perçoit toujours le véritable actif –, il lui semble que son « exceptionnel » travail requiert une admiration explicite – explicite justement parce que la prééminence chez elle du parler sur l'agir implique que tout action se convertisse in fine en bavardages. Or, il faut enfin oser le dire uniment : il n'existe pas un tel solliciteur qui mérite vraiment.

Et l'on distingue bien sûr celui qui agit beaucoup non seulement parce qu'il se comporte tout au contraire, mais, au surplus, en ce qu'il :

- ... répugne à donner des ordres, préférant se charger avec efficacité des tâches dont il sait que les paroles, particulièrement auprès de gens peu actifs, lui feront perdre davantage de temps que l'agir direct. On le voit faire quantité de choses sans injonction, sans demander même que quelqu'un qui le gêne se déplace pour le laisser passer, retouchant les approximations des autres sans blâme, accoutumé avec fatalisme à incarner l'un des rares à agir avec excellence.

- ... garde toujours une pensée de réserve, accoutumé en permanence aux calculs qu'on fait dans la prévoyance et l'organisation d'une action composée, de sorte qu'il est extrêmement adaptable aux contraintes, et demeure discret sur beaucoup de choses, n'étant pas habitué à verser dans le domaine public la moindre idée qu'il conserve, car il y en aurait trop.

L'inagir, du moins le mésagir ou le sous-agir, est à présent majoritaire dans les mœurs : le Contemporain veut encore trouver du loisir à s'ennuyer, même au travail qui est très souvent devenu un ersatz d'action et pour tout dire une variété de hobby. Pour son estime-de-soi, bien sûr, il ne saurait se reconnaître dans ce portrait du désœuvré et s'en offusque, cependant il ajoute de nouvelles pathologies de privilégié des siècles au tableau de ses maladies dérisoires, comme le bore-out qui l'atteint quand il a le sentiment de ne rien faire et désespère de sa sempiternelle inaction. C'est aujourd'hui l'ultime stade, quasi systématique, du métier : au début on découvre avec assez de scandale, après le temps d'études encore un peu pénibles et contraignantes, que le professionnel est paresseux et travaille peu ; puis, après de vains efforts pour en relever la paralysie, on se cantonne soi aussi progressivement à des succédanés de faire plus confortables et nonchalants ; enfin, lassé même de ne pas agir, on fabrique le mal-de-n'être-rien, la fatigue-de-n'être-pas-fatigué, l'admettant au rang des maux qui attirent la plainte et relèvent la tragédie de l'existence en façon d'héroïsme de victime ou de martyr. Ainsi achève-t-on pitoyablement et ridiculement la boucle du disparaître, et fait-on d'un homme réel, dont la vie se signale par l'acte, une créature que l'ennui, perçu comme une fatalité presque génétique, réduit et annihile jusqu'à l'impuissance et l'absurde. Pauvre hère ! il est à présent si désœuvré qu'il en souffre, et il prétend encore, pour ne pas avoir à agir lui-même, que la société doit prendre en charge sa souffrance. Il doit bien exister, n'est-ce pas ? un médicament, pas désagréable et se prenant sans contrainte ni ponctualité, pour guérir même du très petit inconfort né, nécessairement et comme un effet secondaire, de l'excès du très grand Confort !

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