Des livres pour l'évasion ?
Ils prétendent s'évader quand ils ne font que parcourir des livres en suivant les pavés exacts de leur propre mentalité. Ils ont ainsi fréquenté des justiciers, des amours, des paysages, des appartements, que sais-je encore ? mais ils ne les ont pas découverts, ne les ont pas révélés, ne les ont pas compris ou intériorisés, tous ces rôles et places étaient déjà en eux aussi bien dans l'esprit que dans le vocabulaire, ils ont seulement lu le style de leur existence, se sont abreuvés à une onde dont ils étaient déjà pleins et même dont ils débordaient, de sorte que tout ce qu'ils prétendent avoir fait de « voyages » et de « départs » en lisant, ils ne l'ont réalisé que dans le cercle étriqué du petit nombre de conventions qu'ils étaient auparavant, et où ils sont restés, et dont ils n'auraient jamais dû se sentir ou se targuer « explorateurs ». Tout ce qu'ils cherchent et quêtent en allant au livre, c'est la couleur d'une évasion qui n'en est que simulacre et qu'ersatz : ils n'ont rien quitté d'eux-mêmes, ils n'ont point abandonné un instant le foyer de leurs pensées, ils ont au contraire conservé de toutes leurs forces la matière identique et rassurante des pauvres rêves dont ils étaient accoutumés, et quand ils ont visualisé un meurtre ou un dromadaire, ceux-ci sont toujours tels que, sans livre et sans rien sacrifier du cliché normal, ils devaient et doivent se matérialiser à leur esprit selon le préjugé ordinaire.
Et ces gens vous disent, quand vous leur parlez de tel ouvrage réaliste ou de tel essai un peu ardu : « Moi, il me faut plutôt de l'évasion et du rêve ! », mais comment leur répondre sans brusquerie qu'ils ne s'évadent qu'au sein du rêve banal dont ils ont l'habitude ? Comment leur expliquer qu'une œuvre qui traite la réalité quotidienne avec pénétration en fait jaillir un inédit qu'on ne rencontre pas dans la plupart des fictions « dépaysantes » censées transposer sous des latitudes et des peaux étrangères ? Si les révolutions par lesquelles on s'évade vraiment n'ont lieu que sous d'autres univers et par d'autres regards, puisque ces lieux et ces êtres ne consistent qu'en énième variation très conforme de soi-même, qu'est-ce qui pourrait changer la vision du Contemporain qui continûment ne fait ainsi que se contempler sans jamais sortir de lui-même, où qu'il soit et quoi qu'il observe ? Ils ne comprennent qu'eux, ne rapportent qu'à eux – c'est la destination même du livre majoritaire de les conforter –, et ils disent qu'ils sont « sortis » de chez eux par certains sujets qu'ils ont abordés... Superficies !
Et je m'interroge, paradoxalement, moi qui ai si peu d'intérêt pour le « sujet » d'un livre et qui n'ai cure d'aucun voyage : comment pourrais-je seulement manquer à « m'extrapoler », situant toutes mes critiques en un doute et une relativisation immenses, sortant toujours de moi-même autant que j'en suis apte, et me heurtant l'esprit à tâcher de comprendre jusque dans les moindres usages tous ce et ceux qui diffèrent de moi, y compris au quotidien le plus ordinaire, ce qui me rend plus propre que les Contemporains à les connaître et à parler d'eux-mêmes ? Mais ils s'en serviront pour que je ne voyage pas assez, que je suis indésireux de prendre l'avion ou d'ouvrir un roman de Musso ! Ils ne lisent pas, c'est à peine s'ils se déplacent en esprit, ils n'auraient pas besoin de faire un pas pour imaginer ce qu'ils voient dans leurs « évasions », car la matière de leurs « tribulations » n'est faite que de ce qu'ils ont déjà observé et qu'ils reportent en peu de variations sur des extérieurs comme de la peinture dont ils ont déjà choisi les teintes : leurs livres sont faits pour qu'ils ne soient jamais surpris, et la grande preuve de ce blasement est justement qu'ils prétendent être surpris pour des déplacements minuscules que cependant ils ont tôt fait d'oublier – en somme, ils ont adoré tel roman dont la fin prévisible les a étonnés, mais oups ! de quel roman et de quelle fin s'agit-il déjà ? moins d'un mois après, c'est parti : la belle « révolution » ! Ils ne savent pas lire, et ils osent quand même reprocher mes lectures, incapables de concevoir autrement qu'en termes dénigrants ce qui fait la véritable richesse du voyage et de l'évasion, c'est-à-dire non les images qu'on a déplacées depuis leurs certitudes jusque dans la réalité, mais les approfondissements successifs qu'une réalité même ordinaire peut provoquer durablement en soi, quand on a enfin vu l'ailleurs pourtant accessible tout à côté, quand on a vraiment vu et entendu l'Ailleurs qu'on a cherché tel, ce qui ne se produit jamais quand on a délibérément ambitionné de ne voir et entendre justement que ce qu'un veule dicton passe piteusement pour de l'évasion, ce contentement du déjà-su où l'on ne risque rien, et qui ne garde de l'évasion que les formes les plus extérieures.
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