Des injonctions à l'amour universel
Sont-ils à ce point simples ou altérés d'appeler à l'Amour universel, ces Contemporains qui clament de la sorte surtout aux occasions où, se croyant témoins de la Haine d'aucuns, ils détestent résolument ces « négateurs d'amour » qu'ils accusent vite de mauvaises intentions ? Mais se figurent-ils qu'ils cesseraient de s'indigner, donc de cesser d'aimer pour haïr au moins un peu, s'il n'y avait pas des guerres et crimes patents ? Ne feraient-ils pas la guerre, avec une pareille véhémence d'Amour, sans ces guerres et crimes, contre d'autres « mal-aimants » qu'ils exacerberaient encore en zélateurs de haine et haïraient pour cela ? Déjà, sont-ils partie prenante de ces guerres et crimes, et directement concernés ou victimes par exemple ? C'est bien qu'ils exagèrent leur implication ; alors, pourquoi s'arrêteraient-ils de dénoncer des haines et d'exiger l'amour quand il n'y aurait plus de haines mais, disons, des amours moindres ? Est-ce qu'un homme qui mange de la viande n'est pas déjà, pour certains, un abominable monstre ? Existe-t-il des attestations de haine qu'on brandit comme des passeports, authentiques ou de bon aloi, et qu'on revendique, pour se faire détester par les porteurs d'Amour disposant eux-aussi de certificats d'authenticité ? Heureusement qu'au nom de l'Amour, il y a toujours quelqu'un à abhorrer !
On argue de la haine des autres : c'est pour faire disparaître la sienne propre ; s'indigner de la haine, c'est exprimer sa haine contre ceux qu'on croit exprimer la leur, ainsi s'atténuer la haine en comparaison et la faire passer pour candeur et lumière grâce à l'indignation qui altère et travestit : haïr la haine purifie de sa haine ; le grossissement d'autrui et le ressentiment qu'on croit juste, espèces de caricatures, aident à se défouler et à se valoriser. D'ailleurs, que serait un amour universel, un principe inconditionnel d'amour, sinon un manque de discernement, une indistinction ? Que serait-ce même sinon la fin de l'amour qui se reconnaît toujours notamment par quelque contraste : comment aimer si l'on aimait tout et chacun pareillement, et comment telle personne qu'on aimerait moins ne se plaindrait pas de ce défaut comme une haine dirigée contre elle ? Les partisans de l'Amour ne reprochent-ils pas aussi la différence et l'indifférence d'amour ?
C'est pourquoi je pense que quelqu'un qui déteste fort est aussi celui qui aime fort : la tendance à un excès de passion implique assez nécessairement le goût des deux extrémités ; il suffit de lire ou d'écouter en filigrane ceux qui déplorent la haine, et de leur répondre : combien ils mordent durement quand ils sont critiqués, quand on les accule mièvres, et comme ils jappent avec violence ! Amour et haine ne sont jamais tant contradictoires en un être : ils se ressemblent parce qu'ils constituent des degrés de l'esprit échauffé, et tous deux supposent la température pour vérité, mais leur opposé est la froideur qui se rencontre en la tranquillité impassible de qui n'a pour l'humanité guère d'affections et s'en ennuie à distance. Moi-même, je n'aime guère, par conséquent je suis étranger à la haine : je trouve seulement qu'il y a une façon plus digne et intelligente de m'apprécier ou de me déprécier ; en ce sens, je pourrais avoir de la sympathie pour qui me hait noblement. Mais la chaleur me rend soupçonneux : je trouve du dérèglement à qui m'aime avec ardeur car c'est assurément quelqu'un qui demain peut me haïr avec un pareil bouillonnement.
Surtout, l'appel à l'Amour-de-l'homme sert comme purge et comme bonne conscience : on a bien pleuré contre le siècle des brutalités et des souffrances, cette exaltation a livré toutes les gentillesses faciles et superficielles dont on était capable, elle excuse même l'inaction en ce que la passivité du donneur-de-leçon renvoie à une idée de pacifisme, et si l'on s'offusque ainsi n'est-ce pas nécessairement qu'on dispose d'une belle sensibilité exorable et humaine, selon la voix du peuple ? À dire vrai, rien que s'écouter souhaiter l'amour vous émeut et vous vide, avec une sorte d'innocence blanche : on a dit son fait, on a pensé le bien, fût-ce un vœu pieux et un proverbe pâle, on ne peut avoir tort puisqu'en une vision très approximative et fugace on dissout tout le mal terrestre, puisqu'on a un souhait-pour-l'humanité, et quand on suppose que réfléchir eût été « déplacé dans ce contexte », il ne convient que de renouveler l'expression d'une valeur pour se la sentir plus intrinsèque, même peut-être une valeur fausse, en tous cas, tant qu'on n'y a pas vraiment songé, une répétition et une pacotille. C'est ainsi que le moine et la sœur sont « bons » et « pleins d'amour » : ils aiment généralement, ils ne peuvent guère agir par Amour, ils n'y songent qu'en gros. Or, justement y songer reviendrait peut-être à en abîmer l'idée par des complications concrètes, et qui sait si l'on n'aboutirait pas à reconnaître que l'imputation de haine est toujours galvaudée et mensongère, car on n'a jamais vu ni guerre ni crime commis par haine mais toujours par une certaine conception d'amour, un amour du sang, de la patrie, d'un idéal d'homme et d'une société meilleure. Implorer aveuglement l'Amour revient à nier la part foncièrement humaine où, semblablement à l'être en prière qui s'exaspère, un autre être désire ce qu'il appelle Amour et réclame l'anéantissement de ceux qui s'opposent à sa forme d'amour – ce sont deux zélateurs d'aimer, mais l'un est actif et l'autre forme des vœux. C'est bien que pour prier, il faut commencer par fermer les yeux ; il s'agit surtout de ne pas regarder aux motifs d'autrui, de ne pas regarder à ses motifs d'aimer, de façon à invoquer l'Amour en entité principielle et non en réalité humaine, estimation et conséquence. En somme, en toute pensée de qui invente un dieu d'Amour, il est bien nécessaire de fabriquer un diable de Haine...
... Tout ceci me fait rire et m'est égal : je ne parle ici que de ce que je ne suis pas, des erreurs d'autrui, de ceux auxquels je ne veux pas ressembler. Décidément, je suis bien inhumain de n'aimer ni ne haïr : on me jugerait méchant pour n'avoir seulement cure de gentillesse. Et pourtant, bien qu'on m'en haïsse peut-être, on aurait tort de m'adjurer à l'amour : saurait-on alors comment et combien, aimant avec tant de pureté, je serais capable de haïr ? Méfiez-vous de me convertir à l'Amour : j'y serais plus absolu et pragmatique que quiconque, parce que j'ai l'esprit rapide, et j'exterminerais peut-être en ce nom devenu saint ! Contentez-vous de me bien haïr, moi si froid, au nom de l'Amour-cliché : vos haïsseurs sans doute ne vous méprisent pas autant que moi, et même, dans ce combat, vous n'auriez pas tort de vous unir à vos adversaires que je traite d'un pareil dédain ; je fais ainsi, vous le devinez bien, votre réconciliation.
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