Des conventions dans tout sport

Le principe de tout sport, c'est ou l'imitation d'une situation réelle, ou l'objectif d'une performance humaine : on somme, ou l'on offre un simulacre d'enjeu, ou l'on cherche à établir un record. Ces conventions aident à regarder et à pratiquer un sport avec intérêt : un match de football évoque de loin l'aspect d'une guerre, d'une conquête, en quelque conflit de territoire où il s'agit d'aller planter une sorte de drapeau derrière des lignes au fond de la capitale ennemie – en général, les sports collectifs impliquent une idée similaire –, et l'on peut se motiver à courir derrière un ballon en se figurant ce genre de « mission », tandis que le saut à la perche est moins transposable à l'échelle d'une circonstance réelle – je doute qu'un perchiste s'imagine traverser un mur ou un étang –, mais il tâche à accomplir un exploit à la limite de ses capacités ou des capacités de l'espèce en envisageant d'atteindre la limite infranchissable de l'exploit. Ce sont deux principes généraux qui caractérisent la plupart des sports ; c'est même possiblement ce qui les définit en termes de représentation. Sans doute, des disciplines sportives ne s'accordent pas bien avec cette vision, et par exemple ni le billard ni le tennis de table n'évoque directement la transposition d'un fait réel ou une évidente puissance physiologique, mais on y rencontre toujours quand même une pensée de lutte, de combat, de dépassement contre soi et contre un adversaire, ce qui évoque un bellicisme et suppose une puissance ou une dextérité physique qui, elle, pourrait servir dans une situation tangible où ces compétences seraient utiles. C'est même au point que moins une activité se rapporte à la réalité ou à la dimension du record physique, plus on rechigne à l'appeler « sport » : la pétanque et le poker n'évoquent pas aussi fortement le sport, bien que leurs attributs incluent nombre de caractéristiques liées à la pratique sportive (règles, fédération, endurance, stratégie...) – c'est qu'ils n'induisent pas ou guère ni un transfert de réalité ni l'idée d'un possible summum humain.

Si les sports mêlent ces deux idées – imitation et performance –, je remarque qu'aucuns appartiennent plus nettement à l'une des deux : l'haltérophile est du côté de la performance, le boxeur du côté de l'imitation. Dans le premier cas, il faut porter la charge la plus lourde possible en-dehors d'une application concrète ; dans le second, il s'agit de remporter un combat qui est proche d'une rixe spontanée ; mais dans tous les cas, il est nécessaire au préalable établir des normes ou de règles. Dans un sport « de performance », les normes fixent la manière commune d'effectuer le test à dessein de valider le record sur une même base fiable : le saut en longueur détermine par exemple une certaine distance d'élan et la limite de l'impulsion ; dans un sport « de simulation », les règles visent plutôt à limiter la ressemblance avec la situation véritable, surtout pour restreindre les risques de blessure : le judoka est vêtu d'une sorte d'uniforme qui rappelle qu'il s'agit en grande part d'une simulation de violence, et il n'a pas le droit d'infliger un coup de poing.

Quand je regarde une compétition sportive, j'ai toujours à l'esprit ces conventions, et ce sont elles qui entravent mon intérêt : je ne parviens pas à m'extirper de l'impression d'une sorte d'enfantillage et de gaspillage, je vois des gens qui affectent dans le cadre de lois plus ou moins absurdes, et je me demande souvent pourquoi on ne les libère pas de ces contraintes quitte à les mesurer pleinement. Par exemple, une course à pied me semble plus logique qu'une épreuve de marche (ou de cloche-pied, ou de course à reculons, pourquoi pas ?), le marathon me paraît plus sensé que le triathlon (parce qu'enfin, si je dispose d'un vélo, pourquoi ne pas m'en servir sur la partie où je dois courir ?), un combat avec pieds et poings me paraît plus vraisemblable que la boxe anglaise – et même le peu de règles que comporte un « combat libre » d'UFC me pousse quelquefois au décrochage (notamment, l'interdiction de frapper du pied au visage un homme qui a posé un genou au sol, n'est-ce pas inciter cet homme à s'avancer plus ou moins à genoux comme on l'a parfois vu ?). En ce sens, je ne vois guère d'objection à la pratique du dopage, et plutôt au contraire : s'il ne s'agit que d'être le meilleur, pourquoi s'empêcher tous les recours ? il suffit d'en être averti – on sait que les premiers Tours de France se réalisaient avec une telle philosophie extrême et acharnée. Je ne sais guère m'abstraire de l'objectif d'un sport « pur », le plus imitatif ou le moins soumis à des règles, et j'imagine comme idéal celui qui proposerait de vraies batailles filmées avec décès ou qui impliquerait un nombre minimal de restrictions. Chaque condition qu'on ajoute au-delà de cet essentiel m'éloigne du spectacle du sport : c'est que je n'ai cure que quelqu'un se soit personnellement dépassé dans l'effort (cette considération ne vaut que pour moi seul pour ce que j'entreprends, et j'ignore comment on peut être fier pour autrui), je ne me sens point solidaire d'un homme qui consacre sa vie à une occupation aussi dérisoire que taper dans un ballon ou lancer une masse, et je ne m'assimile à aucun homme au prétexte qu'il vit dans mon pays : c'est pourquoi, on le devine, je ne regarde pas de sport. C'est trop de divertissement pour moi, trop de bizarrerie, trop de conventions, j'en suis toujours à me demander pourquoi on ne peut se servir de ses mains s'il s'agit de porter le ballon en tel endroit, ou pourquoi après cette virée en ski il faut feindre d'abattre un ours. Je ne réussis pas à prendre cela au sérieux, je n'y vois que des gamins qui singent avec une stupéfiante absence d'humour, et je ne sais comment « vibrer » pour des gens qui me semblent ainsi agir en perdant leur temps de façon aussi ridicule et sans beaucoup d'autre but dans l'existence que de s'entraîner à gagner une seconde sur telle distance à la course alors qu'ils n'ont aucun rendez-vous urgent, qu'ils disposent déjà de véhicules plus efficaces, et que personne ne les poursuit. J'ai toujours l'envie, quand je vois de ma voiture un jogger sur le bord de la route, de m'arrêter à sa hauteur pour lui proposer de l'emmener où il va avec tant d'épuisement.

Or, avant-hier, j'ai vu un combat d'escrime à la télévision – l'escrime est typiquement selon moi un sport de nature imitative. L'épée (ou le sabre, ou le fleuret) évoque sans conteste le désir historique d'infliger une blessure, et cette discipline se pratique avec les normes, propres au duel, du premier sang versé, selon lesquelles le fait de toucher son adversaire arrête aussitôt le combat, du moins la séquence, en ce qu'on suppose l'ennemi atteint ou mort. Et je veux bien convenir de la norme des pauses récurrentes entre ces passes, mais à condition que j'aie encore l'impression d'assister par intervalles à un pastiche de combat d'épée. Seulement, il s'agissait là d'escrime en fauteuil roulant – les fauteuils restent immobiles, comportent une poignée pour la main inactive, et les concurrents s'affrontent uniquement en agitant un bras et un peu le buste.

C'était un arbitraire de trop.

Je m'en détourne, ça me paraît insensé, comique, c'est plus fort que moi : je ne puis me retenir d'imaginer un handicapé ferraillant en chaise, figée à tous freins, sur quelque champ de bataille, ou, non moins absurde, un handicapé qui, ayant provoqué un duel pour je ne sais quel motif, a pris soin de le déclarer contre un autre handicapé qui, bien sûr, l'accepta ! Admettons que je manque d'imagination, si l'on veut, pour un auteur ; il est vrai que j'ai trop de recul pour beaucoup de plaisirs ordinaires, et je consens à me moquer de moi-même et de mon incapacité à me laisser aller. Ce n'est pourtant pas que je tienne à me moquer de quelqu'un, pas davantage de ces sportifs qui livrent sans nul doute un effort ardu et qui me pourfendraient de leur lame à la moindre vexation s'il me prenait de rire ou de les menacer dédaigneusement ; mais, comme je l'ai dit, il m'importe peu de regarder des gens qui transpirent et se fatiguent (hormis peut-être si cela se passe dans un lit), tout en particulier si, pour le simulacre qu'on me propose et auquel je devrais compatir, décidément je n'y crois pas.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #discussions