Des constellations de mots - second addendum

J'ai l'impression de tourner autour d'une idée après avoir déjà écrit sur ce sujet, d'abord dans un article intitulé « Des constellations de mots », puis dans un premier addendum (que j'ai eu du mal à retrouver pour l'avoir fait figurer dans ma série « Généalogie de l'écrit » tandis que le thème m'en paraît relativement éloigné). N'importe : comme en général le désir d'écrire sur un sujet me signale que je n'en ai pas tout dit, c'est-à-dire que je n'en ai pas intériorisé tous les détails, je produis ici la prolongation brève de cette réflexion, et l'identifie sincèrement pour un nouvel addendum – on sait que je n'écris que pour moi.

Un paradoxe que je trouve avec le langage, c'est qu'à la fois le vocabulaire est, comme je l'ai expliqué, une simplification, une stabilisation lexicale d'un concept, une approximation standardisée d'une pensée (c'est-à-dire que dès qu'on pense « bureau », à la fois on exclut tous les autres mobiliers semblables, et on croit détenir, mais à tort, une image précise de ce qu'on lexicalise), mais aussi qu'en-dehors du langage les pensées demeurent fort imprécises et floues. On pourrait dire sans commettre trop d'erreur : tout ce qui n'est pas formulé en mots se résume à une impression vague. Il faut pour l'entendre se mettre par exemple à la place d'un nourrisson ou d'un animal qui a faim. Or, comment peut-il se représenter la faim ? Certes, d'un côté il s'en fait une impression qui n'est déformée par aucune habitude langagière, il n'amalgame donc pas la faim à d'autres idées similaires, il ne l'associe pas à des concepts moraux, il ne recherche pas une expression approchante qui sera toujours insuffisante à traduire fidèlement son sentiment, en sorte qu'il a une sensation pure de la faim, mais d'un autre côté sa pensée de la faim est très primitive et doit lui apparaître mystérieuse et inquiétante, n'étant associable à rien et ne pouvant se circonscrire à aucun terme. Imaginez que vous ayez faim et qu'aucun mot ne se rapporte en vous à cette idée ! Vous savez que vous éprouvez une sensation désagréable, vous avez envie de manger, vous éprouvez le besoin interne de consommer quelque chose, vous souvenant aussi des occasions antérieures où vous avez mangé, mais quelle pensée vous fera prendre patience, relativiser votre souffrance ou concevoir des façons nouvelles de vous sustenter ? Sans langage, il semble que tout est instinctif ou intuitif, qu'on ne sait rien de la faim, qu'on n'a presque aucun recul au fait sinon par l'expérience c'est-à-dire la mémoire, qu'on se représente tout comme un rapport quasi immédiat, un phénomène direct, une sensibilité subie : on n'a pas de distance, nul mot ne se place entre soi et l'impression pour la rationnaliser et la critiquer, on reçoit toutes les informations presque directement au corps, sans filtre, ni intermédiaire, ni intellection. Tout est terriblement premier-degré sans verbalisation.

Et d'ailleurs, je crois qu'on ne distingue, ne différencie environ que par le lexique et sa variété : quel intérêt empirique autrement à reconnaître le bureau de la table, le rose du fuchsia, les doigts de la paume, etc ? Je ne veux rien exagérer, et je ne nie pas qu'il existe des situations spécifiques où il importe « naturellement » de procéder à ces distinctions, mais je tiens surtout à approfondir ce que j'ai écrit dans mes précédents articles : certes le mot catégoriseet fige la pensée, il y associe ainsi quantité d'erreurs de représentations, mais il est presque indispensable aussi à la définir et à la juguler, et il est délicat, voire impossible, d'examiner une chose sans la séparer par mots. Si l'on n'avait pas le mot, sans doute n'aurait-on guère le préjugé c'est-à-dire le proverbe, mais on n'aurait pas non plus le contourc'est-à-dire au moins quelque exactitude dans la fausseté.

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