Des constellations de mots - addendum

Je cherchais le mot renvoyant au champ lexical de la résignation mais sans l'acceptation négative qu'on y associe : résignation fatidique et neutre relevant de ce que tout logiquement on ne peut pas changer, au même titre qu'on n'est pas négativement résigné de ne pouvoir sauter jusqu'au soleil ou de devoir respirer par les poumons. Et il m'apparut que cette recherche, ainsi que toute recherche lexicale, n'implique qu'une sélection parmi des termes, présents ou non, issus de son dictionnaire mental (disons présents au moins en sommeil sinon l'on ne sentirait pas qu'il existe un autre mot pour remplacer l'autre moins exact et l'on ne serait pas tenté de le trouver) : quand on opère un tel effort, on « tâtonne », et plutôt on tâche à se souvenir, on tourne autour de la notion, on essaie de mettre en phrases l'idée à laquelle on aspire pour faire surgir le mot au détour d'une mémoire usuelle, on sollicite une sorte de réflexe d'association. Pour ma part, l'inspection, qui se fait d'abord sans outil extérieur, s'assimile à une volonté de retrouver une couleur ou une qualité au sein de ses nuances verbalisées existantes : ainsi par impression m'efforcé-je d'en faire apparaître l'expression. Je crois sentir que je me rapproche du sens par circonlocutions successives : les vocables que j'élimine font jusqu'à un certain point l'avancée dans la direction de mon idée. On « attrape », comme je l'avais exprimé dans un autre article, ce qui devient à portée, à force de viser l'acquisition de la meilleure arme et d'étendre ainsi son arsenal, tout en conservant la mire de l'idée initiale.

Puis on « saisit » le mot, on s'en « empare » avec une certaine avidité, de peur de le voir disparaître. On fixe et on « épingle » l'idée qu'on veut, avec un mot. Quelquefois, le mot est un peu mal adapté à l'idée, alors on ajuste l'idée au mot, comme pour le vers quand il faut la rime, et l'idée en sort sensiblement modifiée ou trahie. Mais cette infidélité laisse peu de regrets, car on est ensuite rassuré : on a certes su dire avec le recours d'un vocable d'un ordre collectif ce qu'individuellement on voulait exprimer.

Ce processus prouve déjà combien l'esprit est fébrile, faute de vocabulaire : si le mot n'existe pas, on perdra la notion, c'est pourquoi son désir obsède et pourquoi on s'empresse de sauter sur le premier terme approchant qu'on peut détenir et produire. Toute pensée est un mot : s'il n'y a pas de mot, mieux vaut ne pas y penser – c'est ce que se dit, je crois, l'esprit humain.

Le corollaire de ce mécanisme, c'est bien sûr que, pour penser une idée, on se contente de son vocabulaire : aussitôt que le signifiant s'efface après une recherche infructueuse, on perd le signifié, on oublie tout simplement la sensation ou la réflexion qu'on ne sait pas dire. On ne tient donc pas tant à l'idée qu'à la manière de le traduire qui est en quelque chose une façon de se débarrasser de l'idée : on est soulagé de détenir le mot, mais ce soulagement masque un fait d'importance, c'est qu'on a alors trouvé presque nécessairement une approximation de l'idée personnelle, substitut ou ersatz, et qu'on se dégage aussitôt du besoin de fabriquer ses propres mots pour l'exprimer.

Ainsi, notre idiosyncrasie se nivelle au dictionnaire et rejoint la pensée commune, au moins partiellement malgré toutes les combinaisons de mots possibles.

S'exprimer, c'est rabattre sa pensée au lexique par lequel on se fera comprendre et par lequel, sans doute, on se comprendra soi-même. La somme des mots qu'on emploie pour affiner son idée, si elle en précise sa version, ne fait simultanément qu'ajouter autant de conventions à cette idée, puisqu'en la signifiant le locuteur la rabat justement à des signifiants. Plus j'emploie de termes empruntés pour exprimer une pensée propre, plus il y a de risques que cette idée se change en emprunt c'est-à-dire perde de sa valeur personnelle. Ce phénomène est rendu évident par le fait justement que tout texte qu'on produit est une traduction approximative, trouvée dans le lexique de sa langue, d'un sentiment ou d'une pensée qu'on préfèrerait ne relever que du soi et qui, dans son explicitation, se range au vocabulaire limité dont on use pour l'exprimer : on atténue forcément en soi la force du particulier pour dire ou même se dire quelque chose.

C'est un perpétuel péril pour la science ou pour l'art : si « quelqu'un d'autre », pour le résumer un peu vulgairement, n'a pas déjà créé un mot relatif à une idée, comme on ne peut pas exprimer cette idée, l'idée disparaît très bientôt, même au point, il me semble, qu'on tâche à ne jamais reconvoquer l'idée dans la crainte de renouveler un exercice qu'on a estimé impossible. Nous dépendons trop, pour la science et l'art à venir, de tout ce qui nous précède. C'est pourquoi toute création de mot, tout néologisme, est un acte de service suprême à l'humanité autant qu'un enfermement étriqué : certes, ce mot aide l'humanité à se concevoir, elle trouve ainsi à s'appeler enfin par un nom, mais le mot devient un nouveau prétexte à cantonner l'idée dans les bornes de sa définition, et l'humanité s'y résout encore vite, c'est le mot qui servira pour toute idée équivalente même insuffisamment définie et correspondante, on ne définira pas de longtemps cette idée par un autre mot plus juste notamment impliqué de nuances la rendant plus exacte.

Une grande crainte, un effroi sincère qu'on me jugera dérisoire et ridicule, me vient à la pensée de tout ce qu'on ne découvre pas à cause de l'enfermement dans des mots. On ne fait que retourner des pensées existantes, existantes précisément parce que les mots préexistent pour les exprimer. Ce n'est pas qu'il faille à tout prix inventer des mots dont on n'a pas besoin pour signifier des idées qui ont déjà quantité d'équivalents dans la langue – combien ces néologismes mal définis sont eux-mêmes un fardeau dans la littérature, ne permettant pas même d'accéder à des idées claires, charbonnant la pensée de brouillards conceptuels sans autre avantage que le goût de la parure ! –, mais on est trop tenus, détenus, jusque dans nos mentalités et morales, par tous les implicites que renferme intrinsèquement la somme des mots qu'on croit employer avec innocence pour exprimer ce qu'on voudrait neutre c'est-à-dire réel ou vrai. C'est même plus qu'axiologique, c'est bien davantage que de songer que « aider » est un terme positif et que « corriger » est, lui, négatif : c'est que tout, absolument tout, principal et secondaire, est dans le langage associé par système à des acceptions qui guident, qui entraînent vers d'autres mots influents, en sorte que c'est toute l'expression d'une langue qui induit des sentiments et des réflexions incompatibles aux locuteurs d'une autre langue.

Ce phénomène est sans doute à l'origine de toutes les oppositions par lesquelles on juge une autre civilisation ou société disparate et mauvaise : l'humanité n'est pas unie par une même capacité d'embrasser les faits, puisque des vocabulaires distincts déterminent des différences foncières de conceptions qui se perpétuent. Ce n'est pas quelques mots qui nous manquent pour traduire un Indien ou un Chinois, c'est tout un univers constellé de mots qui fait défaut, toute une cosmologie interagissante avec soi, et qui, malgré l'apparence de fidélité de la traduction, rend inopérante toute assimilation, toute intégration de l'idée qui est pour l'essentiel collective, une idée d'égrégore transmise à travers des siècles de langage. Le témoignage qu'on produit avec des outils issus de la pensée sociale est toujours largement un rapport social : l'individu disparaît à la mesure des moyens tirés d'autres hommes.

C'est pourquoi nous ne sommes pas, presque jamais, ce que nous pensons par des mots : il faut quêter logiquement au-delà des mots pour se trouver, les mots sont des facilités et des inexactitudes, des références qu'on utilise tout faits par commodité mais qui nous altèrent. On pense une chose, et la chose se plie aux contraintes de mots connexes, et l'on finit par supposer que c'était le mot qu'on cherchait. On ne sait plus la subtilité entre les mots qui se rapportait à ce qu'on était de particulier.

J'ignore s'il existe une solution pour se libérer de la contrainte du « préparé » dans les mots. J'ai œuvré longtemps déjà en-dehors du proverbe, qui, plus qu'un mot, est un ensemble de mots qui n'appartiennent à personne, et œuvré en-dehors des mœurs qui est la direction que prennent les mots avant même qu'on y pense : j'ai au moins partiellement tâché de déposséder les mots de l'emprise qu'ils exercent sur l'esprit. Ce n'est peut-être pas suffisant. Je ne saurais nier que je me résous moi-aussi rapidement aux mots utiles à me faire comprendre, au lieu de quérir longuement des mots dépris de significations réductrices...

« Résignation » décidément ne va pas. Et chaque fois que je réfléchis, j'appelle d'autres mots que je connais pour vouloir dire : « Je m'y résous sans préjudice, sans confiance non plus, sans sacrifice ni bravoure, avec une neutralité sans émoi, teintée d'une nuance de travail, parce que cela est, avec réalisme et comme objectivement. » Un lecteur me trouvera peut-être ce mot : alors, ce risquera fort d'être son mot et pas le mien, et je n'en serai pas satisfait. Cependant, est-il bien possible, dans le contexte d'une communication fluide, de passer par des circonvolutions aussi longues ? Ou faudra-t-il que je finisse par inventer ce mot, qui étonnera peut-être à l'excès par sa forme ? oui, mais je devrais au moins explorer s'il n'existe pas déjà dans le vocabulaire... Oh ! combien de difficultés pour une idée, une seule idée !... 

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