Défaut des recueils collectifs

Assurément, il est plus que nécessaire de former entre écrivains méconnus des groupes d'influence et de diffusion, des coalitions de résistance et de propositions, non seulement pour rivaliser vers le labeur d'excellence, mais surtout afin de promouvoir ce que le système éditorial n'a nul intérêt à favoriser compte tenu de son client, à savoir, pour le dire largement mais avec véracité, la littérature.

C'est pourquoi il faut saluer et encourager le principe unificateur des ouvrages collectifs qui, quoique lus environ par personne, peut mettre les rares esthètes et les ultimes curieux sur la trace de courants hardis et d'individus méritants parmi tous ceux qui sont loin d'atteindre ou de prétendre à la notoriété et qu'on ignore en raison d'une écriture vouée à l'impopularité parce que se réalisant sans élément de comparaison avec les succès qui font les vogues et déterminent l'opinion des foules. Et je m'empresse d'ajouter, avant que ce me soit reproché, que je ne tiens point les textes expérimentaux pour forcément exemplaires, et considère que la plupart de ces écrits absurdes, bizarres et confus arborent une « liberté » qui cherche surtout à faire oublier de profondes lacunes ; c'est toujours pour l'auteur le prétexte à un génie ignoré : on ne comprend rien à ce galimatias et l'on trouve que c'est mal fait, c'est donc que l'évaluation se situe « en-dehors des critères de compréhension ordinaire » et que ces écrivains sont au-delà de l'ordinaire Mais que sont donc ces critères alternatifs de jugement ? Ni la forme ni le sens ne se prête à un examen favorable, il faut se contenter d'aimer ou s'effacer, et finir par dire : « J'adore » ou « je ne suis pas assez ouvert. » Cette façon sinueuse d'échapper à la critique me paraît de la dernière lâcheté ; or, nombre de textes d'amateurs sont assemblés de telle sorte qu'on n'y distingue que peu de talents, d'êtres capables d'exprimer avec efficacité une idée forte, et où l'on s'efforce de saisir ces écrits pour les mesurer, ils glissent hors de barème, fût-ce la correspondance d'une intention et d'un effet. Ce que ces collections ont de navrant, c'est qu'elles confirment le défaut de singularité de leurs participants, noyant leur propos vain dans l'égrégore d'une convention que confirme plutôt qu'elle ne contredit la fausse tentative d'audace formelle qu'on y rencontre souvent. Un recueil collectif de poésie est notablement ce qu'il ne faut pas avoir lu si l'on tient à conserver un préjugé favorable sur les poètes neufs : c'est presque toujours à la fois mièvre et hermétique, l'hermétisme ne servant qu'à atténuer la mièvrerie qu'un langage clair révélerait.

Il est pourtant évident qu'un persistant amateur de Lettres ne doit pas cesser de consulter ces parutions obscures à dessein de repérer, qui sait ? la plume originale et inspirante, échappée exceptionnellement du lot commun et susceptible de renouveler les représentations de l'écrit, à condition d'avoir conservé l'ardeur du chercheur et le temps d'une quête que peut phagocyter l'existence simultanée d'auteurs défunts et de meilleures valeurs ; seulement, un tel amateur en France n'existe plus et ces conditions sont révolues. Il y a dorénavant tant de livres et d'archives qu'il est presque inutile de s'offrir comme découvreur du présent ! Même moi qui écris ceci, je me sais de si grands risques d'être déçu en feuilletant les magazines à petit tirage que je préfère m'épargner ce sentiment négatif, sans parler de la dépense pour acquérir de trop sibyllines ou prosaïques médiocrités ! Mais il le faudrait, tout en particulier à dessein d'en faire la critique et la publicité indispensables pour l'émergence, ou la valorisation, des derniers vrais écrivains du monde. Je n'affirme pas que mes commentaires serviraient beaucoup à établir leur célébrité (le nombre de mes lecteurs a atteint un chiffre presque négatif : j'ai moins de correspondants réels que de référenceurs issus de Google ou d'Amazon ; j'obtiendrais peut-être, si l'intelligence artificielle décernait le « Prix de l'affluence des machines »), mais la distinction que j'attribuerais me serait en tous cas une propreté intellectuelle – oui, il faut que j'y songe sérieusement (enfin, je n'ai jamais tout à fait cessé, quoique à intervalles, de lire et critiquer ces revues, ne serait-ce qu'une ou deux par an).

En revanche, je crois que dans l'immense majorité des cas (plus sincèrement encore, je pense : « dans tous les cas observés » et même : « dans tous les cas vraisemblables »), ces livres collectifs n'ont aucune chance de porter à conséquence : c'est qu'en effet ils ne réalisent aucune des conditions de la grandeur. Ils ne sont pas ambitieux, en dépit de l'organisation qu'ils ont impliquée. Les textes y manquent de relief et d'audace. L'art y est trop relatif et sans esprit de perfection. Il ne faudrait y proposer que des chefs d'œuvre pour que dans la somme d'ouvrages de même nature celui-ci se démarque, étonne et fascine. Or, généralement ces auteurs amateurs n'ont pas seulement une écriture d'amateurs, mais une mentalité d'amateurs. Ils sont paresseux, brouillons, vite contents, sans persévérance et ne participent au travail commun que si cela ne leur coûte guère d'effort. Ils ne retouchent pas leur écrit, d'ailleurs sont rarement refusés ; on ne leur réclame qu'une livraison. Ils écrivent en dilettante, dans la conscience de leur banalité et de leur chance, sans intention de production éclatante et admirable. Ils se contentent d'essais moyens en attendant le jour de leur notoriété, quand c'est au contraire dès le commencement qu'il leur faudrait des triomphes incontestables, des textes qui transfigurent au premier aperçu et qui provoquent l'engouement immédiat et durable. Mais ce sont à peine des tentatives qu'ils livrent, comme si on leur avait sollicité un service au lieu d'œuvres d'art. Ces revues enchaînent si manifestement des avortons que tout effet de saisissement est manqué dès le départ : chacun s'est contenté d'un petit morceau convenable sur commande.

Il incomberait plutôt à chaque auteur de débuter superbement sa légende, par exemple en contribuant à un chapitre de l'œuvre sous l'égide d'un même Dieu artistique, au moins d'une même Muse conceptuelle, et en s'imposant une écriture parfaite en son genre, rivalisant avec les auteurs du recueil, pas seulement en se mettant à disposition ou en apportant sa participation honoraire, mais en imposant sa force au groupe et au lecteur avec l'extrait le plus excellent et idiosyncratique en son pouvoir. Je me lasse de ces poussifs fonds de tiroir, improvisations sous contraintes ou convulsions dont l'élan retombe passé le premier travail, de ces souhaits dont la saine ambition sombre en défauts si manifestes de facture médiocre ou de réflexion piètre. Il faudrait que cet ouvrage fût sommet : rayonnement et couronne, pas l'énième publication sous l'égide de la modestie normale et des sympathies banales. Je demande une revue qui ne soit ni un essai de simples travailleurs ni un répertoire désordonné de cynismes et d'ampoules.

Une œuvre sérieuse, solide, tenue. Un recueil plus que propre : impeccable, hardi, ciselé. Un soin méticuleux, caractérisé, au service de styles nets et d'idées inédites. Une matière et une manière qu'on soit bouleversé d'avoir découvertes et heureux de soutenir l'un des premiers.

Je pense à Les soirées de Médan. Une volonté supérieure comme cela, plus ou moins. J'en appelle à des renouveaux volontaires et ambitieux comme cela.

Mais reste-t-il des écrivains pour un pareil sacerdoce, besogneux, précis, immodestes ? C'est ce que j'ignore. On ne les a apparemment pas trouvés ; peut-être encore ne les a-t-on pas consultés, ou peut-être ne les a-t-on pas dirigés vers l'objectif d'une exigence exemplaire... Les auteurs que j'ai lus en grande majorité dans ces ouvrages ne furent pas investis, profitant surtout d'une occasion pour se placer, se dégageant du projet à la première difficulté, tandis qu'il eût fallu leur dire : « Prenez cette revue, mettez-y le texte de vous qu'après votre mort vous auriez le sentiment d'honneur et de fierté d'avoir publié dans votre vie, et qui vaudrait pour elle toute. » Ça n'a jamais été ni fait comme ça, ni présenté comme ça, ni vendu comme ça ; alors tout a fini forcément en anecdotes.

Il ne faut plus à la littérature contemporaine d'autres relativités – nos temps n'ont plus le temps – ; il lui faut, en actes ou non, des manifestes : qu'un texte soit présence, ou qu'il se taise à jamais. L'art a plus que jamais besoin de spectaculaires résurrections.

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