De la corrélation de l'orthographe et des Lettres
À Paul Rafin
On m'objectera que les dyslexiques ne sont jamais écrivains, et l'on se servira de cette observation peut-être vraie (mais pas certainement vraie) pour alléguer contre mes précédentes affirmations qu'il existe bien une relation entre la bonne orthographe et l'esprit lettré : mais a-t-on songé combien il est plausible et logique qu'un mauvais élève en français soit dégoûté et dissuadé de la carrière d'auteur ? On lui représente longtemps que ce qui touche à la littérature passe d'abord par les règles de grammaire et des dictionnaires, et, quand il veut plutôt exprimer de grandes idées que consulter de petits ouvrages – ce qui est tout de même l'ordre préférable d'une langue –, on le renvoie aussitôt aux « bases » supposées nécessaires à écrire bien, et quand même il écrirait quantité de pensées édifiantes, on indiquerait ses accords défaillants avant de seulement considérer la qualité de sa réflexion. On lui impose l'essentiel d'une mathématique et on lui dénie le droit d'accéder à une poésie auparavant, comme s'il fallait savoir compter ses doigts ou désigner chacun de leurs os avant de pouvoir correctement utiliser sa main. Alors, logiquement, faute de se plier aux lois de pareils calculs, il abandonne très tôt la perspective de résoudre ; il dispose de ce qu'il faut pour inventer et innover, à savoir un esprit, mais il vit parmi des ingénieurs qui refusent d'écouter d'autres algèbres que la leur ; et comme une aigreur peut lui naître de ce déni assez absurde et dure de sa compétence, il est vraisemblable qu'il rejette tout intérêt pour les livres, à quoi l'on constatera que son vocabulaire ne s'augmente pas comme les autres, que son langage est moins étendu, son expression moins fine, donc sa pensée moins juste. Or, ce n'est alors pas la rigueur de la dyslexie qui l'a frustré de réflexion, c'est au contraire celle de l'orthographe, et il peut légitimement ne pas comprendre qu'on lui censure une pensée-juste au prétexte qu'il n'a pas doublé telle consonne ou tracé telle lettre muette. Et cela peut le faire comme moi douter de l'intelligence de ce monde de l'écrire, alors il préférera s'en remettre à celui du penser ou du faire, ayant remarqué l'incompatibilité de l'esprit avec des gens si obtus qu'ils ne tolèrent d'entendre une idée que si elle est exprimée en la forme qu'ils ont l'habitude de reconnaître. C'est à se demander si ces savants savent lire, car en quoi consiste au juste la lecture au sens le plus noble, sinon aller à la rencontre de ce qui est inédit, forme et fond ? Il est peu niable, je trouve, qu'un « grand lecteur » d'aujourd'hui, c'est-à-dire quelqu'un qui lit beaucoup, est surtout celui qui est si certain de ce qu'il sait et qui a tant le goût de la norme qu'il s'attache à ne jamais changer de genre ou de style : le lecteur abondant est souvent un esprit fermé qui ne cherche, forme et fond, qu'à être confirmé dans sa forme intellectuelle de prédilection.
Or, à la fin on se contentera de dénombrer le peu de dyslexiques qui ont existé parmi les écrivains et les philosophes, et l'on transformera la corrélation en causalité ; il existe pourtant évidemment un moyen de bien penser qui se départit de tout écrit, au même titre qu'il y eut des humanistes sagaces avant l'invention de l'Académie française, des lexicographes Godefroy, Trévoux et Furetière, et de la linguistique structuraliste, et l'ignorer ou le nier revient justement à confirmer son enfermement dans un système simpliste qui amalgame d'autorité l'intelligence du langage et le pointillisme de la langue. Et c'est sans compter que la mauvaise foi se complète de ce que, chacun étant maniaque de ces vétilles, apprises avec âpreté et labeur, qui constituent le fond auquel il croit de « bon français » et grâce auxquelles il se porte de l'estime, comme ici l'on mesure la portée d'un esprit d'abord au respect des règles de la langue, on néglige d'emblée des idées même parfaitement vraies mais exprimées de manière formellement fautive, et l'on n'examine un texte que dès qu'on n'y repère pas d'erreur formelle, de sorte qu'on n'osera dire d'un aphorisme où il manque les « s » qu'il est pertinent, fût-il recopié du meilleur Nietzsche, puisqu'on est prévenu en défaveur de la faute qui est censée signaler une pensée défaillante – en ceci, on évalue largement le contenu selon le contenant, et l'on nierait l'eau pure d'un joyau qui ne proviendrait pas d'un écrin façonné selon nos mœurs. Voilà pourquoi on ne trouve pas de penseurs connus parmi les dysorthographiques : il faudrait avant cela qu'on eût pu les juger sur leur teneur plutôt que leur superficie, mais le lecteur – tel l'éditeur recevant un manuscrit et qui élimine d'emblée un textes mal orthographié – a cru devoir associer des faiblesses de surface à des manques de profondeur, comme si la vague témoignait ou non de l'abysse, et il a éliminé sans scrupule, sur l'irréductible foi en ce préjugé, n'importe quel document dont il voit et moque les oublis d'accord et d'alphabet qu'il tient pour éliminatoires. Pourtant, que le Contemporain y regarde de près : la baisse de l'esprit ne réside pas dans la baisse de l'orthographe – ce qui le rassurerait –, mais dans celle de la pensée ; prétendra-t-il, malgré l'orthographe juste de Lévy, Musso, Vargas, Despentes et consorts – peut-être corrigés par leurs éditeurs comme le sont presque toujours Rabelais, Prévost ou Balzac (mais le préfacier imputera l'erreur à l'imprimeur) – qu'il y a bien de la pensée là-dedans ? À ce triste régime spirituel, il vaudrait mieux qu'il ne se privât pas de l'opportunité de découvrir de nouveaux auteurs qui n'écrivent pas comme il forme ses mots, que tant de ces autres qui écrivent justement tout comme il pense, c'est-à-dire comme il n'approfondit pas.
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