Contre-offense de l'égoïsme
On reproche souvent aux individualistes et aux amoraux d'être des opportunistes et des profiteurs, gens qui refusent le sacrifice et les concessions en vue de leur bonheur personnel, et qui n'envisagent le monde que sous le rapport de leurs avantages particuliers. On en fait ainsi des personnes méprisables, parias qu'on classe typiquement au sein de la société contemporaine parmi les zélateurs d'un capitalisme sauvage et aveugle, la plaie du genre humain, l'origine de toute continuation inlassable des vices désespérants du monde occidental.
Il faut admettre qu'on tire simultanément un plaisir considérable de ces accusations qui défoulent et qui reportent une culpabilité qu'on pourrait s'adresser à soi-même. S'il ne s'agissait que de sentir le bienfait à exprimer cette purge, on reconnaitrait que l'immense bénéfice de ces imputations revient en tout premier lieu à ceux qui les profèrent : les voilà rassurés ! Ils ont pris parti et appartiennent au camp du bien ! De sorte qu'en un sens indéniable, ils ont grand besoin de ces égoïstes qu'ils offensent : c'est pour leur profit tout particulier qu'ils les conspuent.
Mais la repartie la plus cinglante qu'on pourrait leur rétorquer, c'est que leurs positions solidaires et morales, peu fondées en raison, leur offrent des opportunités et profit comparables, contribuant au moins aussi largement à leur bonheur : ils extraient en effet un énorme avantage personnel de cette situation qui les signale à leur propre conscience et sans argumenter sur leurs bontés, qui leur arroge une autorité et une conviction qui font également, à bien y réfléchir, tout le vice du monde occidental :
« Vous êtes égoïste, clament-ils contre l'homme réfléchi, jugé pour cela insensible, qui propose que sa satisfaction soit la mesure universelle, et généreuse, de toute vertu.
— Vous êtes égoïstes » répond l'homme, devinant combien il est confortable de se situer d'autorité sans réfléchir du côté des foules justes, et comme cette grégarité d'impensé contribue au plaisir.
C'est un égoïsme contre un autre, voilà tout. Si le Généreux ne se croyait pas une valeur supérieure à dénoncer l'Individualiste, il se tairait : son profit se situe dans l'estime-de-soi, dans l'opinion qu'il se fait de son mérite, qui est peut-être l'un des biens intérieurs les plus précieux, un bien qui peut s'obtenir à bon marché rien qu'en suivant des opinions répandues et connotées. Probablement, il se croit altruiste, lui, parce qu'il n'a rien à garder, pas même quelque opinion personnelle sur la morale : c'est faute d'être qu'il n'a aucun secret et « donne » tout ce qu'il a ; l'accusation d'égoïsme le justifie dans son indigence. C'est pourquoi « égoïste » ne devrait pas constituer une invective tant son idée est retournable : il n'existe pas un prétendu altruiste qui ne considère son action comme nécessaire à la poursuite de son existence, un soulagement et un accomplissement. On se sent vertueux à dénoncer les vices d'autrui, et cela constitue, quoi qu'on prétende, un égoïsme flagrant. Devisons donc d'autre manière, et tâchons à trouver des raisons de mauvaise conduite d'autrui : la méthode sera plus constructive que les objurgations de morale qu'on peut retourner sans aucune avancée. « Je suis égoïste ? Soit, et vous aussi, car vous tirez un profit tout particulier et indéniable à penser comme vous faites. Mon égoïsme au moins a l'avantage sur le vôtre de se connaître et de former des réflexions. Dommage que vous n'en soyez pas arrivé à cet égoïsme-là : autrement, nous aurions pu discuter. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top