Contradictions de l'ingénierie sociale
Je ne pense pas me tromper de beaucoup à considérer que la thèse de l'ingénierie sociale consiste à admettre l'existence, au sein des gouvernements, de spécialistes chargés de manipuler les foules et de leur suggérer pensées et volontés pour servir à des desseins politiques masqués. Il s'agirait de persuader insidieusement des masses, d'orienter leur réaction, de les faire adhérer malgré elles à des considérations souvent d'ordre bas et défensif, à les réduire au prévisible, à les acculer au minable. Ainsi, on la définit presque toujours comme une puissance verticale, car on la représente l'exercice d'une secrète lutte des classes que mène une élite antidémocratique et exercée au détriment des liberté et volonté du peuple, pressurant des victimes peu capables de se défendre parce que largement dénuées de forces et de résistance, et, faute de la moindre idée de l'attentat qu'il subit, inapte à anticiper la possibilité même d'une telle entreprise. On poursuit ainsi la vision d'une société de machiavélisme inéquitable où une poignée d'experts aurait remplacé l'imagerie traditionnelle des Juifs conspirateurs, et où la conquête et le maintien du pouvoir, selon des intentions toujours nuisibles et intéressées, passeraient par l'induction de sentiments veules contre des gens démunis, livrés à l'expérimentation comme des misérables.
À présent, il faut examiner cette théorie.
D'abord, j'ignore quelle université formerait ces ingénieurs, et ne sache pas que celles de sociologie ou de psychologie par exemple préparent à de telles sadiques fonctions : certes, il existe chez nous des départements de sciences sociales, mais peu portées à l'expérimentation, pour étudier en théorie ces questions, mais ni l'École Nationale d'Administration ni Sciences Po où l'on prétend que se trouvent ces êtres qualifiés n'enseignent ces compétences, ou d'une manière si rudimentaire qu'elle est sans comparaison avec ce qu'on affirme de la supériorité de ces experts – tout au plus faut-il postuler qu'ils sont formés « en interne » dans certains cabinets mystérieux de communication et de relations publiques. On peut aussi s'interroger, parmi le désert où notre pays stagne depuis des temps en matière de sciences comportementales, comme il se fait que ces élites ne soient remarquables nulle part en assemblées et en revues, où leurs conférences et articles, s'ils étaient si efficaces, deviendraient assurément célèbres, et qu'ils n'aient livré nul travail susceptible d'éclairer la raison humaine sur les ressorts obscurs où l'on dit qu'ils excellent. Mais comme on arguera que c'est justement par dissimulation qu'ils restent inconnus, je n'insiste pas et consens à concéder ce point.
Je me demande également par quelles annonces on recruterait ces gens dans l'appareil d'État, et quels termes dissimulés permettraient de réclamer, en un service public, des employés dont la compétence consiste à modifier l'envie, l'humeur, l'action et le vote de millions de gens en utilisant les ressources d'une communication retorse ; j'aimerais un jour, pour m'amuser un peu, tâcher d'écrire la teneur plus qu'étrange d'un tel entretien d'embauche. Mais j'accepte un moment sa possibilité, ainsi que l'existence pourtant illogique, chez des politiciens qui prouvent quotidiennement leur inaptitude à écrire et à lire des discours, d'une cohorte d'esprits de haute intelligence, perspicaces et redoutables, issus d'élitistes bureaux de conseil comme on n'en a guère vus chez nous à moins qu'ils se cachent, et attelés à toute autre chose qu'à permettre à leurs patrons de ne pas passer pour ridicules à la moindre interview ou allocution qu'ils font. Certes, pourquoi pas ? Mais en ce cas il faut être conséquent et reconnaître que si ces esprits existent avec le degré de lucidité qu'on leur suppose, on doit croire à ce qu'ils aient prévu que quelqu'un dénonce l'ingénierie sociale, parce qu'enfin chacun peut deviner l'impossibilité pour tant de grandeurs même dans l'ombre de se masquer toujours, auquel cas il faut augurer la façon dont ils seraient disposés à rendre cette opposition utile à leurs fins. Or, à y regarder, quel est l'effet psychologique d'une conférence sur leur profession ? Le voici : l'audience sort délivrée et vengée par le verbe, sa colère retombe aussitôt en un purgatif et suffisant : « J'en étais sûr ! », comme après une manifestation où l'on s'est beaucoup agité mais où l'on n'a pas commencé d'agir. Toute dénonciation inutile produit la catharsis, particulièrement en une société aspirant à ne rien risquer, en sorte que, sans doute, un des meilleurs moyens de maintenir l'ingénierie sociale est d'en laisser publier et dénoncer passivement le procédé. Et c'est ainsi qu'en toute vraisemblance, pour conserver la manipulation mentale, il convient de créer les conditions de telles soupapes à dessein d'évacuer l'indignation de qui s'en apercevraient et qui, autrement, seraient tentés de se révolter avec violence : c'est où je prétends que tant qu'on est occupé à disserter sur les moyens d'un mal, tant qu'on en analyse les méthodes et qu'on joue à s'étonner de procédés qu'on lui trouve à toutes sortes de degrés, on ne l'attaque pas, et que ce devient un sujet en quelque chose intéressant sinon agréable au lieu d'être une lutte – ce qu'on ne déteste qu'en théorie prend la forme d'une longue discussion dont même les experts finissent par entrer en désaccord sur des vétilles. Ainsi, le dénonciateur de l'ingénierie sociale participe pleinement à son efficience, sauf à considérer que le comploteur ne soit qu'à moitié génial et n'imagine en rien la possibilité qu'on dénonce ses malversations. Mais alors cette position mitigée me paraît un comble aporétique : c'est qu'une théorie au moins doit comprendre ses propres prémisses, sinon elle s'effondre, de sorte que ou l'ingénieur social est suprêmement intelligent pour jouer des foules et va jusqu'à prévoir sa contestation (ce qui est tout de même plus aisé que d'exercer un conditionnement sur des multitudes), ou il est médiocre et pauvrement capable pour n'y pas parvenir, et, finalement, est si incompétent à réfléchir qu'il ne sert probablement à rien et ne vaut pas qu'on s'inquiète de lui.
Plus encore, l'idée d'ingénierie sociale est évidemment à la mode, on voit partout des « professeurs » exposer avec des rudiments de psychologie le mécanisme des manipulations, et en tant que mode, elle est un révélateur de mentalité, au point presque qu'elle n'a pas tant besoin d'exister dans la réalité que dans l'imaginaire moderne : c'est un fait qu'on se presse en foule à ces conférences envolées remplissant des salles. Pourquoi cet engouement, surtout rapporté à si peu d'actions concrètes, autant de la part des témoins que des conférenciers ? Je veux dire : si j'en étais à admettre que quelques hommes mènent une expérimentation malhonnête sur moi, mes collègues, mes voisins et mes enfants, et si je pouvais démontrer, comme les partisans de cette thèse s'en vantent, l'intrinsèque perfidie de leur démarche, je n'aurais nul scrupule à aller trouver ces intelligences maudites avec une arme et à faire justice moi-même, car ma conscience serait sauve et j'aurais agi en une certitude étayée de preuves faciles à produire et pour le bien du monde. Or, cela n'arrive point, cela n'arrive jamais, personne ne se livre à de tels actes, ce qui alimente un soupçon sur la sincérité des teneurs de cette théorie : ils clament une conviction énorme, mais il doit leur rester au moins un reste de doute, parce qu'ils ne font rien que parler et récupérer la recette de leurs discours. Et, bien sûr, ils prétendent que la parole est une arme, et qu'ils « éveillent les consciences » et ainsi « préparent à la révolte », mais on est quand même forcé de constater qu'elle ne permet pas le commencement d'un changement et qu'on ignore comment elle le permettrait. Or, puisque ces conférences ne donnent évidemment pas aux foules le ressort qui leur faudrait pour se délier de cette subjugation, il faut qu'il s'y trouve quelque bienfait, quelque agrément, quelque plaisir enfin, sinon le peuple ne s'y rendrait pas, car on ne le voit jamais et nulle part se déplacer nombreux pour d'autre intérêt que le divertissement, il n'y a que la distraction et l'amusement pour le concerner avec un tel sérieux, c'est là la mesure de ce qui lui correspond. C'est notamment ce qui me gêne avec ces conférenciers : ils sont eux-mêmes, d'une façon qu'ils négligent, les continuateurs de l'emprise de l'ingénierie sociale (si elle existe), utilisant les attributs des foules actuelles et y complaisant. Il faut expliquer ceci :
La première chose qu'il faut remarquer, c'est que leur regard sur la société est tout entier vertical c'est-à-dire presque uniquement limité à un effet descendant de l'élite au peuple, ce qui constitue leur erreur foncière de jugement simplificateur, à laquelle ils tiennent parce que c'est une vision si aisée à concevoir qu'elle est propre à trouver des partisans parmi des êtres grossiers – nous vivons une époque où la subtilité suscite peu de suffrages, ou parce qu'elle obligerait les gens à un effort, ou parce qu'altérée en symboles elle devient une préciosité sophiste dont il ne reste rien de tangible. Les croyants et discoureurs de l'ingénierie sociale arrêtent toujours leurs développements précisément où le public devient incapable ou indésireux de les suivre, juste après l'exagération adhésive et avant la distance raisonnable. Ils supposent par exemple que pour inciter le peuple à recevoir un vaccin, il a fallu lui créer une peur qui le démit de sa faculté critique, mais ils seraient en peine de démontrer que ce peuple disposait d'une faculté critique avant d'avoir peur, et ne font même pas l'essai de le vérifier – cela ne se voit d'aucune manière, c'est un présupposé uniquement flatteur, car ce peuple ne lisait ni ne lit en moyenne cinq livres par an et refuse depuis longtemps l'effort d'examinersans qu'on puisse bien dire qu'un État ait voulu ou pu provoquer un pareil abandon de sa force. Le peuple – c'est évident même sans se sentir appartenir à une « élite » supérieure – est devenu si intellectuellement paresseux et réactif aux passions faciles, qu'il me vient la pensée que s'il existe des ingénieurs pour modifier ses humeurs avec tant d'aisance, alors le peuple mérite par sa faiblesse à être ainsi soumis, en sorte que les puissants sont bel et bien plus sagaces et qu'ils sont en effet à leur place à gouverner. Je sais bien qu'à présent nos conférenciers sont nombreux à prétendre que l'Éducation nationale est entre les mains des ingénieurs sociaux, et que c'est dès la formation des esprits qu'on incite à ne jamais remonter à la source d'une allégation, néanmoins les programmes scolaires même les démentent, sans parler des enseignants qui n'auraient nul profit à tirer de cette propagande, à moins qu'on se figure un paradigme inconscient qui les inciterait, au moyen de subliminales machines, etc... Autant dire que les mœurs se confondent avec l'effort d'influence vertical, et même que tout cet effort ou presque ne consiste qu'en les mœurs. Car ce sont les mœurs qui poussent à l'évanescence mentale, et il me semble que les mœurs sont des véhicules d'une telle inertie qu'il est presque impossible de les mouvoir dans une autre direction que celle où elles sont lancées par volonté collective. Un Contemporain passe l'essentiel de sa vie non à suivre les préconisation tacites ou explicites de son gouvernement, mais à respecter les mœurs de son environnement. Vous, ou votre voisin, n'avez jamais été poussé, ni à l'école ni ailleurs, à ne lire que du Musso ou à ne pas lire (ce qui vaut mieux, Musso étant pire que rien), aucun Français n'a reçu l'injonction de sacrifier son temps libre en jeux puérils : il le fait parce que c'est permis, parce que c'est répandu, et parce qu'il aime ça. Il n'existe pas une injonction pour obliger le professeur à influencer ses élèves en procédant à l'analyse de Lévy ou de Vargas. Il faut enfin l'admettre, la turpitude qu'on postule l'effet de l'ingénierie sociale est présente chez le peuple avant la possibilité d'action de cette ingénierie : on fit donc là, suivant une opportunité à la fois affolante et plaisante – plaisante parce qu'effrayante, affolante parce qu'impliquant l'extériorité qui contribue au plaisir d'être hors de cause –, la confusion de la concomitance et de la causalité. Même, si l'on regardait au Covid-19 tant avancé pour preuve par ces amateurs de complots, on verrait que l'État français, comme souvent, tâcha d'abord plutôt à rassurer sa population pour s'épargner le désagrément de suivre ses lubies : n'est-ce pas l'État qui le retenait de se précipiter sur les masques au commencement et qui lui signalait combien il était absurde et prématuré de tourner ce virus au drame ? Si l'on est bien honnête et véridique, on constate qu'il a plutôt suivi l'avis inquiet des foules qu'il ne l'a incité ou provoqué : avant d'entendre des ministres sur ce sujet, le Français était incontestablement suspendu aux chaînes d'informations alarmistes dont il se repaissait, l'œil exorbité de dévoration avide, et, qu'on suppose ou non que ces médias aient reçu l'ordre de promouvoir la peur, il faut reconnaître qu'ils y avaient un intérêt purement commercial parce que c'est ce qui plaisait au téléspectateur, et ce qui lui plaît toujours, et ce qui le fascine, et donc ce qui produit l'effet d'audimat qu'aspire à produire n'importe quel média pour gagner de l'argent, et ce avant même qu'un gouvernement lui ait suggéré combien il peut trouver d'avantages à se sentir paniqué : soyons franc, il y tendait furieusement au préalable. Il est faux, ou exagéré, de prétendre que la peur collective est la volonté des gouvernements : la peur est d'abord la volonté personnelle du peuple contemporain, en un désir et un caractère marqués. J'ai déjà exprimé le mécanisme de cette volonté qui se résume ainsi : l'être du Confort vit peu d'événements, par conséquent il est foncièrement humilié de disparaître d'insignifiance et d'impuissance, il lui importe donc de se fabriquer des troubles, c'est pourquoi on le voit tant, au travail et dans sa vie privée, se plaindre de soucis dérisoires, jusqu'à déprimer parce que son métier est trop aisé, ce qu'on appelle le « bore out ». Autrement dit, il a besoin d'inventer des problèmes, ce qui lui prodigue l'illusion d'une grandeur parce qu'alors il devient à son jugement quelqu'un qui est digne de recevoir des problèmes et de les résoudre ; il gagne des péripéties et se change en héros d'une certaine histoire, il ressent des émois qu'il croit propres à l'instruire en tant qu'homme digne, dont la peur qui est un sentiment ostensible et facilement gagnable. Ainsi, le Contemporain peut largement se définir comme un être en quête de problèmes et qui « fait des histoires » pour se savoir important et se trouver de la grandeur : la quête du problème préexiste au Contemporain, elle n'est pas pour l'essentiel la conséquence d'incitation extérieure mais un principe immanent qui relève sa médiocrité et son sentiment de néant.
En cela – il faut ici me lire bien attentivement –, la dénonciation de l'ingénierie sociale, qu'elle existe ou non, est encore la mainmise sur un problème qui va conforter le Contemporain dans un rôle ontologique : cette théorie préoccupante est certes de nature à rassasier son désir de se créer une inquiétude et un scandale. C'est de quoi réaliser en lui, comme n'importe quel complotisme, qu'il soit mensonger ou avéré, une sensation d'effroi, d'angoisse et de révolte qui le stimule sans pour autant qu'il se sente le devoir d'agir et se croie mis en demeure de prendre une décisionet un risque ; c'est un bouillonnement froid, contenu dans la casserole, sans danger. C'est pourquoi, parmi les craintes conscientes qui le valorisent en lui attribuant une « fonction » et une « personnalité », on trouve quantité de thèses terribles, fallacieuses ou vraies, qui, pour n'avoir environ aucune conséquence sur la vie quotidienne, enferrent les fidèles dans la pensée qu'ils peuvent enfin s'engager, mais en pensées seulement, dans un combat pour lequel ils sont « éveillés » c'est-à-dire supérieurement instruits, leur offrant de ressentir un peu d'exaltation effroyable ou batailleuse. La pure fabrication de problèmes, ou l'artificialisation des problèmes, est le symptôme d'une société sans véritable problème, du moins sans problème plus profond que les affres de son désœuvrement d'irresponsable, invention identifiable à ce que le problème est d'un effet si relatif sur celui qui le dénonce qu'il n'a même pas le souhait d'agir plus que symboliquement pour s'en débarrasser.
– Le Covid-19, par exemple, n'a touché presque personne, le plus souvent on ne connaît qu'au second degré quelqu'un qui en soit mort, encore ne peut-on pas assurer que le virus fût seul à l'origine du décès, et c'est pourquoi la société et les mœurs trouvèrent l'opportunité de créer la « comorbidité » à laquelle on s'empressa de croire, terme par lequel on aima penser que la maladie bénigne pouvait être confondue avec des pathologies chroniques graves et contribuer insidieusement et presque indémontrablement au décès. Cependant il fallut contre ce mal, parce qu'il était moins létal que la grippe, que le Contemporain en produisît une enflure considérable et prît contre lui des mesures aussi fermes qu'éloignées de sa propre action, en quoi je persiste à prétendre que si la maladie avait été réelle, que si le particulier avait eu à défendre vraiment sa vie contre un ennemi sûr et visible, il eût été moins ardent à ordonner contre autrui et tenir des positions sur ce qu'il ignore, et qu'il eût appréhendé un fait avec bien plus de fatalisme et de philosophie, la dimension de l'imaginaire étant toujours chez lui le point où l'irresponsabilité le rend le plus intouchablement vindicatif. –
Après tout, quelles sont l'importance et la nuisance d'une tentative de propagande et de conditionnement sur celui qui la devine ou la sait ? Tout au plus va-t-il déplorer que certains se livrent à ces malhonnêtetés et que le procédé fonctionne sur d'autres, mais il se croit déjà dégagé d'accusation de complicité ou de complaisance et vit très bien sa certitude et sa grandeur, car il s'estime sorti du lot et protégé par sa connaissance ; il est renseigné, lui ; on ne lui « fait plus ». Qu'on mesure comme la « conviction » de l'existence de l'ingénierie sociale est une satisfaction et un soulagement : voici des gens qui se figurent avoir su « avant les autres » et qui se sentent libérés d'une naïveté ancienne. C'est en soi un grand profit de se savoir meilleur à si petit prix ! Les lecteurs de cette littérature sont assurément des personnes qui, ayant débusqué une angoisse d'ampleur presque cosmique, en deviennent les conservateurs et estiment savoir s'en défendre. C'est parfait, et bien parfait pour... l'ingénierie sociale même. Et pourquoi ? En quoi consiste la contre-productivité fondamentale de la théorie de et contre l'ingénierie sociale ? En ceci :
L'informé – l'initié, car il y a certainement là une fonction psychologique commune à tout mystère dévoilé qu'on nomme « initiation » – utilise sa science pour déresponsabiliser le citoyen ainsi que lui-même, si bien que ce n'est jamais sa faute si le Contemporain a peur ou se comporte avec irrationalité : c'est parce qu'artificiellement une puissance d'une intelligence surplombante dotée de moyens faramineux y a conduit, c'est parce que, dans sa bonté tendre, il n'imaginait pas qu'il pût exister ces diabolismes manipulateurs, c'est parce qu'une intention mauvaise a corrompu les bonnes réactions qu'il aurait naturellement eues dans la situation où il n'aurait pas été influencé ! C'est ainsi encore et toujours du fait d'une volonté pernicieuse si le Contemporain se comporte mal et ne réfléchit à rien, ce n'est pas lui qui mérite sa déchéance et ses maux faute du moindre effort personnel pour soutenir la consistance d'un individu, c'est quelque volonté tapie au sein de la société même qui le conduit à déchoir malgré lui sans qu'il soit en mesure de s'en apercevoir, en quoi il faut supposer qu'au préalable il est à peu près bon et vit dans l'ignorance générale de la vilenie : il n'est donc nul ferment interne à dénoncer dans le Contemporain, et, sans être parfait, il est de constitution morale suffisante, car la déficience procède d'autre part, comme c'est commode ! Le conférencier même, qui se croit hautement instruit du mystère du mécanisme corrupteur, s'estime libéré du moindre devoir d'introspection, ne se sent pas comptable de ce qu'une poignée d'invisibles manipulateurs font des autres – qui n'écoutent pas ses prophéties – en les déformant, et son public également se situe hors de cause puisqu'il tient à s'en informer, au contraire de beaucoup ; nul ne consent donc à chercher plus avant s'il n'est pas partie prenante de ce processus, s'il n'induit pas lui-même à autrui autant d'opinions fallacieuses qu'il en accepte avec joie sans examen, ce qui pourtant se vérifie tous les jours de sa vie : ce problème est pour eux réglé, c'est la faute à la fois des ingénieurs sociaux et à des esprits faibles qui obéissent, mais voilà qu'ils croient qu'ils n'entrent plus dans le jeu des influences de domination ; or, que ne voit-on pas que cette mentalité qu'ils incarnent est précisément la mentalité parfaite pour perpétuer le mieux un régime de conditionnement, à savoir des gens qui, complètement passifs, estiment que leurs savoirs suffisent à les écarter du foyer du problème et de toute influence ?! Ils feignent d'ignorer que chaque citoyen comme eux se sent inaltéré et dur, qu'il n'en existe pas un qui se dise veule et influençable, que l'être sujet aux influences est tout juste celui qui se croit certain de son fait, et qu'en tout ils se conforment méticuleusement aux traditions et aux valeurs qu'ils ont bien apprises et qu'on leur renouvelle, ce que traduisent par exemple leur attitude policée durant la conférence ainsi que les questions serviles que systématiquement ils posent. Ils ne sont même pas là pour apprendre à douter et à user de leur sens critique, la plupart ne prennent rien en notes et ceux qui le font n'indiquent au papier que des idioties, ils avalent un discours qui les agrée, ils ne sont à la recherche que de confirmations, ils n'examinent toujours pas des démonstrations, au même titre que les discours des gouvernements agréent celui qui les gobe et cherchent à créer une sensation de conviction ; les mêmes conditions de confort sont réunies chez eux et chez leurs adversaires pour admettre sans un regard ce qu'il faudrait commencer par inspecter ; ils ont vis-à-vis du conférencier la même attitude d'adhésion aveugle que ceux dont ils critiquent la confiance pour les messages du gouvernement. On est même enfin surpris de trouver des orateurs tout satisfaits pour avoir été écoutés et suivis par tant de gens qui se comportent exactement comme ils avaient prévu et comme ils l'auraient fait pour être écoutés et suivis s'ils avaient été les ingénieurs sociaux qu'ils conspuent, et s'ils sont satisfaits, c'est parce que, comme c'est à eux qu'une foule a l'obligeance de répondre avec tant de sympathie, cependant qu'ils les fascinent et leur donnent des frissons similaires aux peurs exacerbées qu'ils ridiculisent, c'est à leur avis tout autrement que si c'était à un gouvernement, parce qu'en leur pensée bornée le gouvernement veut forcément du mal, tandis qu'il sait, lui, que s'il parle, c'est tout au contraire pour le bien des gens ! Voilà comme chacun ignore la grande leçon que pourrait procurer une telle séance d'hypnose collective qu'il faudrait soudain savoir faire durement retomber, qu'il faudrait inverser, qu'il faudrait humilier, pour édifier l'auditoire sur ses travers, à savoir que la condition de perpétuation de tout système d'influence est l'envie d'adhérer, que le public de ces conférences contre l'ingénierie sociale est un modèle de foule qui ne critique rien non plus, et qu'en somme il n'existe pas de méthode qui contraigne un homme à vouloir se couper une main ou recevoir des humiliations s'il ne se sent pas d'abord disposé à un tel sacrifice, s'il n'y devine pas un avantage intérieur, et s'il n'y reconnaît nul bénéfice personnel. On peut encore l'exprimer autrement : le meilleur ingénieur social est la société-même, l'égrégore de ses membres, l'homogénéité qu'elle se transmet sans ordre et par seule capillarité, et pas quelque savant obscur qui exécute de lointains calculs sur des foules inférieures. Pourquoi s'interdire de le signaler ? Et comment ose-t-on ne pas oser le remarquer ? Le conférencier, qui n'est quand même pas imbécile en psychologie et qui multiplie les interprétations compliquées, semble l'oublier et se défendre d'en parler. Sa communication porte sur des facteurs secondaires du conditionnement, et rien sur le principal, à savoir que nos mœurs reposent entièrement sur le désir de s'adapter et de complaire : pourquoi tout à coup une telle offuscation du jugement critique au lieu même où l'on prétend en disserter, comme si l'on n'avait jamais rien su, ou voulu savoir, de la mentalité intrinsèque du Contemporain, et comme si, à vrai dire, ce domaine de la psychologie était à peu près inexploré et tabou ?
C'est qu'à force d'épargner un consommateur et un client, on renonce à lui représenter que c'est lui l'origine de ce qu'on lui expose, que c'est lui qui favorise les paroles qui prennent bien, que c'est lui qui fait la publicité de ce qu'il y a de plus épidermique et piètre, à commencer par les ragots médisants qu'il colporte et dont les influences politiques ne sont qu'une variété, et qu'il n'en tire toujours que ce qui encourage son confort et sa facilité, notamment quand ce confort et cette facilité l'enjoignent à concevoir, avec un intérêt apparemment paradoxal, des peurs imaginaires. C'est la raison même pour laquelle le conférencier le traite alors en élu et en exception, en confrère et en initié, atténue ou annule sa responsabilité, éloigne de son propos toute idée de cet ordre des choses qui l'exposerait et pourrait lui déplaire : à dessein surtout de ne pas l'humilier comme il déteste qu'on le fasse même quand c'est juste et qu'il le mérite, de façon qu'il suive une énième leçon accessible et aisée, dont la simplicité même lui permet d'en accepter la teneur et de se ranger du côté des victimes, mais éclairé. Au contraire, l'importune vérité, virulente et intempestive, c'est qu'il n'existe pas de plus efficace conditionnement que les mœurs qui parviennent à faire croire qu'on veut ce dont on n'a pas envie et qu'on sait ce qu'on n'a jamais examiné (on imagine seulement qu'on veut et qu'on sait, que c'est issu de soi, mais on doit reconnaître qu'initialement on n'a point fait l'effort de distinguer le soi et l'autrui) ; et l'on dirait que c'est précisément l'ingénierie sociale qu'on dénonce ? Pourquoi plutôt ne pas dénoncer la « sociabilité » au sens large, c'est-à-dire, en une psychologie intrinsèque, tout ce qui, dans la société même et sans qu'il soit besoin de recourir à une force externe, souhaite et désire l'abandon et l'évanescence, le report automatique des responsabilités, la délégation des ressources propres de l'esprit ? Il fait longtemps que le Contemporain n'est pas en état de savoir ce qu'il est en-dehors des mœurs tandis qu'il espère encore se connaître un fondement en-dehors des ingénieurs sociaux, qu'il n'est plus en état d'imaginer comme il pourrait vivre sans habitude ni tradition qui lui sont si profondes et consubstantielles, qu'il n'est plus en état de se figurer manger hors des heures « normales » ni une activité personnelle loin des divertissements qu'on lui propose ; voilà pourquoi il répugne à ce qu'on interroge sa manière de vivre, mais il consent toujours à ce qu'on s'en prenne à ce qui est hors de lui, à une poignée de spécialistes bizarres qu'on n'a jamais rencontrés, et qui, par conséquent, n'ayant même pas de visages, ne peuvent se défendre, de façon que cela n'affecte pas l'adhérent de cette thèse, et il demeure libre, après la conférence, de s'en retourner aux mêmes paresses intellectuelles et aux mêmes routines, et de succomber aux mêmes tentations faciles, et de lire les mêmes ouvrages qui l'abrutissent et le conforment, et de s'effrayer de l'existence de l'ingénierie sociale après s'être effrayé de ce que l'ingénierie sociale est censée avoir produit.
En somme, les moyens dont on lui fait croire à l'ingénierie sociale sont les mêmes que ceux que l'ingénierie sociale utiliserait, si elle existait, pour les persuader d'autre chose. C'est exactement la même méthode, il ne s'agit que de l'aborder par où il suppose déjà savoir quelque chose, et d'abonder dans cette direction. Où il faudrait au contraire le changer profondément pour le rendre peu accessible à l'ingénierie sociale, on le conserve et tâche à le persuader et à l'influencer pour que l'ingénierie sociale lui paraisse une monstruosité dont il doit avoir, en une proportion identique aux paniques qu'ils dénoncent, extrêmement peur. On ne touche pas à la tendresse, à la mollesse, à la malléabilité du matériau qui reçoit des impressions, on n'infléchit pas la faute du Contemporain et sa perméabilité essentielle, on se sert également de ses défauts pour impressionner, fût-ce contre des impressions opposées. Comme on ne lui attente pas, on le maintient attentiste : il faudrait plutôt l'insulter au moins provisoirement, le bouleverser avec dureté et le forcer à adopter une réflexion qui le rende moins propre aux conditionnements, mais comme il vient écouter la conférence du fait même du conditionnement né du confort, on aurait trop à perdre à critiquer ses vœux car il ne voudrait plus venir, alors on feint de l'informer et de lui être amical, on le flatte, on accompagne les envies par lesquelles il est venu, et en définitive chacun est fier d'être mis hors de cause. Ainsi, comme à présent on sait ce qu'il faut savoir, on a une raison de se sentir moins sujet aux influences : on se croit déjà au-delà de cette basse gravitation des gens qui se laissent berner – mais leurs détracteurs leur répondront exactement la même chose, à savoir que les complotistes justement sont des gens qui se laissent berner !
Et comme l'enseignement, qui est le plus terrible, le plus nécessaire et le plus riche de conséquences, de la faillite générale et particulière de l'esprit critique et de l'abandon du travail mental et sur soi, est ce qu'on défend de mentionner et de développer par crainte d'impopularité – à savoir une vaste psychopathologie du Contemporain –, et puisque le reste, si élémentaire et infondé, finit logiquement par se répéter, il faudra trouver de nouveaux exemples pour prétendre démontrer mieux, d'autres astuces pour prolonger l'idée, et l'enrichir d'émois supplémentaires, et la tourner en machiavélisme extraordinaire, au risque de provoquer l'ennui et d'empêcher l'audience de trouver intérêt à payer pour un séminaire complémentaire, et affiner l'explication des méthodes de manipulation à un degré d'alambication de moins en moins crédible puisqu'on parvient ainsi à des subtilités qui, plus abstruses et complexes que le Contemporain normal, ne sont même pas en mesure d'être entendues par lui ; c'est pourquoi le conférencier en viendra logiquement au forum de Davos, au Crédit social à la chinoise, à la conspiration des Hauts, à l'avènement des 144 000, etc, etc, etc.
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