Condition de la constance dans un couple

Pour qu'un couple puisse rester uni, il faut tout logiquement qu'aucun de ses membres n'ait beaucoup changé depuis l'union : aussitôt que l'un évolue, il faut que l'autre souscrive de nouveau, qu'il l'admette ou accepte la différence, ou il croit s'être engagé avec quelqu'un qui n'est plus le même, avec quelqu'un d'autre, et donc juge qu'il peut à bon droit ne plus adhérer – un contrat même tacite a toujours quelque chose de conditionnel. Ce reparamétrage peut certes se produire si l'autre s'adapte, mais ce n'est pas sans risque : dans un couple, tout éloignement de l'un à son état initial provoque un potentiel de rupture susceptible de libérer l'autre de son engagement. Ainsi, pour qu'un couple perdure, il faut ou que l'un fasse preuve d'un haut degré d'ouverture, ou que rien ne change dans la mentalité de l'autre. Or, si l'on admet comme moi, avec le recours d'une forte science statistique telle ma Psychopathologie-du-Contemporain, que la faculté d'innovation et d'adaptation est ce qui fait le plus défaut à la créature de nos temps, on sait que la particularité humaine qui sauve le couple est la constance de la médiocrité : nul ne modifie vraiment ses usages et réflexions, nul ne connaît d'évolution véritable de son jeune âge à sa vieillesse, et c'est pourquoi nul n'a la surprise de s'apercevoir que son conjoint n'est plus la personne qu'il a aimée. Ainsi vont la routine et le divertissement, habitudes et vacances : ces circonstances ne créent aucune altération de personnalité, nul ne peut se targuer d'avoir conquis un attribut nouveau, gagné une pensée, triomphé d'une bêtise, chacun demeure et donc le couple reste. L'époque où nous sommes – quoique peut-être aussi les époques antérieures – est celle de l'heureuse stagnation des concubins... Songer qu'un couple dure vingt ans et plus !

On peut même s'interroger si le couple n'est pas le prétexte fondamental et l'instrument de la permanence des êtres : il établit des habitudes d'existence et de pensées dont les conjoints réalisent qu'elles n'ont, pour la continuation du foyer, pas intérêt à changer. Cette fonction du couple traditionnel induit au moins en partie que ses membres se sont résolus à ne pas faire état de leurs distinctions, et si possible à ne pas connaître de distinctions du tout, ce qui constituerait un péril à leur monde de confort. Il est ainsi nécessaire de constater qu'un couple-de-longue-date se connaît comme binôme de personnes inaptes à l'altération, handicapés de l'évolution : ils sont contents de leur fidélité, s'en réjouissent comme un mérite, mais c'est seulement à eux-mêmes, l'un et l'autre indépendamment, qu'ils sont restés fidèles, uniquement parce qu'ils ne savent intérioriser des données extérieures, cette intériorisation étant ce qui réalise l'altération personnelle ; tout était déjà tel en eux au moment du début de leur couple. Ce sont proprement des demeurés, il n'y a que des imbéciles heureux, c'est la raison pour laquelle, inversement, on voit évidemment que les divorcés sont des gens qui, au moins une fois dans leur vie, n'ont pas craint des modifications. Pour quitter, il faut, ne serait-ce qu'en une occurrence, réinterroger l'existence : cela n'arrive pas à ceux qui font profession d'être toujours pareils et se contentent de leurs « acquis ».

Ne vanter donc pas automatiquement les couples anciens, mais essayer de discuter avec eux, plutôt : si l'on ne manque pas soi-même de discernement, on ne tardera pas à reconnaître des sots qui, s'accommodant depuis longtemps de cette structure, se supportent ensemble et ne s'aiment plus individuellement.

Post-scriptum : Sans doute, l'idéal d'un couple se situerait dans l'effort perpétuel non à se faire plaisir, mais à s'améliorer de façon autonome. Selon une morale à peu près inédite ici et que j'ai souvent dépeinte, ces êtres pourraient rivaliser d'effort pour exceller, et, dans le goût commun de l'élévation, désirer atteindre sans cesse à la hauteur de l'autre de façon que jamais une stagnation les empêcherait de s'admirer. Mais j'ignore si une telle émulation est possible : ce siècle ne produit que des gens qui trouvent un intérêt primordial au confort et dont la quête essentielle est à plus d'aisance. C'est néanmoins un idéal concevable : deux esprits artistes par exemple, ne négligeant nul critère rationnel de grandeur, s'enseigneraient sans fin des manières-d'être supérieurs et donc aimables, sans que l'un ne succombe à la facilité, sans que ses forces ne décroissent visiblement, sans même qu'un mépris puisse naître d'un manifeste distinct et en quelque chose dédaignable par l'autre. Je ne sais si cela s'est déjà vu dans l'histoire des amants ; j'en doute, et il importe de ne pas se fier à des chimères de théorie : croyons donc plutôt que le couple est voué à l'échec, et misons avec bien plus de probabilité sur son renouvellement plutôt que sur sa permanence.

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