Comme on emporte les enfants

L'influence qu'on exerce auprès de ses enfants ainsi que l'affection qu'on obtient d'eux sont, instantanément, en rapport direct avec le temps dont on dispose en-dehors du travail, c'est-à-dire avec la prééminence qu'on accorde au travail, et même à tout travail, y compris et surtout au travail qui n'est pas de nature professionnelle, au travail personnel, à ce devoir intime qu'on se sent de travailler pour soi plutôt que pour les autres. L'homme occupé aussi bien à construire sa carrière que son identité (on entend mal aujourd'hui que pour l'homme étroitement cohérent la profession peut être un accomplissement individuel !) ne peut aisément consentir à quitter ses responsabilités individuelles, à se livrer à la détente improductive, à se retenir de travailler sans bientôt se mépriser, comme on fait quand on passe du temps à jouer avec ses enfants : c'est un homme en général sans divertissement, qui n'a que peu d'heures de reste pour le repos, et usant de la plupart de ses libertés pour rester actif et poursuivre un accomplissement – il est égoïste si l'on veut, mais le vrai travail est toujours par essence égoïste, en ce que l'homme qui vit une saine mentalité de travail veille avant tout à se développer intérieurement plutôt qu'à en tirer de l'argent ou du prestige, et c'est pourquoi le travail lui est essentiel plutôt qu'accessoire, et pourquoi le divertissement lui fait l'impression d'un gâchis.

Ainsi le travailleur véritable et philosophique, convaincu et acharné, fut-il en général plutôt « forcé » à sa progéniture que volontaire et engagé pour elle, c'est pourquoi on ne saurait équitablement lui tirer rancune de l'« abandon » de sa famille, et pourquoi pour multiplier il fut surtout incité par les représentations et menaces d'un bonheur qu'il eût dû refuser à quelqu'un qu'il aimait, car avant cela il anticipait déjà sa contrainte, il ne s'ignorait pas un être-pour-le-travail, il savait le travail fondamental en lui, mais souvent ce sont des arguments passionnels et culpabilisants qui l'ont l'affecté et ont réussi à balayer ses objections. Ainsi est-il injuste de lui reprocher cet accaparement de labeur : c'est plutôt l'homme lui-même que la femme n'eût pas dû choisir pour une autre perspective que celle qu'il avait annoncée, un homme qui n'avait jamais caché sa propension au travail (et comment l'aurait-il pu après en avoir livré tant de témoignages ?), un homme qu'on a souvent choisi précisément pour cet esprit décisif, pour les avantages et les grandeurs de cette mentalité, et qu'on oserait répudier après coup pour avoir en essence toujours été celui qu'il est devenu ? un homme qu'on accuse soudain d'avoir été fidèle à lui-même parce qu'on feint désormais le malentendu avec opportunisme (« Si j'avais su... qu'il était sérieux ?! »). En somme, ce n'est pas lui qui s'est engagé aux enfants, on y a engagé une autre version de lui-même, une illusion de lui qu'il n'a guère cultivée, illusion qui s'est formée dans l'esprit du conjoint par intérêt et par espoir, par intérêt d'espérer, cependant il faut reconnaître en toute honnêteté qu'il n'a abusé personne : il n'était simplement pas disposé à s'occuper d'enfants, conformément à ce qu'il affirmait.

Or, dans un couple, plus l'un des conjoints travaille, plus l'autre évite le travail, et c'est d'une logique claire : l'un prétexte qu'il compense l'absence de l'autre qui travaille, et l'autre suppose celle répartition justement faite pour maintenir les enfants sous bonne garde tandis et parce qu'il travaille. C'est ainsi que les rôles deviennent marqués : le travailleur se spécialise à l'effort, le chargé-des-enfants se dédie à l'ersatz d'effort. En effet, s'occuper de ses enfants n'est pas a priori un travail, ce n'est qu'une somme de petites activités à déployer les unes après les autres mais qui ne constituent pas une véritable élaboration créative sujette à la mesure d'une performance ; il est aussi a posteriori si rarement un travail, impliquant pour le Contemporain si peu de réflexion autonome et mature, qu'il ne vaut pas statistiquement d'en parler comme d'un acte moindrement imaginatif : pour la grande majorité de ce qu'il fait, le parent chargé de ses enfants se contente d'imiter, consciemment ou non, une doctrine éducative qu'il a tirée telle quelle d'une morale inquestionnée prise dans son enfance et son environnement, mais jamais il n'éduque les fils selon une vision personnelle : l'éducation parentale n'est ainsi même pas un travail au sens de travail de fond, il consiste à peu près toujours en des routines auxquelles on se conforme, c'est la parure du travail, du clinquant, de la prétention, une application de morale. Combien de parents-au-foyer s'enorgueillissent de leur situation servant de prétexte à environ ne rien faire ? « J'élève mon enfant » est un mot inepte quand on sait le peu d'actions réelles qu'il implique ; il peut certes signifier : « Je suis occupé », mais ce n'est qu'avec mauvaise foi ou un jugement passablement corrompu qu'il pourrait vouloir dire : « Je travaille ». Ceux qui croient travailler en s'occupant de leurs enfants n'ont aucune idée sérieuse de ce que représente le travail authentique – on trouvera bientôt, à n'en pas douter, des gens qui, s'amusant sur des écrans, prétendront encore « travailler » : est-ce que ce n'est déjà pas d'ailleurs le « travail » de ceux qu'on appelle « influenceurs » ?

Cette dichotomie au sein du couple : le parent-qui-travaille et le parent-qui-ne-travaille-pas (ou qui-ne-travaille-guère) ne peut manquer de réaliser graduellement un contraste des deux identités entre les parents, contraste qui finira par les empêcher de se comprendre : l'un, comme l'eau profonde, acquiert une densité centripète, le temps se condense en lui autour de cogitations et d'actes continuels qui raréfient ses légèretés et vanités ; l'autre, tel l'écume, prend l'usage centrifuge de se livrer à toutes occasions et à tous vents, occupe une place inutile dans l'espace, et répand ses parcelles volatiles en variétés qui compensent par le nombre de divisions la faible masse de sa substance. Une certaine contention de performance en vient à côtoyer une certaine dispersion de vacuité : tôt ou tard l'autre trouve l'un inhumain et austère, et l'un trouve l'autre inconsistant et éparpillé. La ferme rigueur intellectuelle fréquente quelque « généreuse intuition émotionnelle », la pesanteur silencieuse et froide livre ses conclusions parmi l'erratique courant d'atmosphère qui vivote : c'est le trou noir existant avec la blanche plume. Ces deux cohabitent mais ils ne sauraient plus s'aimer. Ils se supportent ; à l'occasion ils se soutiennent, mais par principe plutôt que par convictions. Ils se rassurent. Ils ne valent plus l'un pour l'autre, car les critères de mérite progressivement ont trop différé pour qu'ils puissent encore se respecter. Cette division du travail éloigne implacablement les conjoints et dissout le couple : il faut que les deux abandonnent le travail ou que les deux s'y appliquent également pour continuer de s'admirer, pour collaborer selon les mêmes valeurs. C'est pourquoi parmi les couples qui ont des enfants, il n'y en a que deux sortes qui, selon moi, se maintiennent en bons termes : ceux qui, sans disproportion entre les partis, ne s'occupent guère de leurs enfants, ou ceux qui s'en occupent fort : les autres ou se déchirent ou perdurent sans s'apprécier en êtres qui se sont aimés et qui, n'étant plus ceux d'autrefois, sont devenus, pour continuer de vivre selon l'amour-propre vital, des sortes d'intimes inconnus. C'est pourquoi on peut s'interroger raisonnablement si pour être pleinement impliqué et sans rivalité dans l'éducation des enfants, il n'y aurait pas que le parent célibataire, sous réserve que lui non plus ne « compte pas » excessivement sur l'autre ou ne s'efforce pas de prendre sa place, où il faut entendre plus : le parent célibataire qui vit comme veuf.

Quant aux enfants, toujours fort sensibles aux sorties et aux cadeaux, ils perçoivent ce déséquilibre, car celui qui travaille, lorsqu'il accepte de jouer avec eux, n'a pas l'énergie pour imaginer ces activités extraordinaires dont ils sont accoutumés par l'autre et qui les attachent par un grand confort et des avantages variés : il ne pense pas à organiser des « événements », pensant que sa seule présence, en actions sobres et en attentions simples, suffiront à assurer le plaisir de tous. Seulement, il oublie alors qu'une concurrence est depuis longtemps assurée par le conjoint qui, multipliant fêtes et luxes, se rit de ses occupations ennuyeuses et quiètes et, par contraste, les fait passer pour banales et piètres : celui qui travaille se faisait plaisir par exemple à jouer au jardin avec ses fils, mais une proposition de l'autre tombe tout à coup de rouler bien des kilomètres pour se rendre ailleurs, et cette proposition emporte les suffrages, et comme il ne se résout pas à cette dépense superflue et ne sent pas l'intérêt de cette suggestion excessive et abusive, il préférera rester à la maison que de se résigner à une telle débauche d'heures et de moyens, et on le dira à la fois « désintéressé » de sa famille et paradoxalement « paresseux » pour ce que ceux qui jugent de son courage n'ont rien d'autre à faire que d'épuiser leur désir d'action futile et de perdre inutilement du temps. Sa famille, préférant ne pas mesurer son travail et l'ignorer ainsi que sa fatigue parce que leur réalité ne se signale pas par les mêmes effets et parce qu'elle a naturellement besoin de se croire besogneuse et méritante, se plaît à considérer, selon un ordre d'idée artificielle où elle tient à définir l'amour et l'occupation, que décidément il ne consent pas à l'effort et qu'il n'en a sans doute pas la capacité, et ainsi que l'être fastidieux lui paraît-il languide, parce qu'il rejette, pour avoir essentiellement l'habitude de l'effort, les actions qui ne relèvent que de l'agitation : c'est parce qu'il est seul à vivre le sempiternel et douloureux travail c'est-à-dire le travail profond, qu'on lui reproche de ne pas vouloir travailler au divertissement. De plus, comme il n'affecte pas de travailler, il ne prend pas le fameux air du travail ; or, c'est presque exclusivement par cette mine que celui qui travaille peu reconnaît le travail : le travail pour lui c'est la plainte. Le travailleur véritable a l'habitude d'œuvrer et ne se plaint pas, et, cependant, il refuse le travail inutile et vain : c'est où le feignant authentique et étymologique (celui « qui feint ») suppose la nonchalance et le refus. Le travailleur en général ne se mêle pas à des simulacres de travail, risquant ainsi, au jugement des amateurs, de sembler renoncer à l'activité même.

C'est ainsi que non seulement la charge mais le domaine entier des enfants devient peu à peu réservé à l'un des parents : c'est celui qui estime, puisqu'il est disponible et passe plus de temps avec eux, qu'il sait mieux ce que les enfants préfèrent et ce qui leur est préférable ; bientôt il se considère comme l'autorité pour tout ce qui touche à cette matière. En contrepartie, comme les enfants se sentent dépendre davantage du parent qui assure principalement leur entretien et leur plaisir, ils prennent systématiquement son parti par l'effet d'une volonté naturelle de survie où la dépendance les oblige, et cette adhésion insensée participe du déséquilibre. Aussi, comme leurs satisfactions-même relèvent des conceptions du parent « majoritaire » qui les y a habitués, ils accueillent bientôt les propositions alternatives comme des incongruités, et il leur semble en effet meilleur d'aller loin au parc d'attraction que de jouer dans le jardin. C'est qu'un certain mode du divertissement s'est transmis aux enfants, et c'est celui qu'ils ont appris à chérir, c'est leur paradigme-du-loisir, par lequel ils identifient désormais le plaisir : si le parent-des-enfants leur a donné goût aux vacances de plage, la mère-travail qui réclamerait un musée susciterait leur résistance. La philosophie même sinon la conception du temps libre est un arbitraire qui procède surtout d'un conditionnement qu'il suffit d'établir par acclimatation et par répétition, et l'ostentation du plaisir, ou l'apparence du plaisir, devient la référence de plaisir véritable pour des esprits puérils qui se conforment à des normalités sans les ressentir ni les comparer : tout ce qui en diffère dès lors leur fait la sensation d'une étrangeté. La différence des idées parentales en matière de plaisir les fait évidemment pencher en faveur de celui dont ils ont le plus souvent tiré les insignes du plaisir, des souvenirs de « types de plaisirs », des memento-de-ludicité, et l'autre leur paraît toujours décalé et contre nature, parce que leur étalon du plaisir se situe toujours où ils ont suivi les directives les plus nombreuses – de là naît toute la classification de l'activité-plaisir, l'échelle intérieure de ce qui est censé constituer une action agréable (et voici pourquoi tant de gens trouvent agréable de s'agglutiner sur des plages ou de se ramasser dans des campings plus inconfortables que leur maison. Et ceci commence tôt : je garde un souvenir de mon père qui, vers mes huit ans, me fit la surprise de m'acheter un livre (c'était Le tigre et sa panthère, j'ignore pourquoi ce titre m'est resté), et lorsque ma mère, qui s'occupait de moi, déclara avec péremptoire que le livre était trop difficile pour mon âge, je l'approuvai aussitôt sans l'avoir feuilleté, soutenant sa position automatiquement, avec l'injustice de qui se range d'emblée à l'avis du spécialiste, et même avec un air de perplexité hautain et humiliant, avec une sorte de rejet d'évidence, de condescendance, de jugement d'absurdité contre un homme qui « ne pouvait savoir de quoi il s'agissait qu'un enfant », et sur lequel mon père eut sans doute l'obligeance de passer quoiqu'en se défendant certainement de ne plus renouveler de pareilles tentatives (il ne m'acheta plus de livres). C'est ainsi qu'on frustre le parent minoritaire et qu'on anéantit toutes ses velléités de rapport aux enfants : l'enfant suppose que ce dont il a l'habitude est le bien même, et rompu à manger ses pâtes à l'eau il refuse tout net des pâtes dans une poêle recuites au beurre – celui qui lui propose autre chose est pour lui un être d'une disparité presque méprisable. L'un des parents est relégué en sa conscience au rôle de celui-qui-ne-sait-rien-des-enfants, et il est alors très facile pour l'autre, insidieusement que ce soit de façon volontaire ou non, d'insister à son avantage sur sa prérogative, ou par un ton de complicité avec l'enfant (il livre par exemple un commentaire en aparté), ou par la critique explicite de ce que le conjoint eût dû faire s'il savait « prendre sa place de parents », et il le fera sans forcément de méchanceté à dessein de s'attribuer un mérite à savoir faire le peu de travail que réclame l'occupation des enfants et à se gonfler en expert. Et, à force d'échecs et d'humiliations, on devine quel parent abandonnera l'initiative et cessera de faire des suggestions toujours moquées ou mal reçues – on ne lui décernera, non sans opportunisme, que les tâches pénibles et ingrates, c'est-à-dire tout le « petit travail des enfants » (vider la baignoire portative, changer les couches sales, se lever la nuit, emmener et chercher à l'école, etc.), mais c'est le « parent-des-enfants » qui constituera le « meilleur » pour ce qui les concerne, qui choisira les présents qu'on leur fait, qui décidera l'emploi du temps quotidien et déterminera les activités domestiques et de l'extérieur, l'autre ne conservant qu'un rôle consultatif et négligeable, celui, à vrai dire, d'intendant et de serviteur, ce dernier n'étant plus que facilitateur de volontés pour autant qu'il prétende conserver quelque place au sein de la famille – son dernier recours est d'obéir. On ne sera pas étonné qu'en général ce rôle subalterne s'étende au reste des activités du foyer, parce qu'un homme qui a renoncé chez lui à sa puissance sur ses enfants, les enfants occupant tant de place dans un foyer, renonce logiquement et graduellement à toutes les décisions qui concernent cet espace et même cette entité (la famille), ne conservant qu'un rôle consultatif et purement symbolique, et même plutôt un rôle de confirmateur, puisqu'il est presque impossible de marquer avec fermeté, au sein du couple, ce qui relève de l'autorité de chacun, dès lors que l'un décide de s'approprier le domaine des enfants. Tôt ou tard, l'un des deux rechigne aux disputes continuelles, fuit les conflits qu'il trouve déraisonnables et absurdes (celui qui travaille est toujours celui qui mesure le mieux la réalité d'un problème) et, étant le seul des deux parents qui conserve une valeur en-dehors de chez lui, il abdique son autorité et l'octroie fatidiquement et de guerre lasse au conjoint auquel il laisse la maison – il abdique jusqu'à sa réputation de parent, car il se dégage d'image au point qu'on finit par le critiquer ouvertement (« Lui, il se fiche des enfants, pas vrai ? »), sa faculté de relativité lui fait accepter ses critiques iniques sans entrer en conflit. Le parent-des-enfants en effet s'accroche à son rôle d'autant hystériquement qu'il n'a que ce domaine d'importance pour se prévaloir, et ce lui est donc une question d'image-de-soi, une question de survie mentale et de dépression, de ne pas déléguer la seule utilité qui lui communique de la fierté et lui donne une fonction existentielle où il se « réalise ». C'est pourquoi, en général, dans un couple comme dans toute société, celui qui s'énerve le plus vite et le plus souvent est celui qui n'a pas d'autre justification que ce sujet pour légitimer sa vie : il sent bien que s'il avait tort là-dessus, il n'aurait rien d'autre de reste pour s'estimer, ce qui n'est pas le cas de celui qui abandonne la partie, et qui sait que, déclaré forfait ici, il conserve ailleurs ses attributs essentiels qui continuent de le rendre en quelque chose valeureux et supérieur. C'est bien le cas de celui qui travaille et qu'on ne critique pas sur la teneur même de son travail : quoi qu'il fasse et quelles que soit sa position par ailleurs, il garde encore le sentiment de sa grandeur et de sa nécessité au travail, de sorte qu'il renonce plus aisément à l'autorité domestique, secondaire en comparaison, où l'on veut le plier et où il découvre des gens particulièrement susceptibles et forcenés, fût-ce son conjoint. On dira après cela qu'il se moque de sa famille, qu'il ne tient pas à elle, parce qu'il s'est effacé derrière des fanatiques, mais c'est surtout parce qu'il s'est trouvé un autre honneur que de tenir une famille où, de toute façon, son influence était condamnée par la prédominance d'un autre : plutôt que de lutter en vain en une maison déjà investie et qui n'était presque plus sienne, il a conquis d'autre part, en un certain travail qui l'occupe, le droit de se sentir bon. Peut-être, si on ne l'avait pas comme chassé de chez lui avec des instances ridicules et des pressions pénibles, aurait-il pu souhaiter conserver l'autorité et l'influence auxquelles le rôle de parent le destinait, mais il a fallu que le conjoint s'arroge toute la place avec une sorte de férocité, et c'est tant pis pour lui, il s'est trouvé une consolation ailleurs ; il a accepté le cadeau, la défausse ou le vol, c'est-à-dire le sacrifice, de ses propres enfants.

Enfin, suivant le même ordre d'idée, on comprend qu'un autre moyen de puissance sur les enfants en l'espèce de compétition tacite qui fait toute la raison d'existence du père-enfants ou de la mère-enfants, c'est, lorsque ces parents sont en leur présence, que l'un occupe encore tout l'espace-temps par la parole au point de réduire l'autre au rôle de figurant muet. En effet, les enfants s'intéressent toujours à ce qu'on leur raconte et à l'espèce de sagesse qui se dégage d'un locuteur, parce qu'il est comme inscrit dans leur instinct qu'un locuteur est quelqu'un qui peut leur apprendre une chose importante. Ils s'éprennent ainsi presque malgré eux de celui qui les fascine par la parole – c'est pourquoi le parent minoritaire regagne quelque puissance rien qu'en lisant régulièrement une histoire à l'enfant –, mais on dilue et noie facilement ce début d'influence sous des flots de bavardage pour réduire, par la focalisation sur soi, le risque que l'autre impressionne et occupe l'esprits des enfants. C'est pourquoi le parent-des-enfants, qui certainement devrait avoir le moins à dire compte tenu du peu de variété de son occupation, est aussi en majorité celui qui, fébrilement et presque par crainte, parle le plus. Le parent phagocyté finit par se résoudre au silence, étant assez haut pour relativiser ce vol de sa présence et de son opinion, et il disparaît partiellement à la conscience des fils, il est effacé, oblitéré par l'autre : il devient celui qui, une fois encore pour éviter le conflit et concédant l'espace sonore à qui semble en avoir beaucoup plus besoin que lui, laisse la place au conjoint, est largement le spectateur de son foyer, celui que les mémoires retiendront pour discret, taiseux ou falot – mais une moindre occasion passée seul avec l'enfant le révèle tout soudain instructif et plaisant, un étranger aux ressources profondes, une curiosité pour les fils. Et c'est seulement plus tard, à l'adolescence, que l'enfant découvrira qu'il n'a jamais songé à interroger un père ou une mère, cependant que poindra la sensation injuste mais indéniable, révoltante et d'emblée inexplicable, en quelque sorte terrible : sensation de respecter moins le parent qui l'a le plus élevé. Ce mépris qu'il sent à l'encontre de qui s'est pourtant le plus démené pour lui, n'a rien d'étonnant : c'est qu'en effet tout esprit enfin mûr comprend que, quand on a beaucoup de temps à perdre pour les enfants, c'est qu'on ne sait pas quoi en faire pour soi, symptôme de torpeur et de vacuité.

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