Comme le travail moderne détourna de l'érudition
On est étonné aujourd'hui de constater chez des auteurs anciens ce qu'était l'érudition, l'ampleur de leurs connaissances, l'humble vastitude de leurs intérêts : on lit dans leurs articles un répertoire de références qu'ils ne pouvaient avoir simplement extrait d'Internet, dont on ne s'imagine pas la persistance et la conséquence, qu'ils n'avaient pas non plus nécessité de savoir, simplement parce que leur esprit apprenait. Il s'agissait d'une somme collectée à titre personnel, sans obligation professionnelle, pour soi et spontanément. On ne se rend même plus compte de la valeur de cet usage curieux : comprendre et retenir des informations, noms propres, termes techniques, citations plaisantes, concepts de toutes sortes, sans étalage, comme cela, sans même un désir particulier, sans s'y atteler par concours, uniquement par habitude et intérêt détaché. En particulier, le travail moderne, sa conception omniprésente, a supplanté cette volonté noble d'érudition détachée : la séparation nette des temps de l'effort et du farniente a comme imposé l'oisiveté en-dehors du métier ainsi qu'un mépris de la connaissance volontaire, comme devoir de ne pas travailler, de ne rien travailler. Un élève hors de l'école a chez nous presque résolu qu'il n'apprendrait plus. Aussi, la destination du travail subordonne et dirige dorénavant toute connaissance vers une finalité spécifique et pratique : il n'existe plus une façon éclectique de savoir qui se départirait de cause particulière, qui serait pour l'honneur et la valeur, comme un mode d'être au monde, un rapport à tout ce qu'on trouve, une absorption naturelle de chaque élément de la vie sans beaucoup de hiérarchie. On juge aberrant un homme qui s'intéresse à une grande variété de sujets, on lui soupçonne des intentions hautaines, on le croit quelque peu malade : or, cet homme n'était que le gentilhomme d'autrefois, un esprit sans volonté de briller, une conscience un peu universelle et concernée par une pluralité d'objets. Il n'en reste rien.
On peut s'abandonner à concevoir une aristocratie de mérite où, comme on l'imaginait au début du XXe siècle, la diminution du temps de travail permettrait de sortir de ce paradigme dichotomique activité-paresse, d'ouvrir à de vastes perspectives spirituelles, et de réinstruire le goût de se forger un contenu et une teneur, par désir automatique de faire son œuvre, de donner du sens, juste pour soi. Mais c'est négliger l'influence obsessive du divertissement, ainsi que le souhait de chacun d'être déculpabilisé par imitation. Il faudrait que la société fût foncièrement imprégnée d'une mentalité aristocratique et accordât une place prépondérante à la distinction personnelle, sans pourtant de dogmes et d'académisme figés, dans la considération tacite qu'un manquement à cet effort individuel doit logiquement conduire à un déclassement symbolique, à une désaffection sociale, à un dédain sensible. Il conviendrait, avant de disposer de libertés, de réévaluer et relever notre conception de la normalité humaine : nous ne sommes pas assez des hommes quant à l'esprit et avons perdu la conscience de ce qu'il était digne d'être pour être humain.
Pour l'heure, on semble disparate, décalé, intempestif, si l'on sait quelque chose qu'on n'est pas censé savoir, et l'érudition fait toujours sur chacun une impression de singularité et de soupçon. C'est même consternant, surtout effroyable, si l'on y réfléchit, la somme innombrable de gens qui ne savent que ce qu'il faut.
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