Comme Internet a anéanti une solitude
J'affirme qu'Internet, et tous les réseaux numériques en général, ont annihilé la solitude au sens propre, la solitude forcée, la solitude réelle, la solitude d'impression profonde, le fait d'être effectivement seul sans une perspective de contact, la perte de « connexion » et de repères humains – je ne parle point du sentiment qu'on éprouve épisodiquement parce qu'on est un peu étourdi, fatigué ou confus, par exemple en présence de beaucoup d'animation et de messages dont on se sent comme exclu, sentiment qui est humeur passagère ou dont la manifestation est intermittente. Et je prétends que c'est une perte inappréciable, incommensurable et irréparable pour l'humanité, une disparition historique et climatérique, et que certainement on ne connaîtra plus jamais la solitude longue et angoissante dont je livrerai ici l'un des derniers témoignages bientôt étrange. Or, je sais qu'on tentera de me rétorquer sous l'appui de « l'évidence » et du « ressenti » (et combien ceci est superficiel ! je ne puis m'empêcher de songer qu'à présent il y a des races qui ne peuvent plus communiquer : vos évidences, vos ressentis, si vous saviez ce qu'ils valent pour moi, combien ils sont en-deçà, combien je les réduits à néant – rien que du dicton sous-humain) : sans parler des néo-moralistes qui tiendront à ce que la solitude soit une souffrance et un fléau (comme pour les enfants, paraît-il ; il est courant de constater comme ce sont toujours des enfants que le Contemporain feint de plaindre à travers lui, parce qu'en effet ils lui ressemblent trait pour trait), ils argueront : « Vous avez tort, Internet rend seul, si seul ! », et l'on voudra encore s'arroger une parure de douleur pour avoir aussi « l'expérience du mal », ce drôle de mal paradoxal qu'on éprouve quand on est trop heureux au même titre qu'on souffre apparemment très fort de ne pas travailler, et sans doute me parlera-t-on avec beaucoup d'un sérieux intellectuel ou émotionné de l'anonymat inhérent aux foules et désespérant de solitude diffuse, et l'on m'indiquera que dans la masse de textes et d'opinions exprimés sur Internet le sien n'est qu'une infimité dérisoire, pénible et décourageante pour l'individu que cet aperçu de son insignifiance « numérique » rend triste et misérable, et l'on me suggèrera que la multiplicité vertigineuse des avis transparents et consultables à volonté y fait invisible celui qui propose le sien et qui, dans le choix presque infini des auditoires, veut compter pour quelque chose, en vain et en impuissance. Et c'est pourtant vrai en quelque sorte, voici une représentationde la solitude, ce doit être même le consensus actuel où chacun s'accorde et adjoint son présent-de-vérité-générale et son impression-vécue, c'est d'ailleurs – sans hasard – ce qu'en décrivent en termes élégants et en formules-trouvées les livres contemporains et les journalistes des grandes chaînes télévisées. Mais je m'en moque ainsi que de toutes autres prétentions, même sincères, d'universaline pour conversations de belles-familles : l'inconvénient humiliant de n'être qu'une voix parmi des millions a toujours existé ; qu'est-ce donc que cette solitude qu'on suppose une telle peine ? Il suffit, il a toujours suffi, qu'il y ait autour de soi une certaine communauté, fût-ce des amis, fût-ce deux confidents au lieu d'un seul, pour qu'une telle solitude très relative s'installe, mais c'est alors seulement le propre des environnements où s'amassent beaucoup de personnes de diminuer d'autant le sentiment personnel d'être écouté et nécessaire. La solitude, cela ? Il faut bien de l'audace insolente pour se déclarer solitaire pour si peu. Mais alors, si l'on y croit, à partir de ce constat si vague et convenu, si l'on en est vraiment persuadé, osera-t-on prétendre plaisamment et en manière de paradoxe mondain que la meilleure façon de quitter la solitude, c'est de fuir la compagnie et trouver l'occasion de s'isoler ? Vous vous sentirez moins seul d'être moins entouré, moins perdu, moins infime au milieu de la foule, n'est-ce pas ? c'est donc que pour fuir la solitude, il faut se retrouver seul. Quoi ? conseiller à qui se sent seul de ne plus fréquenter ? Pas moi, qui ai trop le dégoût des doctes fadaises boomers qu'on apprend à révérer quant à la forme sans les entendre quant à l'essence, et je crois qu'avec vos proverbes et complaisances nous ne parlons pas du tout de la même chose, et même que nous devenons incapables de nous entendre logiquement : vous mentionnez un sentiment qui, plutôt immanent, est un état de conscience épisodique et latent, disponible sur commande, assez pareil au spleen littéraire qu'on décoche pour plaire aux femmes et pour s'émouvoir, qu'on aime à retrouver par intervalles quand on ressent le besoin de se trouver une profondeur, mais non une préoccupation permanente, transcendante, liée à une circonstance et d'intensité éprouvante, harcelante, dure, invincible, comme la sensation d'étouffer, propice aux crises et aux spasmes, une compression de sa foi d'exister, un effroi d'évaporation, une phobie et une démence irrépressible, semblable à l'impression, dans une pièce totalement noire, un peu chaude et sans odeur, de ne pas pouvoir se retrouver. On apprécie, par de telles relativisations, de se savoir concerné par des sujets qui servent à des considérations où l'engagement défoule et apaise, mais aussitôt que reviendra le problème du principal, ces sujets seront vite oubliés, on les réinvestira plus tard quand tout ira mieux, et la solitude aura disparu qui n'est alors qu'un sentiment valorisant nécessitant le temps de s'y pencher. Celle dont je parle est le tourment d'une existence, né d'un moment ponctuel et éprouvé comme un vide immense, non quelque réflexion philosophique qu'on peut abandonner et reprendre comme un livre – Ah ! les « tour operators » de la solitude, les recettes modernes, les « méditations » ! car la solitude aussi est devenue du développement personnel, du factice, du discours : « Moi, tous les soirs, je me mets en lotus dans mon canapé en songeant fort, ainsi éprouvé-je ma quantité quotidienne et recommandée de solitude », ou encore : « Rien de mieux que la course à pied en individuel pour se refaire un petit peu de solitude ! ». Mais ainsi vous ne savez rien de la solitude, vous l'envisagez mais vous ne l'endurez pas, vous en faites une décoration et un simulacre, un ersatz, une sorte de thèse de dissertation générale, et même, il faut le reconnaître, vous en faites de la bien-pensancesi je ne m'abuse, et je vous le signale non pour vous insulter – je vous excuse volontiers, je ne vous défends point « d'être bien » –, c'est simplement que vous n'avez plus les moyens d'être atteint par ce mal, c'est pourquoi il vous faut le redéfinir. J'avoue que, moi-même, je ne l'ai pas connue longtemps, la solitude. Peut-être vous en souviendrez-vous au portrait que j'en ferai si vous avez vécu une époque sans Internet-portable, pour les autres ce sera comme lire un roman, un dépaysement, un voyage, à peine une vraisemblance : une occupation de théorie. La solitude dont je parle est à peu près finie pour ce monde : il faut juste que le terme, en une époque si pauvre en vocabulaire, ait été, pour continuer d'exister avec ses acceptions plaisantes, supplanté par une autre signification, rempli d'un autre contenu, fondamentalement altéré.
Ce que le Contemporain a oublié depuis le portable connecté – j'ignore pour l'heure si c'est pour son bien ou son malheur, je ne moralise pas, c'est uniquement le fait qui m'intéresse, et c'est déjà pour moi un phénomène difficile à dépeindre –, c'est la crainte manifeste, tangible, véritable et matérielle, de disparaître et de s'anéantir. Une sorte de mort, une mort sociale : la mort de qui se trouve sans témoin de sa vie ; la mort de qui, faute de relations, doit se persuader, mais tout seul, qu'il est en vie, et qui ignore comment en faire la démonstration ; la mort de qui n'est rien pour personne et s'écoute s'interroger là-dessus sans autres oreilles que les siennes, et qui ne peut, ainsi seul, avoir les clés de l'énigme de la réalité comptable de son existence.
Allégorie : s'imaginer écrire en permanence, dans l'obscurité d'une chambre close, un journal qui n'est lu que par soi. C'est la solitude réelle et obsolète dont je parle.
***
Quand j'étais étudiant, sans Internet, entrant à la faculté où je ne connaissais personne, muni seulement du téléphone portable rudimentaire qui ne permettait qu'une heure mensuelle de communication, si je décidais tout un jour de me consacrer au travail, il m'était impossible, concrètement impossible, de me distraire de ma tâche par alternances, en prétendant compter pour une autre personne ou pour un groupe, comme ils font tous à présent. Il n'existait pas dans mon environnement un objet de diversion par lequel je pouvais à loisir contacter quelqu'un. Il n'existait aucun support où je pouvais vérifier si j'avais reçu une remarque en réponse à quelque inexpédiable post, je n'avais nulle raison de me figurer que mon « absence » allait susciter le manque ou même la moquerie, il m'était impossible de me reconnaître le lien permanent d'un petit cercle que j'avais temporairement quitté : ma boîte-aux-lettres était vide, désespérémentnormalement vide, on n'avait à peu près perdu l'usage du courrier, de sorte que ma réclusion faisait l'effet exact d'une nullification. Aucune chance pour qu'un appel imprévu me sortît du travail et m'en soulageât provisoirement, aucune chance pour que quelqu'un pût me considérer à distance, et aucune chance pour qu'une parole adressée me rendît l'incarnation. En travail, à cette époque, j'étais un être uniquement au travail, abandonné, exclu, dépersonnalisé. Et comme tout étudiant au travail à cette époque et à la nôtre, je ne produisais vraiment rien, c'est-à-dire pas même un témoignage pour moi de mon existence.
J'étais seul, un, presque absolument livré à moi-même ; il manque une acception au mot « solitaire » pour lui attribuer cette béance. Mon existence ne tenait qu'à la preuve de mes sens : solitude annihilante. Je ne voyais personne, et personne ne me voyait. Évidemment, je n'étais aimé par personne, personne ne pensait à moi, je n'avais personne à qui penser (si ce n'est « les parents » bien entendu, mais qui à cet âge s'en contente ?). Impression de n'être nulle part, que le lieu où le corps est contenu se trouve égaré, ailleurs, facultatif, ne se trouve pas. Sensation d'ermitage ontologique, comme la loge-de-recluse médiévale où l'on enfermait les pêcheresses. Fin des hommes ou fin d'être, avec cette question toujours en sourdine : suis-je vraiment encore dans la vie ? La vie, la vie humaine, n'est-ce pas des gens à qui l'on parle et pour qui l'on est quelqu'un ? N'est-ce pas des échanges et des preuves de matérialité ? N'est-ce pas des corps se mouvant devant le regard ? Il m'était impossible de feindre que j'existais, je n'avais même pas de quoi converser par SMS avec qui que ce fût – trop cher – : c'était alors, enfermé dans ma chambre, huit heures de labeur avec des livres, sous un velux, repas froid avant midi, sans voir quiconque, à un âge où l'on ne sait pas qui l'on est et où l'on n'a guère d'idée de la manière dont on pourrait acquérir une identité. Les livres ? Mais lesquels ? Qui pour m'en conseiller ? Je ne me sentais personne, il n'y avait autour de moi personne, je pouvais ces jours-ci me lever le matin et me coucher le soir sans avoir vu personne : une certaine « durée » avait passé, des heures selon le cycle solaire, ç'auraient pu être des années, le jour et la nuit, rien entre les deux que de la pensée autojugée, prise pour son propre objet, retournée. Entre deux nuits : rien.
La télévision était incapable de me rassurer sur mon rapport au monde ; pire, j'y voyais le monde qui défilait, et je n'y étais pas. Il y aurait donc pu n'y avoir personne dans ma chambre, rien qu'une télévision pour s'allumer toute seule. La télévision même ne rend pas différent, elle ne crée pas l'énergie et la conscience d'un être, elle annihile au contraire la force vitale, et son spectacle n'est que latence inexorable à ne pas savoir l'ombre d'une idée qu'on aurait acquise par elle – rien qu'un littéral divertissement, des heures de télévision vous dépossèdent et presque littéralement vous épuisent. J'avais de la haine contre moi-même de m'y abandonner parfois, de m'y engouffrer comme en un puits de vacuité, mais j'avais parfois tant d'angoisse affreuse si je ne restais qu'en moi-même !
Vraiment, il m'arrivait de penser – non : je le savais au juste ! et je le savais même sans m'en émouvoir – que si j'étais mort en début de semaine, personne ne s'en serait inquiété avant le vendredi soir, heure où je retournais chez mes parents. J'ai appris ensuite qu'il y a eu certes des auteurs, comme cela, avec le seul journal intime de leurs études, pour mourir de tuberculose ou de rhumatisme cardiaque en quelques années dans l'indifférence du monde – sauf de leurs parents.
Si artificiel que soit Internet, si insensé et en quelque sorte si « vide », c'est au moins un rapport au monde, une preuve de vie, un espace où l'on peut crier, du moins placer de son être et se persuader de son existence, même si c'est tout seul et si personne ne répond – d'ailleurs, en ce cas, n'importe quelle provocation suffit en général à faire intervenir un détracteur, et c'est sans doute pourquoi sur tous les réseaux sociaux, il y a tant de provocations. Je me suis interrogé l'autre jour si sans Internet, même si à présent presque personne ne me lit, j'aurais eu le courage d'écrire ainsi, de continuer à écrire si longtemps, non parce que ç'aurait été vain puisque ce l'est déjà, mais parce que la désespérante certitude de l'inutilité d'écrire réduit cette activité à un presque-absurde. Là, c'est bien inutile aussi puisque nul ne se penche sur mon œuvre, mais ce n'est tout de même pas inutile avec certitude et pour toujours, c'est inutile mais avecespoir ; d'ailleurs, il y a, par intermittence, des échos de présence, pour communiquer, quelques voix de personnes étonnantes et fantomatiques, comme des éclats épars dans la griseur étale ou des traces de son dans l'univers opaque. Rien que de savoir que tôt ou tard quelqu'un lira forcément une page de son travail console de son inutilité générale : c'est toujours environ infiniment moins absurde que d'écrire et lire ses propres mots, et puis d'écrire sur ses mots lus, et encore d'écrire sur ces écritures, et ainsi de suite sans cesse et sans repère, comme un palimpseste infini.
Qui n'a pas vécu cela ne peut connaître la solitude. Il n'a accès qu'à une solitude de tête, une solitude théorique, une solitude exaspérée de sentimentalisme flatteur, encore une sensation contemporaine ! Les gens veulent du malheur pour se fabriquer de la valeur, et les voilà soudain pleins de solitude artificielle et définitoirement apprise au prétexte qu'ils sont sans réponse face à leurs interrogations et que leurs correspondants ne peuvent leur communiquer l'impression de la vérité, oui mais leurs questions, ils peuvent au moins les poser, il y aura toujours, au fond des nuées électriques des écrans qu'ils transportent continûment avec eux, quelqu'un pour leur répondre un peu ! La solitude n'existe plus dès qu'on commence à obtenir des réponses. Et ne s'aperçoivent-ils pas que disposer d'une connexion Internet à laquelle pourtant ils s'accrochent tant qu'ils n'y font même plus attention, presque comme un membre ou un organe, est déjà une consolation et un rassurement ! Ils ne se rendent même plus compte, ce besoin si évidemment et continûment satisfait au creux de leur main, qu'ils auraient pu avoir ce besoin, à savoir : un vecteur de communication avec autrui. Ils sont trop gâtés de ne plus éprouver un manque et d'avoir oublié ce que peut être l'existence, le sentiment de l'existence, en l'absence de ce membre ou de cet organe si pratique et négligé.
Il faut peut-être se souvenir de la lettre, de quelque chose des lettres manuscrites qu'on s'écrivait autrefois, de ces lettres si bien écrites parce qu'elles constituaient des témoignages d'existence aussi bien pour le destinataire que pour l'écrivain, si attentionnées, si tangiblement pleines du désir délicat de montrer son être subtil. La lettre est un foyer de solitude, une origine, son témoignage essentiel, son écho foncier : qui n'est plus tenté d'écrire une lettre à travers la longue paralysie d'hiver de sa chambre ne peut entendre en soi le chant glacé de la solitude. La solitude, c'est éprouver la volonté d'envoyer des messages qui probablement n'arriveront pas et dont on n'obtiendra certainement pas de réponse ; mais l'envie est plus forte, alors pour un peu, on s'écrirait des lettres à soi-même.
Je nourrissais alors l'ambition d'être écrivain : j'écrivais déjà. J'aurais pu m'illusionner par mes écrits, m'imaginer une publication à venir, quelque « sortie » littéraire, un « lançage », des signatures après le mérite de cette pesante solitude, au terme de l'envoi de mes manuscrits aux maisons, évidemment « acceptés ». Or, destiné que j'étais à savoir avec lucidité comme « travaillent » décidément les éditeurs (et le Contemporain dans un même ensemble), si disposé à ne pas m'abuser et à m'en rendre compte, je ne me serais pas longtemps agrippé à l'espérance de la postérité : bien vite suis-je revenu de ce mirage complice, de cette raison d'entretenir mon effort, de cet acharnement bête et voué à l'échec, un pur hasard que n'importe quel jeu de tirage égalise, volonté aussi stupide et irréalisable que de marcher dans la rue à dessein, à force de cheminer, de traverser quelque treizième dimension. Ce projet sans cesse remis n'eût pas tenu : je n'aurais pu perdurer sur ce désir seul, n'étant pas homme, tant je suis habitué à me remettre en cause, à ne pas remettre en cause aussi d'autres hommes. Les échecs littéraires, ces inaboutis absurdes que ne justifie aucune distinction de mérite, m'auraient bientôt paru aléatoires : je n'en serais pas sorti consolé, de ma solitude, il aurait fallu autre chose pour en détourner l'inaliénable sensation ; pire, le peu d'égards du monde pour le talent, si j'avais entretenu l'illusion inverse, m'aurait inévitablement déprimé.
Même, ce qu'on nomme avec dédain le « simulacre » de relations que permet Internet, qu'on décrie ordinairement mais selon lequel chacun lance quand même des messages avec une probabilité forte qu'ils soient entendus, où des gens, certes parfois aussi fébriles que vous, vous parlent, où vous avez toutes les chances d'être reçu d'au moins une personne, où vous vous constituez ainsi une sorte de réseau progressif d'amitiés, où le temps passé devant un écran vous fait acquérir inévitablement une sociabilité, quelques compétences relationnelles et une espèce de reconnaissance, où enfin vous pouvez facilement vous admettre une existence relative, ce « simulacre » offre sans conteste un réconfort énorme à un grand nombre de gens qui auraient craint autrement de souffrir de solitude ferme c'est-à-dire de cette forme d'isolement écrasante que j'ai évoquée. Aujourd'hui, tous les « SOS » d'Internet sont entendus. Il existe donc bel et bien un recours contre la cuisante sensation d'étreinte et d'oppression d'être seul, un simulacre peut-être qui consiste à surfer sur Internet et d'y « communiquer » jusqu'à obtenir une réponse, ce qui finit toujours par venir – ou il suffit d'aller insulter quelqu'un. Que cette communication soit artificielle, qu'elle s'effectue « à distance des âmes », qu'elle présente l'inconvénient des masques que les pseudonymes constituent, voilà qui n'est pas pour l'esprit lucide de quoi faire la différence majeure avec une conversation directe : les Contemporains tiennentpar principe à faire une supériorité sur toute autre communication de parler face à des bouches et de pouvoir poser une main sur une épaule, mais ils préfèrent ignorer que le jeu des relations traditionnelles est déjà une somme de rôles et d'affectations, que le fait de se trouver en présence de quelqu'un induit aussi une variété de superficialités liées à la posture, aux gestes et à la voix, qu'en somme un être social est un pseudonyme, et pour s'en distraire la pensée désolante, ils reportent sur les rapport numériques, parce qu'ils connaissent moins leur usage et voudraient a priori que ce fût une vacuité de s'y adapter, ce qu'ils refusent de constater dans la réalité, à savoir que leur bonne maîtrise des codes sociaux est aussi arbitraires que ceux dont on use à travers les écrans, qu'ils n'ont pas un accès plus profond à l'intimité de leurs interlocuteurs, et que, peut-être, cet accès est même un peu moindre, car non seulement ils ne réclament vraiment jamais rien d'intérieur ou de personnel à ceux auxquels ils parlent et qu'ils savent en loin sansfondation, mais le mode d'interaction en présence leur donne plus intérêt à se dissimuler que lorsque la face et le nom sont inconnus et qu'ils peuvent, sous ce couvert pratique et peut-être pas si « irresponsable », s'exprimer avec révélation sans autocensure, et d'ailleurs sans concéder à des postures induites par le corps et la vision d'autrui.
Après la journée de travail retirée dont je parle, cette journée de spectre, j'avais toujours, le soir, le désir ému et pitoyable d'aller au restaurant universitaire pour trouver une compagnie familière, l'envie presque violente, en tous cas intense, de quitter l'irréalité studieuse, ce « jeu vidéo » de confinement fastidieux et vide de sens, cette oppression d'immobilité, une perclusion stérile – l'étude universitaire ne vaut qu'une déviance vers des sophistications dépossédantes, c'est bien aussi une façon de spéculation en images de synthèse, rien qu'une abstraction où l'on s'active selon des règles spécifiques et comme avec une manette –, et si je n'avais acquis cette compagnie avec qui discuter, j'aurais ressenti bien du soulagement à seulement voir que des gens étaient là qui pouvaient me voir, à les écouter échanger des banalités parmi des sons et des activités humaines, à intercepter leurs regards qui me réincorporaient visible et me rendaient de la consistance, et l'idée qu'avec un peu d'audace j'aurais pu entrer en liaison avec quelqu'un et le remplir d'effets ne serait-ce que sensoriels me prodiguait la satisfaction qui m'inspirait, après tant d'effroi, du contentement et même de la gratitude, de la bonhomie, de l'humanité : j'étais réincarné grâce à eux, ils me ranimaienttous, ma curiosité naturelle et vitale pouvait à nouveau se diriger vers des observations extérieures, je jure que je les aimais de me redonner vie. C'est pourquoi mon esprit était alors si imprégné de gentillesse et refusait d'admettre que ces attablés n'étaient probablement que des gens médiocres comme les autres : ils me réalisaient un bienfait dont je leur étais bien reconnaissant.
L'avenir vérifiera si, comme je le suggère, l'isolement, et le manque intrinsèque d'être-parmi-des-hommes, est – était ? – un facteur de sociabilité par l'indulgence qu'il suscite. Et je crois en effet que la lassitude du monde provient surtout de l'avoir trop connu à s'en sentir repu ou saturé, c'est du moins une expérience assez banale de s'apercevoir qu'on est plus irrité de produire des soins de sympathie quand on ne se sent plus d'avantage à s'attirer des proximités, notamment quand on a déjà avec soi toute l'amitié dont on veut disposer. Quand on est « plein » de ses relations, comblé d'environnement stimulant et en suffisance, on devient d'une franchise moins tendre ou diplomate, parfois rogue et rustre vis-à-vis des nouvelles relations, parce qu'on ne redoute pas de sacrifier ce superflu en un entourage déjà abondant : on redevient soi-même, intègre, inobséquieux, indépendant, parce qu'autrui est plus secondaire et que les manières et compromis qu'il faudrait pour lui plaire sont désormais plus importunes que profitables – ce flux et reflux des amabilités est, je crois, constant dans l'existence selon ce que nous éprouvons de faiblesse en solitude. Ainsi autrui est-il tantôt refuge, tantôt contrainte : cela dépend fort de la période de nécessité sociale où nous sommes et qui conditionne nos ouverture et attachement, tous nos « élans » et « mouvements » d'acceptation et d'empathie, les « gestes » qu'on destine à autrui, les « mains tendues » en sa faveur, les « appels » plus ou moins conscients qu'on lui adresse. L'intérêt seul nous guide : on ne s'embarrasse presque jamais de quelqu'un si notre communauté nous suffit.
Il me souvient d'un soir où un membre de ma petite « troupe », plus âgé que moi, me fut si désobligeant qu'il fallut pour mon honneur que je quittasse la soirée : j'en fus affligé si douloureusement, contrarié d'injustice, atteint aux larmes, frustré si profondément ! Car c'était justement une journée que j'avais passée entière à travailler dans ma chambre (parfois, je me rendais à la bibliothèque pour arrêter mes regards sur des êtres – et j'ai lu un procédé similaire chez Fritz Zorn –, mais, paradoxalement, l'absence totale de contact arrivait à m'y déconcentrer et à me troubler, j'y étais encore plus solitaire en définitive de n'être l'objet d'aucune attention, anormal et intrus, intrusif même, avec cette conscience si intense de la proximité inaccessible d'autrui, et je ne parvenais pas tout à fait à m'extraire de la sensation que j'étais là inutilement et pathétiquement pour me rassurer de n'avoir de réalité nulle part : j'en étais même plus attristé encore, comme à une fête où l'on n'a personne avec qui boire et parler – mieux vaut partir), et j'avais particulièrement attendu, je me rappelle, cette « sortie » du soir, car je n'avais que cela de réconfort : retrouver une compagnie qui m'était un rafraîchissement et une décompression, et bientôt, après la sidérante violence qui me fut faite, d'autant plus stupéfiante que j'étais alors, comme on le devine, d'excellente composition pour accepter toutes les humeurs et turbulences de mes camarades, j'abandonnai le groupe, avec pour perspective atroce le retour à ma caverne que j'avais habitée si longtemps et que j'avais fuie avec tant de hâte, à sa torpeur et au silence, aux livres absurdes, à mon rien, et au passage du train voisin qui, régulièrement, faisait trembler la chambre. Or, je n'aurais même pu en vouloir au responsable de ce chagrin qui, certainement, ignorait à la fois mon état d'esprit et la brutalité dont il avait fait preuve : c'est que certainement, il avait passé sa journée sur les bancs de la fac où, dans sa popularité, il s'était repu et saturé de confrères, et n'avait pas trouvé bon de contraindre les brimades dont il aspirait, par amusement et par légèreté, à se décharger.
J'avais besoin, là, d'être enfin dans la réalité parce qu'à aucun moment je n'avais trouvé l'occasion de rapporter mes pensées à quelque chose de simple et spontané, ni de me mettre au défi d'un esprit extérieur, d'une adaptation, d'une improvisation, d'une vitalité – et d'ailleurs, mon corps aussi étouffait. J'écrivais alors, mais qu'on se figure tout l'écrasement d'un journal introspectif, ou de toute production littéraire destinée à aucun lectorat, particulièrement à une période de la vie où l'on ne parvient pas à savoir sa valeur et à qui ressembler. L'impossibilité de se battre, l'impossibilité d'évaluer sa direction, l'impossibilité de grandir, l'impossibilité de se mesurer : soi, seul, dans une chambre à combles, sous un velux – et il pleut, tout est gris, un moment il faut mettre la lumière, on ira bientôt se coucher, au réveil reviendra la lueur derrière l'occultant du velux. On est censé « évoluer » parce qu'on est inscrit à la faculté, mais est-ce qu'on n'espère pas mieux que tous ces savoirs qu'on sait en loin insensés, qui nous tiennent en respect plutôt qu'on ne les respecte ? D'ailleurs, on ne travaille pas, non, on apprend, on répète, ce sont des examens, on n'est jamais jugé sur du soi, on n'est évalué que sur de l'autrui pour référence. Il n'y aurait certainement pas tant de solitude avec de la construction, de l'édification, de la création, de la maturation d'où surgirait la confiance en soi, avec les indices d'un progrès personnel, artistique ou scientifique qui permettrait de se dire : « Manifestement, je suis devenu meilleur ». Ce « je suis meilleur » serait au moins la mesure d'un changement, c'est-à-dire déjà une communication, communication avec soi-même, avec un soi passé, avec un autre soi pris comme comparaison, mais les études en France ne sont que la réitération pas même approfondie d'un même processus jusqu'à la conformation la plus complète. Un étudiant français, qu'est-ce au juste ? C'est quelqu'un qui n'a qu'une seule compétence et qu'on abrutit à y être encore plus spécialisé. C'est quelqu'un qu'on moule et qu'on style, qui le sait, et donc qu'on rend très seul. C'est quelqu'un auquel, justement, on ne laisse pas le loisir de s'exprimer.
Et, sans personne, pas de filles non plus, pas de perspective d'amour : quels regrets et quels soupirs ! Vice de ces rabâchages et du ressassement : on se sent négligé dans le travail, par conséquent on se suppose « valoir mieux » ; l'amour ne serait-il pas l'échappatoire idéale ? Jeunes gens trop sérieux dont le rapport à l'amour est une inquiétude et – qui inquiète. Se sentir consternant de sauter sur la moindre occasion, de fabriquer de l'amour, de vouloir se sentir de l'amour à tout prix : mais on n'y peut rien, il n'y a rien, rien que la solitude, il faut bien « faire » quelque chose ! Se retenir d'aimer faute de se reconnaître de la valeur, et aimer quand même, parce que c'est plus fort que soi : il n'y a rien à accomplir, quand on travaille seul, que d'aimer de l'amour !
C'est dans ce contexte que des auteurs comme Tinan ou Proust s'égocentrisent – même sans beaucoup d'orgueil, mais se sachant des particularités profondes, puisqu'ils s'examinent sans cesse, puisqu'ils n'ont que cela à faire dans leur coin – jusqu'à l'obsession et une folie de l'observation : les moindres cogitations deviennent des événements, on s'invagine sans arrêt de manière presque antihygiénique et névrotique, on amoncèle hypothèses sur hypothèses qu'on exacerbe, on se superpose et s'alambique parce qu'à n'être plus rien en actes on devient un être toutsymbolique, on écrit sur de l'écriture – il en serait autrement si l'on savait mieux qui l'on était et ce qu'on vise, si l'on se savait une direction et qu'on se trouvait des indices de création et de progrès : aujourd'hui, ce m'est plus simple et je sais comment me prouver et justifier mes évolutions, je suis devenu largement mon propre professeur, mais il fallait au commencement des repères fondamentaux, repères extérieurs, repères qui jugent et corrigent, donc des repères vivants. Le doute n'aurait pas été à ce point effroyable si, par intervalles, j'avais pu tester mon esprit sur des forums-de-discussion pour me garantir du risque de m'enferrer dans une direction nulle. J'étais à un âge où j'avais un besoin réel et impérieux de conversations et d'intellections, une soif immense de découvertes et d'apprentissages, et je croyais ingénument qu'il fallait pour cela interroger et contredire des gens, je croyais que l'évolution de moi-même ne viendrait que de ceux que j'aurais questionnés, je croyais enfin qu'il fallait me mettre à l'épreuve de mentors. J'avais tort sans doute : le monde ne vous enseigne qu'à son insu et même qu'à son détriment, et c'est presque toujours en soi qu'on fait les plus hautes trouvailles, mais il y faut auparavant en acquérir la méthode ; or, comment eussé-je fait le deuil des solidarités et des gens, moi qui, faute de rencontres et d'expérience, ne soupçonnait pas combien peu vaut un Contemporain ? Alors, je voulais me faire un peu aimer de personnes que j'eusse admirées, je pensais qu'il était possible d'en découvrir, que ce serait une façon au moins de progresser en un certain sens, mais autour de moi il n'y avait personne, rien que les murs blancs de la chambre auxquels je n'avais rien voulu suspendre par discrétion et par égard pour le propriétaire, et j'appréhendais l'abord des inconnus aux mines aimables qui, insoucieux quant à eux, me penseraient bien téméraire ou bien veule de venir les aborder.
Alors que faire ? que faire, quand on s'ennuie et qu'on désespère ? Se prendre, soi, pour unique objet d'étude, un concentré d'avenir, un potentiel, mais soi, à cet âge où l'on doute, c'est si peu, si insignifiant, si négligeable ! Tout ce qu'on dit à soi-même, on le sent alors, est mesquin ou emphatique, extrapolé et épidermique : on se fait des phrases, on imite trop, on se poétise et l'on s'anime en rêves, on manque de matière pour s'extravaser, l'énergie est factice – alors, oui, l'on aime... on aime l'amour ! Il faudrait s'enrichir d'autres parts, se compléter de ce qui nous ferait devenir homme mais, à défaut de « faire », on manque d'arguments pour sélectionner des livres, on n'a pas une idée juste de ce qui est vraiment bon, on n'a pas eu le moindre tuteur, nul professeur ne nous est resté et d'ailleurs on les estime peu, il faut repartir de zéro comme si aucun parent ne contribuait à la pérennité ou au raffinement des fils, comme si perpétuellement il n'y avait pas de guide ou de critique : et je trouve le monde scandaleux pour cela, si vil et inconséquent ! c'est une telle rage imbécile de vivre comme s'il n'y avait eu personne avant soi ! C'est alors comme un enfermement dans une chambre de soi avec la crainte infamante de ne pas savoir si la pièce est propre. On y entasse des choses sans connaissance de ce qu'elles valent : il faut – on nous l'a tant dit – que la qualité de tout soit toujours relative et ne dépende que d'opinions particulières, mais on n'a même personne pour comparer des opinions, personne pour réfléchir, on n'est rien pour personne, et l'on n'est pas sûr de valoir pour soi ; pire, on est au moins sûr de son incomplétude : c'est pourquoi l'on quête quelqu'un. Syndrome du morceau d'être qui ignore d'où l'on pourrait le reconnaître et qui n'a pas le loisir de faire des découvertes avec naturel, pour qui toute sortie est un bal, qui s'y apprête avec une ferveur exagérée, qui ne peut jamais rien prendre à la légère (c'est tout de suite le mariage ou le suicide !). Il croit qu'il n'est rien et c'est vrai ; comment oublier qu'il ne vit qu'avec soi, en valet sans divertissement, en puceau ? L'enfer est moins les autres que la négation par les autres : quel idiot que ce Sartre, il suffit de ne pas sortir ! Sans contact, ne pas pouvoir noyer sa piètre condition dans de factices valorisations, ne pas s'évader de soi, du soi inexprimé qui vous ronge, et nul ne vous questionne, n'avoir pas une conversation, ne nourrir de débats qu'en soi-même ; c'est ainsi complètement qu'on peut dire : « être seul », une errance, un piétinement, un accablement.
... Aussi, qu'on conçoive combien Internet, allumé sur son portable qu'on promène avec soi en permanence, a apporté de facilité et de confiance, de liberté et d'autonomie, un contraire à la crainte, à la débrouillardise et au dénuement, à n'importe quel âge : on peut tout faire avec ça, résoudre tout problème de la vie quotidienne, il n'y a rien qu'on ne puisse affronter avec sa panacée, c'est un outil de commodité prodigieuse et inédite. Le moindre accident s'en arrange, tandis que, je me souviens, lorsque j'eus mon accrochage en voiture, je ne pus que faire appel à mes parents avec mon forfait d'une heure, si angoissé par la ténuité de ce « fil », espérant la continuité du réseau, la continuité du temps de communication, la continuité de la batterie, et puis attendre au bord de la route : où aurais-je pris le numéro d'un garagiste ? Est-ce qu'on croit qu'on roulait avec les Pages Jaunes sous le siège ? Internet a augmenté la puissance personnelle, et c'est une puissance effective et solide, un allié très fiable, avec lui je n'aurais pas tant redouté, les jours suivant l'accident, que le camarade qui avait promis de me chercher et mener chez moi le temps des réparations m'oubliât : quatre kilomètres à pied, sinon. C'est qu'alors on dépendait tellement des autres, je redoutais tellement de me faire mal comprendre, j'avais toujours peur, et toutes les complications difficilement solubles, seul ! C'est bien ce qu'a apporté Internet-sur-soi, une sensation d'immortel, on ne redoute rien avec lui, c'est un bouclier solide contre toutes les infortunes, et c'est ainsi qu'en plus de la solitude, il a aussi largement évacué le sentiment de la fragilité réelle.
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