Ce qui nourrit ce qu'on écrit
On affirme souvent que les écrivains tâchent à copier l'esprit des livres qu'ils ont le plus aimés : la littérature à travers les siècles se composerait en succession de legs, où de subtiles déformations idiosyncratiques constitueraient, en mesures lentes et progressives, l'évolution du livre et en quelque sorte son raffinement.
C'est une vision possible. C'est à condition bien sûr que les écrivains puissent identifier avec suffisamment de précision ce qu'ils ont aimé chez un autre. Or, interrogez-les ou écoutez leurs interviews, vous verrez que leur perspicacité n'a rien d'évident : s'ils savent quels livres ils ont aimés, ils sont manifestement en peine, le plus souvent, d'expliquer avec technique ce qu'ils tâcheraient à reproduire. Ils s'en tiennent à des propos généraux qui peuvent difficilement relever du travail de purification ou de quintessence qu'on prétend constituer les cycles ou les strates de la littérature. Comme ils analysent avec peu de rigueur et d'exactitude les raisons de leurs goûts, j'entends mal en quoi ils seraient capables de les reproduire ou de les continuer. Au mieux, ils se fient en loin à une impression qu'ils aimeraient provoquer également, mais comme cette impression se présente à eux sous les traits d'une sensation vague, il est même difficile de savoir ce qu'il pourrait en recopier.
Et certes, il est difficile de dire ce qu'on a aimé, pourquoi on l'a aimé : nous vivons dans un siècle qui répugne à exprimer les raisons de ses amours. Il est plus simple de dire pourquoi on a détesté : le goût est souvent considéré comme inexplicable, mais le dégoût nécessite à soi-même des explications, on ne se sent pas serein et complet à se contenter d'exprimer qu'on hait sans se clarifier pourquoi, il y faut au moins pour celui qu'on déteste la justice de motifs qui lui permettraient de s'améliorer – la voix intérieure même de celui qui déteste l'enjoint à cet effort.
Il est ainsi probable qu'en écrivant un livre on soit plus attentif à éviter ce qu'on déteste qu'à aller vers ce qu'on aime. Un mauvais livre laisse une trace moins forte mais plus sourde, plus souterraine, comme un substrat : c'est un livre inutile, un livre failli, un anti-livre, c'est le modèle d'un livre qu'on ne veut pas reproduire, et cet échec demeure peut-être en la conscience de l'écrivain plus profondément et avec davantage d'influence que la certitude de livres qui lui ont plu, car il considère comme une anomalie quelque peu révoltante l'existence d'un livre qui n'est pas pour lui digne d'un livre. D'ailleurs, cette priorité donnée à l'évitement est sensible de manière « opératoire » lors de la rédaction d'un livre, car quand l'écrivain se relit à mesure qu'il écrit, que cherche-t-il surtout ? Probablement non tant à se séduire – ce qui serait difficile sur chaque page et chaque paragraphe – qu'à ne pas se déplaire : il corrige de ce qu'il a écrit ce qui l'incommode mais il ne retouche guère ce qui ne le satisfait que relativement.
Pour tout professionnel, il y a du scandale à une œuvre ratée : il y voit de l'incompétence ou de la négligence, une atteinte à la réputation de son métier, c'est ce qui l'insupporte le plus. Il juge qu'un bon travail et qu'un résultat honnête devraient constituer la règle en son domaine, et quand il en constate, il ne s'en étonne pas tant que d'un mauvais qui l'aheurte : si c'est aussi pour l'excellence qu'il œuvre à condition de se sentir le désir d'une performance, c'est d'abord pour épargner au monde la médiocrité, sinon la nullité, que ses concurrents peuvent produire. Une attitude professionnelle est de s'efforcer en premier lieu de ne pas perpétuer le mauvais, et ensuite de s'efforcer d'être bon. Cette logique est applicable à l'écriture et à l'art : l'auteur est marqué, choqué, brutalisé par une insuffisance des autres, bien qu'elle soit parfois si commune qu'elle ne lui fait plus un grand effet de surprise, et son œuvre n'est alors pas tant inspirée par des exemples de haute réussite qu'il ambitionne d'atteindre que, d'emblée, par toutes les basses erreurs qu'il veut surtout ne pas recommettre. Un livre serait le fruit non d'un désir d'imiter le meilleur mais, principalement, d'une volonté de ne pas reproduire la déficience.
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