Brève pensée sur notre télévision américaine

Si l'on se souvient bien, à l'époque où la Télévision Numérique Terrestre, trop terrestre, n'existait pas, on élisait soigneusement son programme télévisé grâce à un magazine, et l'on s'assignait à des émissions fixes auxquelles on accordait sa confiance, parce qu'elles étaient fiables. Il y avait ainsi le journal à telle heure, et l'on enchaînait avec telle fiction. Et même les jeux idiots, les sitcoms insipides, la télé-crochet nulle et la télé-réalité crétine ne démentaient pas la règle d'une certaine constance : on savait à quoi s'en tenir, on n'était pas trompé, on allait à son canapé avec ponctualité et dans l'intention de se consacrer à une espèce d'œuvre : c'est ainsi qu'on faisait honneur même à des émissions déshonorantes, et, faute de qualité, on trouvait là une espèce d'organisation rationnelle des spectacles, une attention réciproque des chaînes et du spectateur relative au divertissement.

Il faisait déjà longtemps qu'aux États-Unis la télévision avait perdu cet usage, si elle l'avait jamais eu : parmi la grande quantité de chaînes dont les Américains disposaient, l'activité télévisuelle ne consistait pour eux qu'en éternel et distrait zapping, impersonnel, sans respect et égoïste, le plus souvent sans rendez-vous, les fictions étant continuellement grignotées de publicités et les journaux automatiquement vus comme orientés. Sans divertissements efficaces ni documents véridiques, ils se contentaient, quand ils avaient un moment pour se délasser, de prendre à la télévision le programme en cours, raison pour laquelle ils avaient chez eux le poste constamment allumé, ce qui nous affligeait alors et nous faisait rire, avec au mieux des shows spécifiques pour le présentateur vedette ainsi que certaines séries régulières par exception, mais l'écran ne leur était en majorité plus qu'une poubelle évanescente où ils épanchaient les heures inutiles en vacuité et sans grand espoir de trouver au débotté quelque chose de substantiel pour se nourrir l'esprit.

Ils ne croyaient pas en leurs journaux, et ils n'admiraient pas leurs fictions.

Alors – c'était même en France plus récent que cela, du moins notre télévision s'est-elle encore dégradée : avant le Covid par exemple, je ne me serais jamais abstenu de regarder le JT qui était mon dernier « rendez-vous » télévisé, mais je suis déjà un peu vieux pour la télévision, et l'habitude avait persisté chez moi sans réflexion personnelle –, on n'avait pas vu déferler sur l'écran tant de séries bizarrement ineptes ni tant de magazines manifestement falsifiés. La TNT a multiplié les chaînes, mais la plupart n'ayant rien trouvé pour tenir leurs vingt-quatre heures de diffusion, elles ont presque toutes dû recourir aux programmes américains achetés et chargés de « meubler », preuve qu'il n'était pas si nécessaire de diversifier les canaux. Aussi, par copie ou par opportunisme, en décuplant la part privée, on a considérablement augmenté les annonces des financeurs, de sorte qu'on est arrivé au résultat suivant : si je souhaite obtenir une actualité sur l'une des (au moins) trois chaînes d'information en continu, je tombe sur (selon l'ordre des probabilités), 1° une publicité, 2° des gens n'ayant rien de profond à dire et qui se répètent, 3° des affirmations mensongères ou invérifiées dont la fausseté est d'évidence patente, ostensible et éhontée (ce qu'un moindre journaliste d'il y a vingt ans aurait dénoncé avec scandale).

Le plus souvent, on doit avouer qu'on ne regarde plus la télévision qu'au hasard quand on a quelques minutes à perdre. Si par exemple j'ai beaucoup travaillé, s'il fait trop chaud dans mon jardin, s'il n'y a personne chez moi et si j'ai besoin de manger, alors, le temps d'un repas, j'allume peut-être la télévision. Regarder la télévision est devenue ce qu'on fait quand on n'a rien à faire et qu'on n'a pas l'intention de s'adonner à une activité un peu exigeante ou difficile. Je ne crois pas qu'il existe plus qu'une fraction infime de Français qui vouent la télévision à autre chose qu'au divertissement le plus vague, c'est-à-dire qui s'en servent autrement que pour réaliser une occupation dernière quand ils n'ont plus d'idée ou de force pour la moindre action constructive.

La télévision française est devenue américaine : c'est à ce prix qu'on a reçu le bonheur d'un grand nombre de chaînes. Nos enfants, aidés d'Internet et de bouquets télévisés, n'ont plus de raison de se servir du magazine de programmes : ils ne savent plus ce que c'est que s'installer en famille devant une émission sélectionnée, à telle heure et selon la loi d'un diffuseur cohérent, ni d'assigner de la considération pour une émission paraissant élaborée par des individus, donc d'efforcer son sens critique à évaluer ce qui ressemble à un travail : il est consommateur, il se fiche de tout car il sait que les concepteurs se fichent de lui. Ceci le libère de toute responsabilité et de tout esprit de mesure : il prend ce qu'il veut et ne se sent pas tenu de dire merci ou zut. C'est, si l'on veut, une mutualité de souverain mépris. On ne croirait pas qu'il existe ni des êtres pour regarder la télévision, ni des êtres pour en fabriquer les programmes : d'ingrates machines mangent sans sélection ce qu'autres insensibles (sauf à l'argent) ont développé. L'humain s'est retiré de l'offre et de la demande de ce marché d'une veulerie incommensurable. Inutile surtout d'y parler d'art, ce serait indécent, pervers et corrompu. Je pourrais devenir méchant.

La télévision est devenue ici la décharge qu'elle était aux États-Unis, et c'est sans doute pour les Américains, dont alors nous nous étonnions et nous moquions tous, une fierté d'avoir réussi à exporter le modèle d'une télévision dont ils ne sont désormais plus seuls à avoir honte : ayant fait de leur télévision déficiente celle du monde entier, ils en ont répandu la règle, et ainsi n'ont-ils plus à rougir par comparaison.

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