Blâme du symbolisme
Considérer le monde peu ou prou à travers des symboles revient inévitablement à voir au moins partiellement la réalité avec le regard d'un autre. Le symbole est un prisme déformant qui, comme les lunettes brouillées que la Sécurité routière utilise pour représenter la vision d'un homme alcoolisé, altère non seulement la vision mais la marche de qui s'en sert : c'est qu'en modifiant la perception, le symbole modifie le rapport au réel et aliène la conduite. Il imprime à l'esprit une attente perpétuelle et certains sentiments qui sont comme les images sur la paroi de la caverne de Platon : on n'observe plus directement les choses mais les fantasmes liés à ces choses et qui se déroulent et étendent leur emprise sur la conscience, au même titre que celui qui trouve que la lune recèle un visage ne peut plus l'examiner sans y retrouver son songe – la lune lui devient effigie. Le symbole équivaut à la tradition pour l'action, au proverbe pour le langage c'est-à-dire qu'il consiste en entretien de préjugés couvert par une solidarité morale ; c'est une représentation conditionnée au mode de représentation majoritaire, une conversion à une figure de style qui devient systématique en l'appréhension de situations, une adaptation de la conception aussi puissante et insensible que l'accommodation de l'œil. Le symbolisme admet que les objets portent et fédèrent des pathos universels confortant ses partisans en une certaine vision paradigmatique du monde et de l'humanité : c'est du préjugé à usage pratique et qu'il ne faut surtout pas examiner, ou bien l'on s'apercevrait qu'il n'existe guère de symbole qui soit au monde universel. Peut-être une société ou une civilisation se définit-elle par une communauté de symboles, du moins par la direction homogène, spirituelle, que prennent ces symboles, mais qu'est-ce à dire sinon que les imbéciles se fédèrent entre eux, s'agrègent, se correspondent et s'approuvent, et faut-il sur ce vœu de grégarité rassurante et complice vanter les mérites même d'un tort commun ? Il me semble qu'un moindre recul devrait permettre à chacun de deviner que n'importe quel symbole peut être associé à une valeur contraire, pour autant que le sujet dispose d'originalité et de créativité et ne se cantonne pas aux inculcations catégoriques de son environnement : par exemple le printemps est un symbole traditionnel de renaissance de vie, mais c'est aussi facilement celui du retour de la concurrence et des bas instincts naturels. Existe-t-il une seule valeur dont l'excès ne dégage pas également un vice ? La métaphorisation de tout phénomène s'oppose nécessairement à son intellectualisation renversée ; or, pour ne pas voir cet antipode, il s'agit principalement de s'opiniâtrer et de s'en tenir là : la restriction du nombre des symboles et de leurs significations renvoie au manque d'imagination. Voilà pourquoi la plupart des gens qui « croient aux symboles » ne se figurent même pas qu'à quelque endroit de la Terre, des peuples n'ont jamais attaché à ces objets des idées qu'ils prétendent foncièrement humaines ; ça ne leur fait rien d'extravaguer pourvu que ce soit en compagnie : ce sont des gens qui ne savent pas relativiser leurs conventions et qui se plaisent surtout à entretenir des mirages réconfortants. La communion sociale des symboles est une joie du renforcement de ses propres opinions. Rien de « réel » n'est symbolique ; le symbole appartient au registre du phénomène c'est-à-dire à une certaine relation du sujet à la chose : soit, mais pourquoi vouloir qu'il y ait des symboles largement partagés ? Le sujet disparaît au tirage ordinaire du symbole, et l'on trouve qu'un symbole n'est presque jamais individuel : c'est surtout un répertoire facile où l'on pioche des modes et des états. Je mets au défi quiconque de fabriquer un symbole de particulier sans être ridicule : le symbole est une adaptation de sa propre perception à une représentation antérieure et répandue ; il est en cela conformation. Même, le symbole s'efface quand il n'est plus partagé : on n'ose tout simplement plus le penser, il est l'ennemi de la solitude, fait pour des êtres qui sont vaincus par des foules, par un esprit de foule, remplacés par une doxa. Il est fait pour qu'on soit aisément compris, et, par assimilation, pour qu'on se comprenne soi-même avec aisance. On rit, pleure, communique à peu près uniquement par symboles. L'acception communicable d'un mot, c'est le symbole. Le symbole est la garantie d'être entendu et accepté par une multitude issue de son environnement. C'est ainsi l'insigne de la dépersonnalisation, le parangon de l'indistinction, l'apogée de la complaisance. J'ignore pourquoi les poètes en font leur apanage : c'est sans doute que l'extrême attention portée sur des formes, et particulièrement sur des formes ayant pour dessein de transmettre des émotions sans recourir à l'esprit, tend à annihiler l'excellence inédite du sens : le symboliste ne fait en général que répéter élégamment de plaisantes et unanimes imageries, s'abstenant avec quelque obstination de se confronter à la réalité et de fonder de nouvelles représentations ; il est un vecteur, un média, un chantre de la banalité ; son instrument est le lot irréfléchi des amalgames littéraires, et son but est d'en être si célèbre qu'il les passerait sous son nom et en expressions longtemps répétées en la postérité du langage. Le symbolisme ainsi est presque par définition l'inverse de la littérature en ce que, supprimant l'individu, il admet l'écrivain au service de la communauté c'est-à-dire au service des idées mièvres et insondées que cependant tout le monde a intérêt qu'on lui approuve. C'est qu'en effet il est impossible de créer seul un symbole : il faut l'appui du troupeau aux sensations vulgaires et dont l'encouragement signale avec combien de fierté il fut lui-même approuvé et célébré.
L'inconvénient majeur des symboles, reconnus comme de veules concessions faites à des usages grégaires ou comme des métaphores littéraires et composées, c'est qu'ils conservent et entérinent le paradigme préexistant des sociétés où ils se perpétuent, induisant des pensées automatiques plus ou moins ornées, et incitant à agir mécaniquement suivant des acceptions qu'on n'a pas tâché de rendre conscientes, de sorte que l'humanité demeure suspendue non à ce qu'elle suppose des sagesses mais à des transmissions injustifiées, et qu'elle poursuit sa pente d'inertie végétative sans évolution ni effort. Pour le dire simplement : on voit une rose, on pense à l'amour, on a envie d'aimer. L'importance accordée au symbole favorise les aléas irrationnels de l'humeur comme des superstitions : n'a-t-on pas constaté que les gens médiocres et mornes redeviennent agréables aux premiers rayons de soleil ? Toute cette symbolique du beau temps « gagne l'âme » et éveille des ferveurs, mais ce n'est autrement pertinent que d'être gagné de dépression sous la pluie. Pourtant, le Contemporain s'en laisse abondamment conquérir ; de la même façon, il lit avec plaisir un poème qui ne fait que ressasser des préjugés parce que ce sont les siens, qu'il se trouve confirmé dans ses impensées, que de telles visions lui sont attachées et accessibles. C'est ainsi qu'un esprit distancié est toujours prompt à chercher par quels symboles son entourage a si manifestement changé d'attitude au lieu de lui envisager des raisons : si par exemple, je réussis à convaincre quelqu'un, loin de me féliciter de mon effet ou de me demander par quel argument je fus performant, je recherche par quel symbole dérisoire j'ai converti – et me dégoûte aussitôt de susciter des suffrages. Quelqu'un retourne son opinion ou est ému d'une circonstance : ce n'est jamais « selon telle réalité » mais « selon quel symbole », symbole qu'il faut compulser au lot des représentations les plus populaires et piètres. Toute émotion peut-être procède d'une volonté bien aimable de se justifier par des amalgames de la nature du symbole : le coucher sur l'océan provoque l'élan philosophique, et « homme libre, toujours tu chériras la mer » revient alors en tête comme un devoir humain – j'ai déjà écrit que ce spectacle d'une côte et d'une voûte n'est, à l'opposé des conventions, qu'extinction de lumière banale sise sur une impasse géographique. Aussi, l'être ordinaire s'enthousiasme-t-il de fleur, de ciel et de menues typicités en nombre limité, mais il ne s'extasie pas pour le volet roulant, pour la lampe électrique ou le pot à crayon : il faut toujours que ce soit des choses lointaines, et rares, et stéréotypées, et liées à des candeurs d'un ordre religieux, pour accroître le sentiment d'unicité et de hauteur, et c'est pourquoi sans doute les Parisiens en villégiature à la campagne font tant de cas d'une prairie au petit matin, du silence la nuit, ou même d'une baguette de pain, tant d'objets qui, sans toutefois dégoûter les indigènes, les ennuient assez – à l'inverse, quel Parisien songerait à visiter la tour Eiffel et à se promener en bateau-mouche ? Ces « valeurs », surestimées sous oblitération volontaire, sont toutes convenues, valorisantes ; il faut que l'automne soit empreint de nostalgie et de langueur au lieu de simplement sentir la décomposition où l'on commence à grelotter. Ce rehaut systématique et consolateur dans des « mysticismes » n'a pour but que de faire se trouver le Contemporain particulièrement spirituel, parce qu'un bourgeon lui évoque la germination de la vie et le marron la convivialité du vin chaud. Je tiens pourtant à me faire bien entendre : que le monde entier soit empli de connotations n'est pas ce contre quoi je lutte, mais c'est l'uniformité simpliste et dépossédante de ces connotations que je déplore, et qui réduisent la variété interprétative des réalités à quelques clichés sociaux paresseux et faux – d'aliénants abus. En somme, le symbole ne nuit pas seulement à la littérature, il nuit surtout aux potentiels de la réalité et aux diversités de pensées et d'actions en imposant ses raccourcis et simulacres, en appliquant des codes figés et des connotations générales qui suggèrent et déterminent. Au prétexte d'une meilleure compréhension mutuelle, le Contemporain ne fait que répéter des vues et des sentiments qui ne sont pas les siens, se comporte suivant des conceptions induites qu'il ne maîtrise point, et véhicule cet égrégore à ses fils qui se croient eux aussi tenus d'y souscrire pour accéder à l'image d'une « bonne humanité », correspondante et vertueuse. Tout se paralyse ainsi, rien n'évolue dans les mœurs, chacun ne s'efforce qu'à adhérer à une idée assez arbitraire de la normalité, toute intellection ne repose plus que sur une poignée d'allégeances auxquelles la désobéissance individuelle fait courir un risque de perte de repère et d'estime ; on juge bien les récalcitrants insensibles et leur voix ne compte pas aux sociétés qui les réprouvent comme des monstres à l'émotion atrophiée ou corrompue. Le symbolisme est surtout un conservatisme de confort où l'enjeu n'est qu'à assimiler des rapports caractéristiques et déjà formés entre des faits et des abstractions : en les intériorisant assez, on peut les croire logiques, de manière que la couleur bleue évoque systématiquement le bonheur de la liberté plutôt que des impressions ambivalentes de monarchie. Qui songe aujourd'hui à garnir la chambre de son garçon de murs et d'objets roses ? À cette convention se superposent beaucoup d'autres qui, à chaque page de lecture, rappelle qu'un livre n'est presque qu'une collection de biais symboliques à dessein de susciter l'empathie ; ainsi, en majorité, on désapprend l'initiative quand on lit, particulièrement un poème : on se fie et s'abandonne. Ce n'est sans doute pas pour rien qu'un symbole s'appelle aussi une image : c'est encore une part superficielle du su.
Alors que faire ? demandera-t-on – mais plutôt par désinvolture que par considération. Ne plus fêter le printemps ? Dénier à la rose sa beauté et se retenir de soupirer au soleil couchant de la mer ? S'empêcher « d'éprouver », à ce qu'il paraît ? « Perdre » ce fond de « tendresse » ? « Renoncer » aux évocations et métaphores ? On sent venir de loin, n'est-ce pas ? l'accusation apeurée, acculée et puérile, de nihilisme ou de cynisme, immédiate, proverbiale et qui cherche à s'approprier et accaparer les valeurs, tandis que l'opposition aux normes du printemps, de la rose ou de la mer, c'est-à-dire la critique des symboles, renferme évidemment la transvaluation et non seulement la destruction. On s'obstine à ne pas voir que le briseur de rêves moisis marche vers des sentiments plus vrais et ne se contente pas du vain dénigrement : il faut l'iconoclasme pour bâtir sur du propre, et nos contradicteurs ne regardent toujours qu'à ce qui est perdu, tant focalisés et contrariés de négation qu'ils ne savent envisager les perspectives et ouvertures. On réfute la légitimité de leurs habitudes, et comme ils ne sont qu'habitudes ils ont fort à perdre et redoutent pour leur existence, tâchant à se défendre absolument contre l'annihilation, plaidant bientôt pour leur droit à l'erreur, pour la perpétuité de cette faute agréable, innocente et naïve. Ils pressentent que l'amour à quoi ils tiennent tant n'est probablement lui-même qu'un symbole dérisoire, et ils répugnent à en admettre l'idée plutôt qu'ils n'osent l'examiner ; ils préfèrent un amour surfait parce que c'est le leur et qu'ils vivent bien avec ; tous ces poètes au fond se font surtout plaisir ! Et libre à eux ! je ne prétends pas les contraindre ou punir. Mais on peut réfléchir avant d'aimer ; on peut penser à la vérité des associations, et les hiérarchiser ou les dissoudre. Sans doute alors s'abstiendra-t-on d'aimer par reproduction de fantasmes ; on prendra enfin la peine d'aimer vraiment, et tant pis si l'on n'aimera plus, tant pis si l'on découvrira que tout ce qu'on aime ne s'attache à nous que par des représentations adhésives ; c'est donc que l'amour était illusion et ne valait rien, pourquoi donc y tenir sinon par crainte de ne pas trouver mieux et par défaut de croire et d'imaginer qu'il y a plus doux que des erreurs ? Bien des « valeurs » ainsi tomberont sous l'effet de l'analyse, mais il n'y a pas de mal à se défausser de ce qui ne nous appartenait pas et sur quoi nous n'avions guère de relation personnelle : il s'agissait déjà de cadavres en nous qu'un courant de sympathie plus ou moins obligé et tendu galvanisait. On pourra toujours saluer le printemps, ou la rose, ou la mer, et ne pas renoncer à cet agrément de la célébration, mais on le fera selon les raisons plus triviales et plus justes qu'ils procurent le plaisir du beau temps à venir, de la douceur soyeuse du toucher ou des variétés hypnotiques des états de l'eau : ce qui satisfait concourt surtout à des sensations sensuelles ou libératrices, cela part toujours du corps, et, bien qu'on soit en droit d'extrapoler des images, pourquoi y adjoindre des allégories et sublimations consensuelles qui éloignent des perceptions sans ramener à des réflexions intimes ? Le symbole est fait pour faire ressembler, il nous tord et nous acclimate à son tamis, il ne nous ouvre pas, au contraire, un accès de spiritualité, car il nous incite à penser avec réaction et selon des autorités. Tâchons à ne pas nous plier à la tyrannie du vouloir-imiter, à résister à cet appel tentant, ou bien le règne du symbole, de la tradition et du proverbe nous rappellera, au réveil d'un terme de centaines d'années, que nous avions cessé d'être durant tout ce temps des individus et des progrès, et que nous nous sommes contentés de perpétuer toute notre vie, en photographes du presque-identique, d'inutilisables et semblables clichés.
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