Autosuffisant

Ce qui fait mon exception parmi mes contemporains et me rend si incompréhensible et haïssable auprès d'eux (en plus bien sûr du reste innombrable de mes défauts ; j'écris cela pour prévenir), c'est mon autosuffisance (que d'aucuns appellent ma « suffisance », les mêmes sans doute), qu'il faut entendre ainsi : quand je n'ai rien à faire, lorsque j'ai terminé un travail et me situe dans la sphère de ma volonté personnelle, je n'ai pas la tentation de chercher à m'amuser en trouvant de quoi me sentir moins seul, plus léger et riant ; je n'oriente pas mon imagination vers l'idée d'une alternative dépaysante, je ne dirige jamais mon esprit vers un divertissement. Je ne me divertis que brièvement, en transitions de vacuité quand je ne puis rien faire d'autre, quand je suis par exemple saturé, épuisé ou ne dispose que de quelques minutes m'empêchant de bien entreprendre une activité constructive. Je fais de mon temps disponible en-dehors d'un métier un temps de travail, même de travail accru : je travaille davantage quand je ne suis pas « au travail ». C'est au point que je pourrais presque affirmer que je ne sais plus quoi faire, que je suis un peu inquiet et déprimé, si je n'ai un travail à accomplir : c'est le divertissement qui m'est une angoisse. Ce qui distrait les gens suscite en moi une variété d'effroi, m'inspire un abîme et une disparition ; j'ai littéralement peur des amusements.

Ce constat, je crois, finit par faire chez autrui une impression sinistre : ce n'est pas que je ne sois drôle, ni sociable, ni un compagnon aimable, mais mes habitudes ne sont pas normales et suggèrent une étrangeté psychopathologique, une anomalie, un intrus – on est à la recherche de personnes qui peuvent « se détendre », l'acceptation du divertissement est la condition tacite de l'amitié. C'est que tôt ou tard, après avoir admis ma bizarrerie, on voit que je suis à peu près capable de vivre sous une lampe de bureau avec de quoi écrire, longtemps, seul, sans malheur, et que je m'en contenterais presque sitôt mon argent gagné et mes devoirs remplis. Chez tout autre, la liberté passe en dépendances, c'est-à-dire que le temps de loisir nécessite dépenses et dispositions d'où peut surgir, en cas d'incompatibilité avec l'envie, une frustration. La morale unanime est le bonheur des vacances, c'est même une conception de vie, un mode d'existence, un paradigme universel : chacun cherche toujours à faire différent, sensationnel, rassurant, ou affectueux... ; or, j'échappe à la règle de cette poursuite, et je suscite alors l'angoisse. On me trouve monstrueux, inhumain, au moins intempestif, parce que je ne demande rien à personne, que je ne fais pas de projet ni ne tends mon désir vers la réalisation d'une nouveauté extérieure, que je suis un solitaire presque absolu, que je suis équanime environ comme un robot, que tout m'est égal à part mon édification, que je semble éperdument égoïste (ce qui est près d'être vrai), que je pourrais aisément – ceux qui me connaissent le savent – exister en une maison perdue, ne prendre de loisir très simple qu'en-dehors des heures où je suis en capacité d'écrire, comme des pauses courtes de parties de billard entre-séances, et qu'il me suffit d'un repos d'une demi-heure pour me remettre à l'ouvrage, intensément et presque frénétiquement. Je suis semblable à Trollope dont la réputation était, sitôt un roman terminé, de commencer la rédaction du suivant s'il lui restait un quart d'heure – c'est peut-être seulement un peu exagéré, me concernant.

Le Contemporain est à l'opposé de ma mentalité : il considère déjà en général la lecture comme une sorte de travail, activité qui, malgré l'indigence des bouquins qu'il achète, nécessite une concentration inhabituelle ; or, lire est ce que je fais en dernière extrémité parce que ça ne me réclame qu'un effort très mince en comparaison d'écrire, bien que je lise des ouvrages bien plus ardus que les best-sellers que le Français lit en immense majorité (je pourrais, sans mentir, lire leurs livres tout en discutant avec quelqu'un ; c'est d'ailleurs ce que j'ai fait, à l'occasion). Ainsi, la façon « d'île » que je représente élève autour de moi quelque barrière invisible ; je suis particulièrement incapable de paraître approuver que la terminaison d'une obligation marque nécessairement le début d'une échappatoire, et je sais que la vie du Contemporain n'est faite que de cela, du remplissage ludique de son temps disponible, que sa pensée majoritaire consiste à se demander ce qu'il fera quand il n'aura plus à faire de professionnel. La question : « Qu'as-tu prévu de faire ? » ne me laisse point l'impression d'une pertinence, elle n'a presque pour moi aucun sens, ce m'est une question à peu près absurde, comme d'interroger un citadin sur l'heure où il va pêcher, tandis que chacun au contraire y trouvera l'occasion d'exposer la diversité de ses divertissements, parce qu'estimant cela indispensable et tout naturel. Je dois paraître sinistre en ce que me demander si « J'aimerais bien faire ou voir cela pour changer ? » se solde toujours, tacitement ou non, par : « Non, sauf si je ne puis écrire », même si j'avoue tirer quelquefois des avantages de sorties que je m'impose ou qui me sont imposées (une balade à pied, par exemple, détend mes yeux lorsqu'ils ont trop convergé sur la page), mais ce sont toujours des avantages relatifs à mes travaux, c'est-à-dire à mon œuvre, à l'œuvre de ma vie.

Or, on ne peut sincèrement aimer – aimer et vivre avec – un homme comme moi, j'en ai conscience ; il est tout simplement impossible d'aimer quelqu'un qui ne donne son affection qu'aux moments où il est trop fatigué pour penser à son perpétuel travail : l'amour du travail ne peut qu'être toujours une jalousie pour qui m'aimerait, mon œuvre est toujours une rivale, et mon œuvre c'est moi : je serai toujours le concurrent de qui voudrait m'aimer ; et cependant, si je me réforme et me conforme, on ne pourra aimer qu'un homme qui ne sera plus moi, ce qui vaut peut-être mieux par facilité – tous les mise-à-disposition, compromis, sympathie, preuves conventionnelles... si continûment affectés font une seconde nature superposée à la première, doucement reconnaissable et aisément aimable, et qui la supplante) – consiste probablement en la règle-d'amour. Mais rien ne compte plus pour moi que ce que je fais chaque jour pour me rendre en quelque sorte plus autonome, plus indépendant d'autrui, de l'amour et de quantité de valeurs sociales, plus haut, plus indispensable à moi-même, plus délié du besoin de quelqu'un d'autre, plus essentiel : on peut, à la rigueur, m'aimer pour cette autonomie si on l'admire plus qu'elle n'insupporte ; pourtant, la façon que j'ai de me situer comme en-dehors du monde, bien qu'elle me soit habituelle, est certainement une source intolérable d'irritation pour tous ceux qui préfèrent qu'on confirme l'ordinaire et bénigne inconséquence qu'ils font de leur existence : je les insulte en effet quelque peu en étant qui je suis avec tant d'insistance, outrageuse à leur sensibilité quoique discrète à la mesure de l'espace et du temps.

Je suis notamment celui sur qui on ne peut plus guère avoir d'influence, sauf à être ainsi que moi un être de labeur : ceci exclut à peu près que, en ce monde, on me considère pour autre chose qu'une machine. Peut-être, si je disposais de beaucoup plus de temps, si je pouvais avoir provisoirement « tout écrit » durant ma liberté, alors ne me sentirais-je pas cet impérieux devoir d'entretenir encore mon esprit, ayant déjà accompli l'essentiel de ma tâche. Même, j'écris cela, mais, à vrai dire, je n'en suis pas sûr : c'est tout théorique. Je suis invétéré – pas graphomane pourtant au sens où je le conçois en ce que j'écris toujours non par compulsivité mais quand je me sens quelque chose à m'apprendre, néanmoins certes d'une régularité mécanique et terrible. Probablement, si je disposais de temps, comme cela m'arrive quelquefois, j'en profiterais pour lire des textes difficiles en attendant d'y trouver matière à une pensée inédite, c'est-à-dire à une pensée à écrire.

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