Vérité de l'écrivain
J'ai proclamé que je n'accordais jamais, pour juger un livre, d'importance aux vertus ou aux vices de son écrivain, et je ne m'en dédis pas : je n'examine jamais la vie d'un homme pour mesurer la qualité de son œuvre que je considère une entité à part et qui n'a pas besoin d'un tel et si lâche éclairage. Cependant, je dois admettre qu'il est un défaut qui, systématiquement, se rencontre semblablement en l'ouvrage et en son auteur, je veux parler de l'absence de véracité.
Un homme qui ment dans la vie – je ne veux pas parler de ces mensonges d'opportunité comme les maîtresses cachées de Hugo ou les secrets d'État de De Gaulle mais d'une tendance irrépressible aux déformations ou aux affabulations pour susciter la curiosité et se faire valoir, de tout ce qui relève de l'enjolivement de la réalité pour le seul apparat et le salon mondain, de ce que même maints auteurs présentent encore fièrement comme l'origine de leur vocation à savoir leur capacité presque irrépressible à travestir le réel à leur avantage –, cet homme ne sait pas écrire juste, car il songe plutôt à composer et se développer pour plaire qu'à se contraindre et se limiter pour retranscrire le plus fidèlement possible les vérités des hommes. Malraux, par exemple, était un de ces poseurs, et l'on discerne dans ses œuvres cet opportunisme fuyant ou puéril. Faulkner aussi, par certains côtés : il sait que dans ses intrigues il se contente de donner l'illusion d'une crédibilité qu'il pare d'un cadre, lui, bien réel, dont la vraisemblance en impose bien davantage et couvre le récit d'actions bizarres et de personnages arrangés. On m'objecterait sans doute qu'il est paradoxal qu'un romancier, dont la tâche est, sommairement dit, d'inventer des fictions, ne fît pas bénéficier sa littérature des mensonges qu'il est capable dans l'existence d'inventer tout inutilement : je ne suis pas de cet avis, ce que j'affirme est logique au contraire. Si le roman n'était qu'une variété de pavane relativement virtuose pour émoustiller sous un vernis superficiel de vraisemblance, certes, il n'en faudrait pas davantage pour être un maître, et la faculté de mentir toujours servirait le roman – une pareille définition est à peu près celle du Contemporain qui n'attend d'un livre qu'une somme de confirmations imagées de ce qu'il croit savoir, ornée de la couleur approximative d'une réalité fictive surtout dépaysante –, mais l'essence profonde de la littérature, ce n'est pas le mensonge ni le simulacre, c'est la vérité qui se revêt de fiction, ce qu'on a souvent oublié et négligé, rendant nos livres si dérisoires et si pauvres. Le contexte d'un récit, son décor rural ou urbain, la profession de ses personnages, les réactions que ces personnages ont par rapport à un stimulus auquel l'auteur les oblige, tout ceci est à peu près égal, on peut multiplier à l'envi les variations sur des thèmes, y proposer comme ingrédients des sentiments ne présentant que des nuances par rapport à ceux qu'on a toujours rencontrés dans les romans, échafauder encore des circonstances vaguement inédites, altérer les aspects physiques et psychologiques qu'on présentera d'une différence importante, composer des mélanges renouvelés, tracer des dessins émotionnants, produire une intrigue comme on réalise un cocktail qui « se tient » dans « les règles de l'art », et, à la fin, avec cette élaboration, avec ce mensonge compliqué et plaisant, prétendre à la littérature, et faire admettre, comme c'est assez facile aujourd'hui, qu'un écrivain consiste en l'art d'un pareil dosage, et qu'on en est un soi-même puisqu'on y a tout mis ensemble en convenables proportions. Il ne suffirait, en effet, que de la faculté entraînée d'affabuler logiquement pour mériter une telle appellation, et l'on doit reconnaître que parmi nos littérateurs célébrés, nombre ne sont que des inventeurs de pièces à racommodages ayant donné, par ces sortes de patchworks assemblables à l'infini et en série, l'illusion d'un talent – artisanat de pure couture prêt-à-aimer.
Je ne pense pas qu'avec cette mentalité on puisse – ou l'on ait pu – écrire mieux que des astuces comme autant de supercheries plus ou moins artificielles pour divertir et se plaire. C'est que je pose en axiome qu'il n'existe pas, selon moi, de grande, de noble, de belle et de puissante intention d'écriture sans la volonté d'édifier le lecteur sur quelque observation originale de la réalité : moi, en tous cas, j'exige, au risque de me sentir perdre mon temps et de trouver le livre un étalage de mots inutiles, d'apprendre de lui – c'est cela au juste lire –, et je me moque qu'on me présente un ensemble de circonstances imaginaires et fortuites, c'est bien trop facile à faire, il suffit d'essayer avec un peu d'organisation pour s'en apercevoir, n'importe qui finalement y parvient toujours, c'est notamment le propre de la rumeur de servir des histoires distrayantes et crédibles en un siècle ennuyé où l'on n'a pas l'examen du vraisemblable, et il me paraît évident de me désintéresser en art de ce dont tout le monde est capable comme du ragot. Or, un homme qui a pris l'habitude de mentir pour des rien, ainsi que ces enfants grandis trop vite qui profitent de ce qu'on ignore leur passé pour conter sur leur vie des histoires énormes, ne se soucie pas d'enseigner ce qu'il sait, de reproduire le fond du vrai, de pénétrer les divers sens de l'existence qu'il trouve opportunément à inventer au moindre prétexte à la façon d'un outil commode dont il n'y a qu'à se servir pour résoudre n'importe quel problème : il n'en a pas besoin, parce que cet outil, le mensonge, est continûment à sa portée.
Comment mieux dire ? Comment expliquer mieux et bien faire comprendre ?
Un ouvrage qui n'est qu'une fiction décorative ne signifie rien, et même, on y sent, en filigrane, la fierté d'un auteur qui s'est moqué de vous, qui se rit notamment du temps que vous passez en vain à cette pure invention ; il s'amuse à vos dépens, aux dépens du moins d'un usage profitable de votre temps libre ; en vous parlant il plaisante sur ce que vous imaginez de la suite, il vous obscurcit en pistes indécelables, il cherche à vous tromper, c'est son divertissement de vous perdre. Le meilleur roman ne vous perd pas, lui : il vous « retrouve » ; on voit mieux grâce à lui, mieux en soi-même et en tout ce qui nous environne. Il existe une distinction fondamentale et de l'ordre d'une psychologie essentielle, d'une cohérence insoluble, entre quelqu'un qui se plaît à vous égarer et quelqu'un qui tient à vous indiquer le chemin. Il y a le railleur qui ironise et le pionnier sérieux qui explore : ce sont deux types bien distincts qui ne sauraient s'incarner en un seul corps. Le menteur ne partage pas vraiment avec son lecteur, en dépit de sa posture de détente, de son agrément et de ses dispositions apparemment engageantes, mais il le regarde se débattre. Le vérace, lui, n'est pas à l'aise avec le lecteur : il craint surtout de ne pas lui avoir suffisamment révélé, il ne joue pas avec l'effet d'explication qu'il a ambitionné de produire, il est inquiet de n'avoir pas réussi, d'avoir manqué son but – il faut que le but soit plus difficile à atteindre que l'exposition d'une situation à faire imaginer. Le romancier que j'admire poursuit une quête minutieuse et délicate plutôt qu'il ne se contente d'exposer une scène qui étourdit : il cherche difficultueusement et inlassablement ce que son lecteur pourrait avoir intérêt à savoir, et qu'il a lui-même découvert un jour comme une surprise féconde. Il ne badine pas, ne se résout pas seulement à des assemblages habiles, et il témoigne surtout d'une implication nécessaire et intransigeante dont ne peut pas disposer celui qui, pour des moindres choses de l'existence, a l'habitude de se déprendre de réalité embarrassante et qui, par ce mouvement réitéré, démontre un défaut d'insistance à voir et à exprimer et donc de persévérance littéraire. La différence en exemple : un homme, pour fasciner son auditoire, raconte comme il a vu une soucoupe volante, c'est faux, il « en rajoute », il ne compose pas sa situation selon ce qu'il y aurait à apprendre d'une telle circonstance mais uniquement selon ce qu'il a, lui, à gagner à la subjugation de son entourage ; un autre narrateur, lui, songe longtemps à ce que serait une rencontre plausible avec des extraterrestres, il se figure leurs coutumes et le tour de leur esprit, se place en explorateur d'un univers réel, et finalement interroge chaque auditeur sur ce que serait l'individu humain au milieu d'un peuple étrange et supérieur, sur ce que ce peuple serait et penserait profondément de nous, et, ce faisant, il s'oublie, son intérêt disparaît, il s'humilie quand il délivre son message, parce qu'il s'est élevé, auparavant, à cette compréhension et à cette élaboration dont il ne lui est resté qu'à se délester, la relation lui est alors le plus facile – tandis que notre affabulateur, lui, s'était humilié en écrivant, car il était conscient de tous les trucs où son public prendrait, et ses ficelles plus ou moins grosses lui ont toujours au moins un peu inspiré de la honte, comme le bonimenteur qui prépare ses effets de manche mais qui, pendant sa prestation et à son terme, s'enorgueillit d'hypnotiser efficacement et de vendre.
Et voilà pourquoi le plus grand romancier est celui qui, à son ordinaire, n'envisage pas de mentir, qui n'en a pas l'usage, qui prend toutes formes de déformation et d'exagération en haine, en ce que de telles altérations lui sont autant d'empêchements de distinguer la vérité qu'il tient avant tout à dévoiler et à transmettre depuis l'environnement où il vit (en quoi il est tout logique qu'il fuie la coutume et le proverbe qui oblitèrent l'essentiel et le profond). Le menteur patenté, lui, se moque d'apprendre ou d'enseigner quelque chose, il convoque des stratagèmes, s'il écrit c'est pour confondre (emmêler le vrai avec le faux) et non pour confondre (révéler le faux comme on confond un coupable). Il rapporte premièrement ses actions à son intérêt, il aura toujours plaisir à faire accroire sur son œuvre plus qu'elle ne dit en effet, à se forger une posture stéréotypée d'artiste sage et intéressant, à simuler et à signaler par des apparences avantageuses et trompeuses comme il tient à figurer au trône des élucubrateurs véraces, c'est un être captieux. Son opposé n'a cure de cela, ses « mensonges » ne sont pour lui que des nécessités contingentes ou provisoires pour introduire sa réflexion sur le vrai, il regrette presque de devoir en passer par la fiction, il préfèrerait l'article ou l'essai plus franc s'il pouvait par cette forme aboutir aux mêmes illuminations : la ruse le gêne toujours un peu, c'est pourquoi il n'a pas plaisir à parler des procédés techniques dont il s'est servi et qui l'humilient ; le fond l'intéresse en premier et non l'ornement pour l'immiscer en l'esprit du lecteur ; le récit qu'il présente n'est qu'une forme qui l'intéresse modérément, il a bien plus de considération pour ce que l'illusion indique que pour la fascination qu'en manière d'abus cette illusion réalise.
Et tout ceci est effectif au point, je crois, qu'on ne peut pas manquer foncièrement de véracité et faire le même métier qu'un écrivain véritable – ou véridique, puisque, si j'ai été bien clair, on a compris que c'est pour moi la même chose.
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