Un monde de célibats
Je m'imagine quelquefois ce que serait tout un lotissement bâti de maisons strictement individuelles, c'est-à-dire destinées, et durablement, à des personnes célibataires de tous âges. Comme il n'y a généralement rien de plus pernicieux pour l'individu que de se limiter au désir qu'un autre lui a initialement fixé et avec qui il vit, restriction à laquelle il n'obéit qu'en raison d'une restriction équivalente et réciproque qu'il impose, le Contemporain accouplé ne change pas, se contente des tâches domestiques et des loisirs qu'il suppose que son mode de vie lui a déterminés, immobilité grâce à laquelle il acquiert le statut de conjoint solide et fiable, rassurant et constant, d'une permanence qui ne saurait en rien humilier son partenaire – en couple, tout inattendu réel déstabilise et inquiète, c'est le contraire de la complaisance, de la routine et du consensus, le contraire en somme de la souscription. Concrètement, si le Contemporain était seul à élire ses activités, en soirée ou en journée, sans doute prendrait-il parfois l'initiative d'une originalité, aurait le loisir d'y réfléchir sans influence, ne subirait pas les effets abêtissants et convenus du ménage qui l'aliène, ne se contenterait pas de suivre les usages prochains que son environnement ne lui dicterait pas, du moins pas constamment, alors songerait-il par instants : « Tiens ! puisque j'ai du temps et qu'à la fin même les écrans me lassent, comment user de ce moment avec au moins un certain profit nouveau ? » On suppose que mon hypothèse est plus optimiste que la réalité ne le vérifie, mais c'est surtout parce qu'un célibataire actuel, quand il ne sait pas quoi faire, aspire notablement à chercher l'amour ainsi qu'une certaine imprégnation morale le lui a appris, tandis qu'on devrait plutôt lui déconseiller d'entreprendre cette recherche et parvenir socialement, par la réprobation collective, à le dissuader d'une telle vanité amenée à se perpétuer pour son mal, le mal de sa grandeur individuelle.
Je jure que c'est sans épate ni méchanceté que, sincèrement et curieusement, je pense à ce que ferait ensemble une communauté de célibataires : il y aurait naturellement toutes sortes d'orgies qui ne blesseraient personne, mais ce n'est pas tant ce qui m'importe. Les gens auraient le temps, du temps à eux, pour décider ce qu'ils veulent faire, eux seuls, de leur soirée, de leur week-end ou de leur existence, sans peut-être être tentés par un énième réseau. Je trouve même un bienfait supérieur à voir un homme boire seul une bière à la terrasse de chez lui en regardant la nuit plutôt qu'à se joindre aux conversations ineptes d'une compagnie pas même saoule. Qui sait ? on verrait peut-être des gens, arpentant les rues du lotissement, nez en l'air, en quête de réflexions ou d'idées, ou simplement d'un peu d'air frais ? ou bien se réunir dans des pubs, leur instrument à la main, à dessein d'échanger ce qu'ils savent faire, en riant d'art léger et d'un peu de beauté ? C'est sans doute trop espérer, avec toutes autres sources d'aliénations qu'un mari ou qu'une femme, de croire encore qu'un homme d'à présent puisse faire beaucoup mieux que regarder sans volonté une succession d'images sans rien apprendre ; mais au moins ne le ferait-il pas au prétexte que sa vie conjugale ne lui laisse le temps de rien d'autre. Il se lasserait peut-être, ou il se mépriserait assez pour changer d'habitude, je l'ignore ; en tous cas il faut convenir qu'après telle réforme, il y aurait quand même très peu de chances de le trouver aussi imbécile et inintéressant qu'aujourd'hui.
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