Trier les hommes-proverbes

C'est devenu chez moi un réflexe et une intuition : mon premier mouvement, lorsque je rencontre quelqu'un, est de mesurer à quel point son discours est constitué ou non de proverbes, de phrases toutes faites, de banalités rassurantes, de lieux communs. Il me suffit de passer en quelque lieu – près d'un café ou d'une plage par exemple –, de tendre l'oreille ou d'entendre malgré moi une parole, et aussitôt je trie, sélectionne, discrimine, et, le plus souvent, j'élimine. Là, une fois de plus, je confirme qu'il n'y a pas d'être.

La plupart des gens en société ne disent jamais rien d'inattendu ; ils s'efforcent même de se conformer à des usages, pratiquant un langage assez vulgaire qu'ils estiment propre à se faire comprendre, à s'insérer parmi une foule. Ce langage ne leur est pas une hypocrisie ou une simple commodité en ce qu'il traduit un mode de pensée destiné à accompagner l'interlocuteur dans ce qu'ils estiment pour lui agréable et aisé. En tout, il s'agit principalement, à dessein de se trouver une bonne âme sociable, de ne pas susciter la difficulté, de faciliter la compréhension d'autrui, de se rendre accessible et universel, autrement dit de disparaître en tant qu'identité, de devenir une pièce d'humanité à l'usage majoritaire, avec les codes et les accès de tout le monde.

Ce qu'on constate aisément dans le discours de l'adolescent se remarque à l'identique chez l'adulte, mais on ne s'en aperçoit chez le premier que par contraste avec le langage qu'il employait encore récemment quand il n'était qu'enfant, et alors les parents s'étonnent. Puisque l'adulte, lui, n'a guère changé depuis l'adolescence, il n'est nul état antérieur auquel on puisse le comparer pour s'inquiéter de l'influence de son environnement, ou bien personne ne peut en témoigner. En cela, l'adulte est celui qui, généralement, n'évolue plus depuis qu'il a adopté son mode de rapport à autrui : pour le dire mieux, l'adulte est, en langage et en pensée, un adolescent définitif.

Qu'on fasse pourtant l'expérience qui m'est devenue familière, automatique, une saine mesure de prévention pareille à l'estimation de la chaleur du plat avant de manger : écoutez les propos d'un locuteur à la recherche en particulier des ensembles lexicalisés, c'est-à-dire de tous les groupes de mots et de pensées qui viennent sans réfléchir dans la conversation, préconstitués comme des agglomérats, un peu à la façon de tics mais de la réflexion, où s'égare la parole, où la signification plonge et s'annihile dans le souci immédiat d'être bien entendu et bien vu, où l'individu se retire et disparaît au profit de « l'entregent » et de la « bonne entente ».

On trouvera que le Contemporain n'use que rarement d'expressions émanées de lui et utilisées dans un sens plein et assumé. Le langage ne sert presque jamais à exprimer une pensée réfléchie et personnelle, mais à gagner du temps. Le langage est devenu un outil uniquement pratique pour véhiculer quelque variété d'humeur et tâcher de la partager pour s'en défouler en la plaçant chez les autres, dans leur pensée ou dans leur bouche.

Il n'est parmi les hommes que copies et postures, manières figées et entendables pour agréer des traditions ou produire des effets sans recours à l'idée. L'extrême majorité de tout ce que les gens disent est une suite ininterrompue d'insincérité intrinsèque, je veux dire de poses constituant toute leur matière intérieure, tout leur contenu : ils ne savent pas ce qu'ils énoncent, seulement ils sont entraînés à le dire sans savoir pourquoi ; leur langage les soulage. Y accorder son attention, en témoin avisé, est une façon de séparer ceux dont la parole est une somme de conventions (et qui sont donc fondamentalement des êtres de pavane) et ceux qui veulent tenter d'exprimer quelque chose d'individuel, qui se sentent donc une identité et une distinction ou du moins qui éprouvent le désir d'en avoir une. On doit bien enfin concevoir que les mots que nous employons reflètent la complexité et la profondeur de ce que nous pensons ; or, qui use des termes les plus prochains et immesurés pour s'attirer des sympathies est quelqu'un qui a la pensée superficielle et ne songe qu'à paraître.

Or, on devine, j'imagine, pourquoi faire ce préalable tri.

Qu'a donc à vous apporter un écervelé bonasse, gentil peut-être mais dont la discussion se borne à rapporter des lapalissades que vous pourriez aussi facilement acquérir de n'importe qui d'autre ? Quelle perte de temps ! Bien souvent, après avoir longtemps cherché à entrer dans les familiarités de quelqu'un, on s'aperçoit trop tard qu'il n'y avait rien à en tirer de substantiel, et l'on n'a plus ensuite qu'à regretter le long moment de cette quête inutile parce qu'on n'avait pas été en mesure de juger assez tôt la superfluité d'une telle relation. On n'a rien appris de la personne, ou plutôt, si l'on est pourvu de quelque esprit de conséquence, on a appris au moins une leçon :

Qu'il faut savoir choisir nos amis, et même jusqu'à nos fréquentations.

Il ne sert jamais à rien d'expliquer longtemps ce que vos interlocuteurs ne peuvent pas, ne veulent pas entendre ; préférer la solitude où l'on peut au moins être édifié par l'auteur d'un bon livre. Les relations sociales ne valent rien si c'est pour anéantir dans le respect de codes et d'idées banales la finesse et la particulière beauté de ce qu'on est. La facilité est une tendance veule où s'engouffre toute réflexion véritable : à force de concéder à des usages, on finit par en devenir soi-même. Au moins, seul, en soi, on songe, et ce songe intérieur n'a pas de cette inanité qu'on trouve en la conversation insipide et anodine, c'est-à-dire en presque toute conversation. Penser sans compagnie sur un banc présente infiniment plus d'avantages que de s'adapter à des médiocrités et y perdre son habitude de penser. Le véritable sage ne cède rien aux exigences de la vulgarité. Il faut être intègre, ne pas condescendre au grossier, et tant pis si plus personne ne vous comprend. Ne rien regretter en ce que, même en la leur exprimant avec des mots bas, ils n'auraient pas compris la pensée élevée, de toute façon : il aurait, pour la leur transmettre, fallu la corrompre.

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