Symboles pour ceux qui n'ont plus rien à découvrir
Le sujet auquel on est toujours tenté quand on n'a rien d'édifiant à écrire, c'est celui des symboles : les symboles constituent un soulagement stérile pour l'esprit qui ne sait pas quoi faire, et qui, craignant pour l'inspiration et tenant à entretenir une sophistication par laquelle il croit discerner la grandeur, simule avec labeur les affres de la réflexion et s'entraîne en complications aussi délicates qu'infécondes. Après quelque succès dont la fierté l'enjoint à ne pas s'arrêter, celui qui, peinant à atteindre une idée-révolution, long à cet effort ou superficiel à la produire, à sec de trouvailles utiles, devenu incapable de rapporter à la réalité pratique des observations relatives à un usage concret, à une vision altérant les perceptions et induisant un renversement, plutôt qu'à une habitude de réfléchir en rond et pour la vanité du bon mot, bientôt se tourne vers le symbole, qui lui donne matière à mastiquer des thèmes et à manipuler des concepts en toute innocuité. Il se rassure ainsi : il ne dispose de rien de nécessaire à transmettre mais il peut encore écrire ; la manière qu'il trouve de ne pas cesser de pérorer avec élégance le confirme littérateur ; il n'a pas à sentir la différence d'un écrit nouveau présentant le caractère d'un bouleversement réel, à un texte neuf exprimant une pensée abstraite dont le besoin se situe uniquement dans le « plaisir » de faire cogiter le cerveau – confusion essentielle d'uneferme innovation pour la vie et d'une simple élaboration pour l'esprit. Ainsi s'entretient-on dans une habitude, à telle heure régulière, de déplacer des termes, et par l'action même que cela suggère on croit encore être un écrivain habité.
C'est largement de quoi la poésie contemporaine est faite, avec notamment sa Nature factice, toute en beautés livresques et recopiées, appétit de tropes et de typicités, de métaphores faciles et d'ampoules complaisantes : exercice de style, sans apport pour quiconque, à dessein de se sentir un travail, de compenser la décrépitude créatrice, d'oublier la valeur constitutive de puissance d'un écrit, valeur confinant à l'acte. Et par exemple contempler un rosier, une femme enceinte ou une chaise de bureau, et tâcher d'exprimer non ce qui sert à produire une impression véritablement nouvelle et performative, j'entends une impression dont on ne pourrait plus se débarrasser après en avoir intériorisé l'irréfragable vérité, mais la liste plus ou moins exhaustive de symboles qu'au sein d'une culture on est supposé y trouver, servant à flatter à la fois l'auteur de sa pédantesque cogitation et le lecteur de l'évidence à laquelle il se conforme comme s'il avait eu l'astuce et l'honneur de la trouver. La recherche de symboles est, à réfléchir, LA tâche à laquelle s'occupe l'homme désœuvré qui ne sait pas quoi écrire : à défaut d'une idée réalisant quelque chose sur le monde, on se penche sur des témoignages dont on se stimule en s'occupant d'en relever le sens caché qui n'est presque toujours que l'usure recyclée d'une morale, du sens des mœurs, du sens de la voix du peuple qui n'est ni lecteur ni écrivain, qui est le contraire d'un artiste. Les discours sur les symboles constituent le signe le plus révélateur de l'indigence et de l'impuissance d'écrivains devenus inaptes à établir une réalité inédite. Pire, leur multiplication inaperçue indique une société qui ne dispose plus du repère foncier de ce qu'est un livre, et qui dérive insensiblement vers l'accessoire de la pensée uniquement décorative : c'est, en somme, exactement ainsi qu'on fait de la culture.
La culture, c'est toujours ce qui se départit de critères de valeur, ce qui estime qu'un peu de bonne volonté suffit à légitimer une entreprise littéraire, ce qui refuse d'indiquer ses repères, s'obstine à taire ses procédés et dissimule sa médiocrité dans l'excuse de la subjectivité. C'est pourquoi l'avantage contemporain du symbole est qu'il est presque toujours retournable, que ce qu'on dit sous son registre vaut autant que son exact opposé, qu'il produit immédiatement une sensation de vérité intérieure qui se passe de vérification dont le garantit son innocence, ce qui permet de s'épargner toute importunité d'une contestation, si bien que votre rosier est aussi bien doux que dur, votre femme enceinte maternelle que féroce, votre chaise de bureau ridicule que solennelle ; et chacun ainsi, racontant et lisant n'importe quelle impression, en est affecté ou indifférent selon la teneur de son préjugé initial qu'il n'aspire qu'à rencontrer, et plus jamais un texte ne se mesure en rapport avec la vérité ; c'est ainsi qu'on fabriqua la psychanalyse, qui n'est qu'une science de symboles, et qui, à cause de cela, n'a jamais servi. Le symbole enseigne en faussetés compliquées tout ce que personne n'a jamais intérêt à savoir : c'est un emballement de verve appliquée à rien, mysticisme et alchimie, dont la difficulté fait croire en la profondeur, où s'abandonnent et se confondent les gens en manque de puissance réflexive, contemplation vague et sans emprise, utile seulement à se réconforter d'avoir pensé, une pensée vraie-fausse, anti-pensée de l'inconsistance du proverbe, pensée où des déplacements d'électrons sont censés suffire à démontrer une activité cérébrale.
Il est très difficile de démentir ceux qui ont pris l'habitude de ne penser ainsi que par mouvements d'ondes : ils n'ont jamais su autre chose, jamais « pensé » autrement, ils n'ont rien à quoi ce mécanisme abstrait et indolent puisse se comparer et servir de contraste ; pour eux, le propre de la pensée est d'être joliment anodin c'est-à-dire exclusivement agréable, un recueil de clichés bienheureux bâtis de symboles réconfortants et décoratifs. Le contraire ne leur est jamais un texte bon parce que c'est réellement brutal : toute pensée qui a un véritable effet est à leur sensibilité de l'ordre du trouble et émane nécessairement d'un fanatique forcené ; mieux vaut la vouer aussitôt à l'oubli, c'est plus confortable. Ainsi, au sommet de cette conception du livre, trône le symbole qui ne s'impose pas.
Il existe des spécialistes du symbole : ce sont ceux qui distinguent dans des livres ineptes des quantités de représentations censées les rehausser jusqu'à la gloire, et qui écrivent là-dessus des livres également ineptes et délayés de nombreux symboles. Ce sont des gens qui, quand ils lisent, dressent mentalement des grilles où il s'agit de vérifier que les phrases s'accordent avec tels symboles culturels qu'ils ont à l'esprit, et ils sont toujours ravis d'en avoir trouvé beaucoup, particulièrement au sujet de textes célèbres, parce qu'alors ils ont l'impression que la finesse fameuse de l'auteur leur revient en partie et rejaillit sur eux. Et lorsqu'il y a incohérence dans la sélection de ces symboles, c'est évidemment une contradiction d'importance symbolique qu'on peut explorer à titre de valorisation. Seuls les auteurs qu'ils ont préalablement décidé de ne pas aimer sont « incapables » de symboles, parmi lesquels on ne doute pas que figurent ceux qui contestent la vertu des symboles, gens qui se livrent peu aux extrapolations métaphoriques – aux délires des commentateurs – qu'ils contestent sans délai ni soin et écartent des écrivains importants, des écrivains tout court, de ceux qui méritent d'être lus. Au spécialiste du symbole, pour qu'un livre existe, il faut qu'on puisse lui faire signifier n'importe quoi, qu'il s'en saisisse et l'interprète jusqu'à le réécrire : un livre n'existe pas tant qu'il ne l'a pas abondé de symboles.
Le symbole en littérature est, comme dans l'aquarelle, le moyen par lequel on mêle peu de couleur avec beaucoup d'eau pour donner l'illusion d'un motif bien ferme. L'eau permet des mirages avantageux, comme les taches de Rorschach où chacun peut affirmer voir ce qu'il veut, et grâce auxquelles on ne fait que confirmer ses dispositions à vouloir qu'une flaque contienne des motifs graves et à ergoter sur des infimités – on s'appesantit ainsi sur de l'encre noire quand d'autres, non moins fortuitement, en étalent des litres sur du papier. Et chacun s'en sent consolé parce qu'il croit penser et agir : certes, ces activités imitent superficiellement la posture d'un lecteur ou écrivain, et elles réalisent à la fin un « produit » – « commentaire » ou « œuvre » –, mais il est tout aussi vrai que ce produit est si liquide et pâle que cela glisse entre les mains des gens sérieux c'est-à-dire des derniers vrais artistes. Mais ceux-ci sont devenus si minoritaires chez nous qu'à force d'être invisibles en tant que livres et que personnes ils ne parviennent plus à faire admettre que ce que tant de multitudes démocratiques font, y compris tant de personnes d'apparence instruite, n'est pas de l'art, mais seulement une manière d'ajouter du pittoresque par artifice à une substance molle, diaphane, translucide et indolore, qu'on appelle de l'eau.
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