Pourquoi ils remplissent leurs réservoirs
Vous pouvez vous tourner de tous côtés, regardez vers vos voisins, vos collègues, vos amis, et votre famille, il n'est à peu près pas un de tous ces gens qui n'ait trouvé un prétexte parfaitement honorable et légitime à remplir d'essence sa voiture pourtant déjà bien pleine en période de grève des salariés pétroliers ; c'est toujours « pour prêter à mes enfants parisiens » ou « en cas de problème pour me rendre à l'hôpital », et l'on découvre soudain qu'il faut que chacun dispose d'un réservoir à ras bord pour ne pas risquer l'indignité morale ou une mort prochaine.
D'aucuns appellent encore cela « égoïsme », et je crois qu'ils n'ont pas compris la nature profonde du problème. Si le Contemporain n'avait envers lui-même que le sentiment de tenir à sa survie et à son confort, s'il accordait la priorité à sa personne plutôt qu'aux autres, il n'aurait pas encore besoin d'agir comme il fait, car en effet il ne souffre d'aucun danger et c'est à peine s'il prévient un mal très loin auparavant que d'en souffrir – à vrai dire, je pense qu'il ne croit même pas à la pénurie –, comme on le vit faire quand il acheta du papier hygiénique ou de l'eau minérale par palettes, alors que chacun sait qu'il pourrait exister et même vivre sans de quoi se torcher et en remplissant simplement ses pichets au robinet. Ce n'est pas au juste « l'égoïsme » le problème : l'égoïsme n'est ni un vice ni une vertu quand il s'agit de pourvoir à sa sauvegarde et même à son confort ; c'est une qualité au sens propre, une caractéristique essentielle de tout être vivant qui ne saurait comment veiller sur les autres s'il ne veillait pas premièrement à rester en vie et dans un état de vitalité suffisant pour reporter l'excès de sa force sur des préoccupations secondaires.
« Égoïsme » n'est encore qu'une façon de se débarrasser de la question en invoquant un article de « morale » automatique, proverbial, connoté, péjoratif : « Il ne faut pas être égoïste, car être égoïste, c'est mal. » en sorte que, d'une manière ou d'une autre, tous ceux qui agissent mal sont forcément égoïstes. Mais l'homme qui remplit anormalement son réservoir d'essence ne craint pas vraiment pour qui que ce soit ni pour lui-même ; il ne suit pas véritablement le penchant d'un égoïsme préservateur, ce n'est pas vrai. On n'est incapable, quand on le prétend, de se mettre à la place du Contemporain qu'on désapprouve : on le désapprouve, alors aussitôt on fait en sorte de ne pas le comprendre, et on l'explique mal, on l'explique à faux, on en fait un être absurde. Car qu'arrive-t-il quand la personne achète inutilement de l'essence ? Voici :
Elle prend sa voiture. Or, elle sait bien que son véhicule consomme. Elle sait aussi que les files d'attente dans les stations-service se multiplient. Ce n'est pas alors qu'elle veut faire des provisions pour ne pas manquer : je ne pense pas qu'elle se pose réellement la question du manque, c'est tout au plus un prétexte irréfléchi auquel une courte réflexion viendrait aisément à bout. C'est plutôt, selon moi, la somme de deux facteurs :
D'abord, elle ne peut s'empêcher de « suivre le mouvement » : c'est, cela, la grégarité intrinsèque de celui qui n'a pas d'avis et qui estime plus prudent de se conformer aux autres. Nous vivons, si on ne l'a pas déjà remarqué, une société de la copie, où nul ne se targue d'avoir des opinions qui lui appartiennent, où l'individualité s'apparente au plus grand crime du siècle : le manque de solidarité. En somme, ce n'est pas parce que tous ces gens manquent de solidarité qu'ils vont gaver leurs voitures, c'est justement au contraire parce qu'ils ont trop de solidarité, parce qu'ils se sentent vite coupables de ne pas faire exactement comme leurs prochains : cette anomalie les ronge, et ils ne résistent pas à l'impulsion de ressembler, car ils n'ont pas confiance en eux-mêmes, sachant en loin qu'ils ne savent rien ou qu'ils savent mal. Chaque témoignage supplémentaire qui leur rapporte avoir tiré de l'essence ajoute une angoisse à leur sentiment de bizarrerie et de marginalité. Plus leur intégrité s'exprime par contraste, plus leur singularité se distingue, et moins ils ont de l'assurance : ils finissent par céder, sans trop savoir pourquoi sinon qu'après ils se sentent mieux. Ils firent exactement pareil pour le vaccin contre le Covid. C'est le propre des êtres qui ne font ce qu'ils font que parce que les autres agissent semblablement.
Ensuite, la jauge où le regard du Contemporain revient, tandis qu'il conduit, le trouble : elle se vide, même si c'est invisible, même si ce n'est qu'un petit peu ; il sait qu'elle se vide, où qu'il aille, même si ses destinations sont proches et ses trajets brefs. Il ne serait pas difficile pour un adulte raisonnable de rejeter cette inquiétude en la relativisant avec une résolution, en réfléchissant, en remisant vers le ridicule cette obsession largement psychologique ; mais il est, lui, un enfant sans habitude de travail, de contrainte ou d'effort, il est depuis longtemps, depuis toujours peut-être, incapable de se contrôler, si gâté, disposant de toutes les facilités pour ne jamais se contenir ni résister, et extrêmement nerveux s'il doit un peu se restreindre et accorder ses actions avec une pensée rationnelle. « Une pompe est ouverte : pourquoi ne pas en prendre pour dix ou quinze euros ? Cela soulagera ma tension : je n'ai pas à me justifier, après tout. » C'est que toute envie chez lui est irrésistible et se résout en excuse et en caprice. « Je veux, j'ai le soupçon d'un vouloir, par conséquent il faut que j'assouvisse : j'ai si peu l'usage contraire que la moindre anxiété m'est insupportable. » C'est le propre d'êtres qui, ne disposant d'aucune ressource intime et secrète, n'ont rien à garder, agissent et parlent exactement et immédiatement comme leur en vient le désir.
Que ce soit, cela, « justement de l'égoïsme », je le veux bien, moi, mais c'est à condition que par simplification on n'aille pas prétendre que tout égoïsme se traduit et s'exprime ainsi. Pour moi, je tiens à mon égoïsme, mais je n'ai pas fait ce que ces gens ont fait, depuis le Covid et leurs mouvements de grégaire assouvissement des pulsions. Je suis pourtant plutôt libéral, et réclame que les gens puissent acheter et consommer absolument ce qu'ils veulent plutôt qu'on le leur interdise ; et voici comment je le justifie : c'est que peut-être qu'à force de se comporter ainsi avec folie, ils révéleront leurs vices de manière de moins en moins discrète, de moins en moins atténuée par des règlements et par des lois, de plus en plus scandaleusement, et créeront ce désastre démocratique que par racolage et électoralisme, que par solidarité et sympathie, on ne leur annonce plus depuis des décennies, et qui, seul à ce que je crois, peut mettre un terme à leur folie. Si ce monde stupide et turpide s'écroule, peut-être alors y aura-t-il une place ensuite pour une radicale remise en cause des esprits. Et quand je m'aperçois que je n'ai pas la moindre influence pour empêcher l'apocalypse d'emporter l'humanité que je juge largement méprisable et irrécupérable, quelquefois, il est vrai, il m'arrive même, cette apocalypse, de la souhaiter.
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