Pourquoi il n'y a plus ni débat ni sagesse

Dans notre société, la contradiction s'est fâcheusement changée en contrariété. Tout le monde est devenu très attentif à ses irritations, complice de ses affectionnées humeurs, meilleur ami de son épiderme, et compatit extrêmement à ses propres penchants, ne les retient point, les chérit comme la part spontanée de lui-même, son « véritable soi » qu'il considère « profond » parce que ça « jaillit » et qu'il est incapable de se contenir : il faut bien que ce soit bon puisqu'on ne peut l'empêcher, ce serait autrement se condamner à sa mésestime. Il n'y a ni surplomb ni contrôle, aucun signe intérieur par le soupçon duquel on résisterait au glissement vers le pathos : non, on s'épanche plutôt, on s'effusionne en défoulants époumonement et scandalité, on se livre et s'abandonne en diverses variétés de passions et de susceptibilités, c'est toujours si agréable et moral de se « laisser aller » : ces effusions remplacent avantageusement des idées justement en ce qu'on les juge « pures » (au sens d'inaltérées et de spontanées) et donc « vraies ». Or, comme on a tendance à s'impatienter quand il faudrait du temps au contraire pour atteindre à quelque vérité, on ne s'abstient pas d'exaspération y compris au moyen des trivialités du langage : c'est « naturel » – tout à coup on se laisse aller en invectives, en familiarités et en sarcasmes – et l'on croit savoir que la nature est ce qu'il y a de plus souhaitable et humain. Mais la véritable sagesse est une conversation qui s'affermit peu à peu dans des nuances consécutives : la profondeur est toujours l'opposé de l'épiderme ; il n'existe pas de véritable philosophe qui se revendique de la « sensibilité à fleur de peau » : rien que des êtres de facilité aux prétextes d'immédiateté, gens de purgation individualiste qui se font uniquement plaisir par l'insulte. La nécessaire durée de l'échange, le Contemporain l'a abdiquée, parce qu'il sent qu'elle lui vole le divertissement qu'il préfère, qu'elle le détourne de ses habitudes de simplicité et de catégorisations grossières, c'est pourquoi il trépigne quand une affaire n'est pas vite réglée, l'oblige à des finesses qui lui font immédiatement défaut et lui impose des ressources qu'il doit élaborer en improvisant. Je n'ai presque jamais rencontré quelqu'un qui consentît à instruire une discussion plus d'une demi-heure : ce temps consacré à une personne, c'est, apparemment, autant qu'on n'entretient pas à multiplier des relations dans un carnet d'affinités – il est notable, à ce que j'ai remarqué, que beaucoup de ceux qui sont le plus attachés à la dimension sociale des réseaux ne consultent pas leur messagerie privée : ils sont tout d'extérieur, hommes et filles publics, et ne consentent qu'à répondre au grand forum parmi des susceptibilités et des faces. Un délai peu à peu importune jusqu'à rendre un correspondant irrationnel et quasi fou, largement fruste et véhément, comme s'il n'avait jamais rencontré un individu : c'est ainsi que des êtres anodinement sympathiques deviennent vulgaires et furieux de façon difficilement prévisible et presque pathologique.

À telles circonstances, il faut en finir vite ; la mauvaise foi est un recours de la hâte. Une controverse contemporaine se termine toujours par une idiotie balancée qui devrait faire honte à son commettant, mais que l'audience pardonne, parce qu'elle-même n'a déjà plus l'envie de la suivre. On ne voit nulle part de débat proprement clos ou remis à une poursuite ultérieure après quelque fière avancée commune et l'admission patiente et loyale d'un certain nombre d'articles. Tous s'énervent et prétendent l'avoir emporté, comme si une allégation de la victoire avait, dans la recherche d'une vérité, la moindre importance, comme si elle n'en détournait pas par l'assomption fausse d'une exclusive pénétration : or, la victoire, pour être de bon aloi, doit être constatée en bonne et due forme, et pas arrogée. Chacun refuse résolument d'accorder un point, d'admettre la meilleure raison, de se ranger ici ou là au parti de son interlocuteur, comme s'il fallait tout concéder ou triompher de tout, comme s'il y avait de l'humiliation à se hausser du côté de la sagesse dépassionnée, à s'exhausser hors de ses mauvais jugements, à se sublimer pour aboutir meilleur qu'au commencement. Dans cette feinte, on cherche bientôt le coup de grâce, l'estocade ignoble et traître pour achever vite et partir frénétiquement aux confirmations et aux distractions dont le manque point de plus en plus fort : on contourne avec impudence les règles du jeu logique, on outrepasse toute mesure pour s'octroyer un gain en un temps record, il est temps, ça a assez duré, alors : insinuations, proverbes, déformations, injures et réductions, et interversions – procédé manifeste, évident, ostensible, mais que plus personne n'est désireux ou apte à reconnaître : l'argument secondaire auquel on n'avait pas pensé prend tout soudain la place du premier, comme si la réfutation pointilleuse ne voulait rien dire, comme si l'essentiel n'avait jamais été contredit – et ainsi sans limite, l'indécence, croit-on, provenant de l'autre qui parle malgré la furie ; c'est aussi pratique que malhonnête. On compte à la fois sur la lassitude du contradicteur à réfuter sans cesse de nouvelles grossièretés, et sur le manque de mémoire du public qui, insoucieux de se souvenir parce que c'est un effort, ne sait bientôt plus se rappeler la multitude d'erreurs proprement remarquées et dont l'accumulation ne choque pas. C'est ainsi sans suite, inconstant, inconséquent, inconsistant, et ça peut durer jusqu'à la violence du plus frustré, pour qui le sujet est accessoire par rapport à la vanité, jusqu'au sempiternel discrédit ad personam que nul défenseur ne viendra relever. Il est dès lors impossible de dresser le bilan des convergences et de « généalogiser » les différences, parce que nul argument n'a été pesé plus que quelques minutes ; tout est figé au départ : il ne faut pas, surtout, insister c'est-à-dire guère approfondir ; un débat – vous l'ignoriez – ne sert pas à convaincre mais à présenter ses raisons, aussi fausses soient-elles, et à les répéter à tue-tête, comme une espèce d'entraînement stérile autopersuasif. Qui valide aujourd'hui une idée de son opposant, c'est uniquement parce que l'argument était initialement partagé : on ne devient pas d'accord, on l'était déjà au préalable. Ou bien on se contente de feindre d'approuver une vétille pour donner, régulièrement, l'illusion d'être accordable et ouvert ; pour l'image, on veut échapper au reproche d'obstination, quitte à concéder, même à tort pourvu que ce soit au bon moment, ce dont on n'est pas convaincu parce que c'est secondaire et complaisant, parce qu'on croit qu'une large audience s'en sent solidaire et que ça vous attirera ses suffrages.

De la pure dialectique d'apparat.

On ne sait pas essentialiser une conversation. On n'a que le goût du triomphe superficiel, de la gloriole. « Il semble que j'ai gagné. Évidemment, je n'ai rien appris, rien désiré savoir de plus. Mais il semble que j'ai gagné. Du moins, je m'en suis bien sorti. » Comme un entretien d'embauche où il importe surtout de faire bonne impression. Mais sans aucune place à gagner, juste une estime-de-soi bon marché et dont heureusement on s'oublie aussitôt la pacotille.

Même les plus curieux de mes correspondants, ceux qui me sont apparus prometteurs et qui lisent ce qu'on appelait des livres (pas les racolages actuels), n'ont jamais tenu face à mes patientes objections. Ils s'obstinent, ils bloquent, ne considèrent rien, déraillent tôt ou tard hors de la calme logique dont ils avaient d'abord convenu, déshabitués de discuter ou accoutumés aux victoires faciles : ils ne cherchent pas la raison, ils quêtent par où on pourrait leur donner raison. Ils ignorent la plupart des contradictions, même quand je veille à ne pas les assommer sous des tombereaux d'arguments parce que je devine qu'ils n'auront pas la volonté de tous les relever : ils choisissent toujours ceux qu'ils ont intérêt à mépriser, à passer sous silence, à ne pas affronter, et ceux qu'ils méprisent indique précisément et si facilement ce qu'ils ne savent pas réfuter. Mais s'il n'y a qu'un argument et qu'ils ne peuvent le contredire – c'est à quoi les acculera un être d'esprit –, ils s'en prennent à l'homme, font de l'ironie, exagèrent et déforment ses avis, rendent le juste absurde, et vont insinuer le malsain – tous procédés exclus a priori des normes dialectiques. Je distingue le mouvement par lequel ils tâchent à fuir au lieu d'avancer, le moment où ils se cabrent d'embarras, où ils commencent à céder au désir d'insulter afin de se débarrasser, au point que c'est probablement en toute sincérité qu'ils oublient que j'ai déjà réfuté telle pensée ou que j'ai fourni là une idée décisive contre laquelle ils ne peuvent rien : je me sens alors tortionnaire, et même je me sens coupable du mal que je fais, je jure que je veux abréger, les achever pour leur bien, contre leur ridicule, car ils s'abîment à cause de moi, ils se faussent et gauchissent, je crée en eux une tare par l'entêtement scabreux de leur incapacité à s'admettre faillibles – cela me blesse, je l'assure, de les sentir si contrariés et si sans défense, à bien me lire on voit alors combien je suis même tenté de leur prêter main forte, de leur souffler des répliques contre moi pour qu'ils retrouvent un peu de l'assurance par laquelle ils m'étaient plus admirables ou aimables. Seulement, si l'on comptait scrupuleusement, on verrait que pour dix arguments que j'ai émis, ils n'en ont pas contredit deux, n'ont pas seulement essayé de les contredire, ils ont répété sans intégrer ou n'ont pas su quoi dire hormis des vindications. C'est même statistiquement qu'ils ont perdu, par leur propre faute pour n'avoir pas répondu à des arguments point par point et sans pourtant que des amoncellements les aient artificiellement submergés. Quant à moi, simultanément, on trouve que j'ai méthodiquement considéré chacune de leurs objections auxquelles je me suis scrupuleusement efforcé d'apporter une réponse sans présumer de personne, souvent après un moment d'hésitation, nuance, approbation ou démenti. J'estime un respect de ne pas ignorer une proposition, façon de ne pas nier son adversaire que de réfléchir à chacun de ses paroles, de ne pas le réduire à un silence comme s'il n'avait rien dit, façon aussi de se respecter, soi, puisque ce n'est qu'en sachant qu'il reçoit un coup que le corps s'endurcit ; c'est toujours une honte de ne pas avoir eu d'égard pour des contradictions ; et ça discrédite, au même titre que si l'on n'osait pas admettre franchement, face à un argument, qu'on ne sait point le contester.

Mais ils admettent, eux, que le respect est ailleurs.

Pour eux, le respect consiste à n'arguer pas en-dehors d'un certain cadre moral préétabli au-delà duquel on est automatiquement déviant et pervers. Je les choque, à ce qu'il paraît, même en les considérant avec attention, même en traversant leurs injures avec impassibilité, parce que mon impassibilité jusqu'en l'examen leur est inhumaine et scandaleuse ; ils m'invectivent et m'outragent parce que mes idées ne s'inscrivent pas dans la normalité à laquelle ils accordent exclusivement leurs égards et qui constitue tout leur support pour argumenter. Ils ont besoin de cette concordance de « valeurs », c'est ce dont ils partent, leurs postulats pour fixer la réflexion, dictons reconnus, conventions tacites, usages réglés ; autrement, ils sont démunis, c'est toujours « n'importe quoi », pour eux on « perd le sens » dès qu'on n'a pas le sens commun. Je les trouve superficiels et faux, ils me jugent impossible et monstrueux. Je leur donne tort parce qu'il y a quelque chose de défectueux dans leur logique ; ils me nient parce que je manque de solidarité ou que je ne suis pas bon, parce que la logique devrait céder à ce qu'ils appellent « vertus » : je leur ai « l'esprit tordu », ou bien je ne puis, avec un esprit humain, être ainsi « sincère » ; ils me sentent de la triche ou de l'invraisemblance.

Notre époque – notre ère – a perdu le goût de la mémoire, donc de la parole, et donc de l'honneur où prend naissance toute aspiration à la vérité. Aujourd'hui, on ment non seulement en conscience mais en toute bonneconscience : cas typique d'Olivier Véran qui n'a même plus à feindre de tenir (sa) parole. On n'a jamais été aussi loin de sanctionner le parjure. On pardonne aux dénonciateurs, on pardonne aux calomniateurs, on pardonne à tous les faussaires du verbe. L'affaire d'Outreau aujourd'hui, ce serait cinquante innocents sous les barreaux au bénéfice du doute, par principe de précaution, par présomption de la parole des victimes, pour respecter des mœurs. Le langage ne veut rien dire, en témoignent les livres de notre siècle qui n'ont nul souci du juste et du vrai, qui n'ont que le souci du banal, car il faut être plat pour être lu. Les gens préfèrent se retrouver autour des mêmes mensonges qui rassurent : ils ont ainsi l'heur de former une communauté, même une communauté d'imbéciles – agréable union de crétins mièvres d'un même courant, toujours tellement oublieux !

A confederacy of dunces.

L'état de l'anneau pylorique du Contemporain, dont il se soucie plus que tout, dépend de sa réception d'une parole : si cette parole correspond à sa mentalité, l'anneau est ouvert et il peut continuer à vivre « en forme ». Sinon il se ferme et occasionne bile et mauvaise humeur, par obturation du duodénum.

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