Opportunisme de la crise perpétuelle des générations
Que dit une génération contemporaine, ou même plusieurs, en constatant que ses enfants s'opposent à elle voire la méprisent ? Plutôt que s'interroger sur sa mentalité et ses valeurs, elle instruit l'idée que c'est une règle humaine de se défier de ses parents pour se forger une identité, et elle cherche des exemples historiques qui le prouvent et l'approuvent, quelque citation de Platon notamment, qui exprime pourtant tout autre chose – car il ne faut pas confondre l'énergie désordonnée de la jeunesse, attribut qu'un certain âge tend à réprouver, et les désaccords que cette jeunesse exprime contre un certain mode de pensée et de vie : on rejette mal à propos le tempérament et la raison d'un même tenant. Cette génération croit alors que les sciences lui disent : « Vous n'avez pas à culpabiliser ni à vous réformer, c'est une loi universelle que les enfants se construisent en se querellant avec leurs parents, ainsi chaque génération doit-elle détruire la précédente pour devenir autonome et découvrir plus librement le monde : vous n'êtes pas en cause, et la violence que vous subissez est même une générosité que vous octroyez en la permettant à vos fils. »
Mais où donc a-t-on réellement constaté, avec examen et objectivité, une telle récurrence dans les sociétés humaines, hormis dans les théories opportunistes des Boomers où sociologues ou psychanalystes considèrent le Contemporain comme tout le corpus possible ? Je veux dire : n'est-il pas vrai que pendant des siècles, pendant plus de mille ans en France, le fils reprenait le travail du père, héritait du fonds qu'il entretenait et pérennisait selon l'enseignement de son aîné, et que ces générations vivaient manifestement à peu près en bonne entente et souvent sous le même toit ? D'où vient donc la légende d'une loi universelle de l'opposition générationnelle systématique, et ne s'aperçoit-on pas qu'elle fut manifestement fabriquée et diffusée par ceux qui ont le plus intérêt, pour leur conscience, à l'entretenir, et notamment, pour le dire en gros, des bourgeois déraisonnables déjà un peu vieux ? Ne connaît-on pas bien des fils qui ne se sont pas fortement distingués de leur père sans en souffrir ni manquer à être aussi complets que les autres ? Où figure le besoin surtout de se différencier par la dispute : il existe bien des attributs par lesquels on peut se singulariser sans chercher du côté du conflit ! Je ne discerne en somme aucun principe de psychologie qui pousserait à critiquer ses parents ; la contradiction des mœurs que nous constatons pourtant bel et bien n'existe que dans une société où les générations ne concourent pas au même but et avec les mêmes vertus : l'opposition repose sur une différence d'objectifs et de qualités instruite en raison, et non sur un principe d'espèce qui ne relèverait que des instincts et de la structure du psychisme humain.
Or, comme cet antagonisme rationnel est dur et cruel à reconnaître ! Combien il faut de courage pour assumer et résoudre ce problème ! pour admettre la juste différence des pensées plutôt que se défausser de la culpabilité de récriminations automatiquement admises injustes et pathologiques, en somme pour questionner ses propres mœurs ! Il faudrait concevoir l'idée d'un conflit équilibré où quelqu'un bel et bien a tort contre l'autre et où cet autre en définitive devrait en tirer leçon et modifier sa mentalité et ses actions. On devrait alors examiner sans préjugé l'argumentaire des deux partis, et, sans quêter forcément le « juste milieu » qui est généralement intenable, rechercher un litige réel avec une méconduite : on serait loin alors de la présomption défavorable dirigée toujours contre le plus jeune qu'on considère, d'une façon ou d'une autre, « sous influence hormonale » ou, plus exactement, sous l'effet aliénant d'une règle universelle qui l'habite et le prive de son discernement. En tout débat qu'on intériorise avec esprit critique, on doit surtout ne pas postuler qu'il est fatal qu'on vous offusque et désapprouve à cause de la défectuosité intrinsèque de son adversaire : autrement, c'est une manière trop facile de retirer sa part d'un conflit qui, sans cela, vous concernerait et vous embarrasserait.
Et voilà pourquoi la « crise des générations » (aussi bien que la « crise d'adolescence »), prétendument inéluctable, est une construction flatteuse aux aînés et ne repose sur aucune réalité anthropologique. Elle offre l'avantage de continuer de s'estimer bon, de ne jamais se remettre en cause, de ne point écouter un membre d'une génération après vous qui vous accuse : « C'est normal, se contente-t-on de penser, c'est "l'ordre des choses" » : quelle machine pratique pour se défausser de toute responsabilité ! Autant imaginer un délinquant, un criminel, un assassin, conspué par la foule, réprouvé par une génération entière : « C'est normal, se dit-il, une théorie explique très bien pourquoi il importe à tous ces gens de me haïr. C'est même idéal ainsi, et j'en suis fier, parce que je les rends libre en contribuant au développement de leur identité ! Je n'ai donc rien à me reprocher, bien au contraire... » Pour tout vicieux, le confort suprême, c'est d'admettre qu'un mécanisme universel et accusateur le dispense de faire sa propre analyse.
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