Obsolescence de l'argumentation
Lorsque l'argumentation ne sert plus qu'à confirmer une thèse établie, quand elle est assignée à des volontés antérieures sans que l'expérience prouve qu'elle ait déjà modifié une opinion, quand elle ne parvient plus dès le principe et dans tous les cas constatés à faire progresser une réflexion de manière dialectique et se condamne à la stérilité du babil, il devient inutile de discuter avec quiconque, la parole ne remplit que banalités et formalités, on a perdu le sens d'une communication profonde, on a cessé de croire en l'au-delà du verbe pratique et distrayant, on est blasé de ce qu'on est réduit à soupçonner systématiquement de corrompu dans le langage, de vicieux ou de pauvre, d'impotent ou d'infécond. Or, c'est le point où notre société est rendue après avoir galvaudé la vérité contenue dans des mots, annihilé l'effort par la langue, et renoncé à son ardeur d'intelliger des phrases et d'en tirer un sens qu'il n'y suppose même plus ou dont l'extraction l'épuise d'avance : le Contemporain, ayant abandonné l'usage de la considération textuelle et ne reconnaissant de mémoire pas une avancée qui soit née de la cogitation d'un propos, admet que le langage ne sert qu'à expliquer une conclusion déjà établie, qu'à épancher la pensée immédiate, qu'à recopier des convictions et à justifier des décisions prises. Il n'imagine pas que le langage permette d'atteindre une profondeur par appesantissements successifs dont il est incapable et dont le processus cognitif lui échappe, permette d'élaborer un réseau d'indices pour former les jalons progressifs d'un raisonnement, permette d'étayer graduellement un jugement sans présomption de direction, de sorte qu'il en est à trouver vain et épuisant de réfuter un adversaire, sachant bien qu'à la première occasion il usera à l'envi d'autres arguments, substituables et même inversables, et en cela absurdes et superflus, pour entériner son opinion inamovible à laquelle il n'y a nul moyen d'attenter. Le processus par lequel on change d'avis n'est plus accessible, chacun sait qu'on n'entre dans l'intimité de personne par mots ; la faculté de modifier une structure spirituelle avec le langage et d'instruire avec discussion des conceptions nouvelles est reléguée au plus glorieux passé des hommes, et il faudra un futur de l'intellect, une renaissance, pour connaître de nouveau la compétence de l'altérabilité même relative de la conscience et de la raison. Il n'existe plus, comme on le constate en nos assemblées, que des remarques orientées et des questions fausses, sans qu'on puisse nullement parler d'évolution, d'interaction, d'échange réel ou de nécessité à produire la parole. On sent d'avance que parler ne sert à rien, ou plutôt on le sent d'abord après coup, puis on se souvient que ce fut encore dérisoire et insatisfaisant cette fois-ci, et c'est la sensation amère et fate que laisse perpétuellement la parole qui fait qu'à la prochaine occasion et de plus en plus, on intègrera d'avance que décidément, parce qu'une fois encore on a parlé sans être entendu, il ne sert à rien de parler.
Et si l'on examinait la personne contemporaine, on constaterait tout de bon que presque plus personne n'a seulement envie de sérieusement discuter. Ceux qui le désirent encore, je les estime des imbéciles, pour n'avoir toujours pas compris combien cette tentative, toujours neutralisée, est vouée à l'échec : ils s'illusionnent ou se défoulent ; je doute que cela les laisse comblés ; je ne m'obligerai pas à juger positivement même leur espérance d'une transmission, irréaliste, opposée à l'expérience, futile et contraire à la saine logique. Ce sont des esprits enfantins, des croyants arriérés, et, à vrai dire, des fous, qui supposent que la foi les rend bons et qu'elle réalise. Or, tout ce que leur foi réalise, c'est la perpétuation d'un monde qui parle sans le commencement d'un résultat et avec un aveuglement qui ne donne justement aucune chance au monde de se corriger. Faire comme si le monde était capable d'écouter et de comprendre pour continuer de lui parler tel qu'on en a l'habitude, c'est ne pas modifier sa stratégie de parole à son endroit, altération qui serait pourtant susceptible de rendre le monde apte à l'écoute et à la compréhension ; c'est entretenir le monde dans ses déficiences et sa turpitude, c'est lui complaire sans l'offusquer en ne lui remarquant pas ses handicaps et ses vices. Mais il me semble bien que les gens, en général, n'entretiennent plus le goût de vraiment converser. Ils se sont aperçus de quelque chose : qu'ils sont mieux avec eux-mêmes, qu'ils perdent moins de temps à être d'accord in petto, qu'ils se sentent en confortable harmonie quand ils mènent leurs débats tout seuls. Parler avec quelqu'un les ennuie ou les agace. Il vaut mieux rester chez soi, que l'interlocuteur soit le plus prévisible possible, qu'il ne cherche pas à s'insinuer dans sa demeure. Ne pas risquer qu'une personne veuille venir placer en soi un message intrus. Ça ne m'intéresse pas. Je dois me protéger. La parole est une menace extérieure. Taisez-vous ! – ou bien parlez, mais je ne vous écoute pas, quoi que j'aie l'air. Je pense à moi avant tout. Je me défends contre tout ce qui n'est pas moi. Quoi ? un égoïsme ? a-t-il déjà existé une autre attitude face au discours d'autrui ?
Ainsi notre époque est-elle un grand sommeil de la raison, et un grand silence – autocensure – du verbe : chacun fuit les sources textuelles de la pensée constructive parce qu'elles risquent certes de l'affecter et de l'altérer en un monde qu'il sait – lui compris – de pures apparences et de réclame ; tous refusent le risque prosélyte d'une société de commerce et d'étalage, tous nient la profonde valeur des puissances du langage parce que chacun en mésuse à des usages superficiels et vils. Le langage ne sert pas la vérité, rien de pur ou de noble n'en émerge jamais, on n'atteint à rien qu'on reconnaisse supérieur par ce moyen conventionnel, sa fonction contemporaine est uniquement à justifier ou purger – nul n'ignore plus cela, nul ne se défend beaucoup d'utiliser la parole à des fins seulement pratiques, nul ne s'inquiète de cesser d'y avoir recours noblement. Le langage, au su et à la conscience de tous, a déchu de sa beauté et de sa grandeur, c'est à présent uniquement un vecteur d'informations : que va-t-on chercher à me vendre ou à me faire penser ? À force de convertir l'argument en défense et en vocifération, à force de lui faire perdre sa teneur justificatrice, à force d'abîmer les hauts absolus de la langue, on obtient une société de l'article 49.3 où toute position est figée, où la parole n'est que publicité, où rien n'évolue par le verbe, où les convictions demeurent quoi qu'on dise, où la pensée s'emprisonne dans le déjà-su. Qui cherche encore sincèrement à convaincre ? Je sais par exemple que si j'adresse demain un article à un supérieur hiérarchique pour lui faire part de réflexions touchant tel domaine professionnel, j'aboutirai à la réponse suivante, circonspecte, suspicieuse, et considérant le mot un danger : « Lu avec attention », pas davantage pour ce qu'on me présumera une intention, une opinion arrêtée et quelque désir d'exercer une influence – on se demandera notamment si mon texte est destiné à la publication et si la réponse ne servira pas à une diffusion large et traître –, au lieu d'en inférer une volonté de partager mes pensées avec quelqu'un de compétent et susceptible de décisions. C'est peut-être parce qu'on ne constate ni compétence ni initiative – en étant soi-même dépourvu – qu'on ne se figure plus l'utilité d'une discussion et d'une communication ; c'est peut-être parce qu'on n'admet plus l'existence d'une intelligence, d'un esprit, qu'on renonce à transmettre quelque chose d'important – l'important est réservé à des grandeurs ou des autorités, et l'autorité chez nous craint d'agir, quant à la grandeur tout au mieux s'estime-t-on meilleur d'être l'irréversible noyau, opiniâtre et obtus – chacun voit dans cet entêtement de bétail une preuve de pureté : c'est confondre l'immaculé et l'inaltérable. Toute société d'experts, à présent, considère que la contradiction est nécessairement biaisée et faite par propagande, parce qu'elle se sait financée pour cela – la science même se défie de ses contestateurs, au lieu, comme elle le fit toujours, de consulter d'un regard objectivement critique les analyses qui lui parviennent, sujettes à examen public. Il semble n'exister plus un scientifique qui se soucie premièrement de la vérité traduite ou révélée dans le langage : la science est un métier, le langage n'est qu'un moyen d'opportunités. Notre société ne connaît guère d'exception au mésusage qu'elle fait d'une langue que chacun dévalorise et prosaïse. Pour tous, le langage n'est que tour bas et rhétorique, semblable aux trucs mensongers et intéressés du prestidigateur. Ce qui peut naître du langage n'existe que sous le sceau du soupçon ; ce qu'on voudra faire émerger par le langage, toute lumière qu'on a besoin de représenter par le dit, tout ce qui réclame la transmission par le verbe, tant que durera notre époque de relativisme des mentalités vaines et lourdes, sera déconsidéré, supposé autant vrai que faux, indécidable, neutralisé, égal. En effet, pour mesurer la valeur d'une proposition, il faut l'ouverture et le jugement, c'est-à-dire l'esprit : or, le Contemporain refuse tout premièrement de se « laisser envahir » et ne dispose pas des facultés logiques pour distinguer ; il est ainsi à la fois paresseux et craintif. On ne saurait, je pense, se douter combien notre société sombre chaque année dans un obscurantisme plus régressif tant elle refuse de prendre en compte ce qui émane du logos. Elle choisit d'autorité bien plus qu'elle n'élit par critique – c'est où ont abouti toutes nos assemblées. On donne raison d'emblée et par principe – on peut même sur cette seule foi prendre les décisions les plus terriblement conséquentes –, mais on n'examine pas, on n'écoute pas, on n'en a ni envie ni besoin, on cherche seulement les positions pour pouvoir fermer son attention, croyant aussitôt avoir reconnu l'essentiel. Ni plaidoirie ni réquisitoire ne valent face à l'obtusion de la conviction : vous êtes d'abord un opposant, il importe peu qu'on sache pourquoi. On est tellement impitoyable quand on a tout d'abord pitié de son effort et de son divertissement !
Nous approchons nettement d'un monde – je dirais bien que nous y sommes – où une défiance automatique circonvient n'importe quel propos, parce que personne ne réfléchit ni à ce qu'il dit ni à ce qu'il entend, parce que chacun ne parle que pour se défouler, parce que chacun n'écoute que pour se confirmer, et parce qu'enfin tous s'en rendent compte, ne donnant nullement raison à qui a le mieux parlé, ne lui attribuant au mieux que le mérite de l'esbroufe du charlatan, et ne souhaitant donc pas se donner non plus cette raison-ci ; on ne veut ainsi plus parler ni écouter, saturé et lassé de messages qui n'apparaissent que vanités ou inanités, sans noblesse pour les fonder ou légitimer, sans recherche de vérité objective, sans rien que des passions purgées, autant de messages qu'on sait qu'on aurait pu produire soi-même sans méditation : même nos médias ne sont plus aptes ou volontaires qu'à relayer des vulgarités, et leurs meilleurs spécialistes n'apprennent à l'amateur à peu près rien (ils disent certes en « un peu mieux » ce qu'on pensait déjà, et c'est leur plus flagrant avantage, mais sans signification profonde). Tous nos conciles, colloques, séminaires en sont à se distinguer de tout précédent par la façon historique dont même leurs auditoires n'écoutent plus : aucun de ceux qui s' y expriment, sait-on par conformité, n'est propre à modification intérieure ou extérieure, eux non plus on ne les a jamais vu transformés par le langage et ils tiennent fermement à ce que rien qu'ils aient entendu ne puisse les bouleverser ; aussi sages soient-ils, aucun d'eux n'est influent ou influençable, et c'est bien pour cela qu'ils livrent fébrilement tant de dialogues de sourds en leur théâtre convenu (en tels lieux le premier usage qu'on apprend est de ne jamais objecter un confrère). Par exemple, si les séances de questions au gouvernement sont bel et bien un exercice inepte (et même plus un exercice de style), a-t-on déjà vu que le gouvernement répondait vraiment aux objections de ces questions ? On peut en dire autant de n'importe quelle conversation actuelle où l'on ne fait que signaler sa position, où l'on n'aspire qu'à asseoir sa thèse, où l'on n'insiste qu'à représenter, mais où l'on ne croit pas que le plus convaincant nécessite sa conversion : chacun conserve malgré tout, même vaincu par le verbe, même sans argument, son « intime conviction », et nul n'en tire de culpabilité particulière ou de sentiment d'absurde. L'intérêt souterrain de la parole meurt de la chute de toute transmission réelle et volontaire, faute de souci de vérité et faute de conséquence ; nous vivons non seulement une ère de l'avérité – je l'ai déjà écrit – mais, par suite, une ère de « l'allogique », je veux dire de l'absence de logos, où, à force de n'y chercher que défoulements et confirmations, sansvaleur, le langage s'est dissout, réduit à un petit nombre d'utilités sentimentales et formelles ; on n'a plus vraiment l'espoir de communiquer par des mots, le seul mot qui vaille est devenu celui qu'on s'est forgé seul ; or, avec quel « esprit », si peu armé, si mal rompu aux batailles de la pensée, comme des enfants qui se croient invincibles, supposant leur intériorité magnifique, et digne, et pure, parce qu'ils n'ont jamais voulu savoir qu'on pouvait « lutter contre » : pour celui qui n'affronte jamais et s'obstine surtout à ne combattre personne, tout en lui est supérieur. Ah ! l'Admirable qui sait qu'il sait, qui le sait parce que « personne n'y a jamais touché » ! C'est par ce mécanisme généralisé qu'on ne trouve plus que des sceptiques du mot, gens qui tiennent à ne parler de rien d'important ou qu'à eux-mêmes et qui se murent dans les plaisirs aphones de leur foyer. Or, tout ceci ce n'est qu'un destin, certes, le destin humain à court terme, et je ne fais que le prévoir à peine puisque je le constate, sans présomption ni évaluation... Mais il faut reconnaître que c'est tout de même tout à fait une autre humanité, alternative à toutes celles de notre histoire et de l'histoire tout court, privée de créance en les vertus du verbe, poussant sur ce caillou de plus en plus déserté d'identités où chacun refuse l'édification, c'est-à-dire pompeusement le verbe de tout commencement : l'humanité, en un mot, s'est défaussée d'un sens, celui de la parole – discours autant que livre –, et il est difficile d'affirmer qu'en renonçant à une propriété on gagne un attribut ; je ne suis pas, comme on le voit, de ceux qui, pour se satisfaire de ce qui advient ou doit fatalement advenir, feignent que la mutation est bienheureuse, un « progrès » ou de peu d'importance.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top