Le rôle de la critique sévère

Il faut avoir écrit soi-même pour s'apercevoir qu'on écrit toujours en pensant à la façon dont son texte sera le plus sévèrement critiqué : rédiger un récit, un paragraphe ou une phrase, c'est largement tâcher à prévenir le blâme. Chacun, je pense, a déjà ressenti comme un moindre texte, fût-ce une lettre ou un courriel, nous porte dès la rédaction au jugement du futur lecteur. Or, si un artiste envisage les défauts de son œuvre au moment même où il compose, il le fait toujours en se rapportant à un modèle de commentateur qu'il se figure le plus dur et injuste, non que l'artiste, parce qu'il est scrupuleux et intègre, considère qu'il doive forcément lui plaire, mais pour qu'au moins il sache lui rétorquer. Assurément, au moment de leur travail les auteurs illustres ont gardé à l'esprit la place austère et effrayante de ces sortes de monstres, qu'il s'agît des lecteurs affectionnés qu'ils souhaitaient conserver et ne pas décevoir, des professionnels de la critique assez imprévisibles et attentifs aux modes, ou des confrères particuliers auxquels ils voulurent agréer ou aspirèrent au contraire à supplanter. On n'aurait pas compris l'enjeu qui se résout à chaque mot que l'écrivain fixe sur la page tant qu'on ne se serait pas représenté ce défi et cette crainte de la critique qu'il entrevoit et anticipe sans cesse et l'enjoint à toujours plus de rigueur. Même, à quelque haut niveau de préoccupation et de maîtrise, il anticipe exactement comment il va parer, par sa technique et ses effets argumentables, à la contradiction qu'on lui adressera, et tout dans sa composition devient, en ses manières et idées propres, une réfutation de chaque proposition qu'on pourra lui redire ; par exemple, nombre d'écrivains supérieurs sont encore capables, sans improviser et longtemps après avoir écrit, d'expliquer pourquoi c'est ce mot-ci et cette tournure, à l'exclusion de tel autre demeuré à l'esprit comme une alternative de moindre valeur et éliminée en l'instant de la création, qu'ils ont employés, ceci en chaque lieu de leur texte – c'est même à cela qu'on reconnaît un véritable artiste, c'est celui qui ne laisse aucune place au hasard et à l'inspiration spontanée. Même, le meilleur écrivain regrette de ne pas avoir pensé non seulement aux alternatives supérieures à son texte (cela est évident), mais aux alternatives même qu'il aurait rejetées : il s'inquiète, en technique de son art, de la coupable négligence par laquelle il n'a pas considéré la moindre alternative.

Le système de cet examen permanent qui pousse l'auteur à se sentir constamment sous menace et à maintenir un haut degré de vigilance et d'effort, doit suffire à faire entendre le rôle prédominant du critique sévère dans la qualité de la production littéraire : c'est son ombre qui pèse, inquiétante et raidissante, sur l'échine et le front de l'artiste, son jugement dur suscite le désir d'impeccabilité et l'espoir d'une contradiction impossible, et si un reproche s'échappe, fondé, implacable, en jugement public ou privé, l'écrivain, s'il l'estime légitime et irréfragable, regrettera amèrement de ne pas l'avoir soupçonné, de ne pas s'être corrigé quand il était encore temps – rien de plus honteux pour un auteur que de savoir qu'il a abandonné une faute dans un texte publié, c'est néanmoins inévitable, mais il espère qu'au moins cela touchera seulement à de petits défauts secondaires. En somme, ce n'est pas juste l'écrivain qui écrit : le critique écrit avec lui, du moins par sa présence il le meut, intransigeant il l'incite à un labeur, complaisant il l'invite à la facilité – c'est en cela peut-être une bénédiction que j'ai eu tant de contempteurs parmi mes lecteurs. En sorte que tant que l'auteur garde à l'esprit que le critique peut lui « faire du mal », il s'excite dans cette prévention à l'exigence, tandis que s'il ne redoute rien des avis extérieurs, ou parce qu'il n'a cure d'un ouvrage qu'il rend sans conscience, ou parce qu'il sait les critiques gagnées ou forcément positives, ou parce que les critiques n'existent simplement pas, tôt ou tard ses attentions s'amoindriront, il se surveillera moins, et, indifférent ou content d'avance de tout ce qu'on dira de son œuvre, il ne s'appliquera pas autant à la réaliser, il ne la parfera pas tant. Une ère sans critique sérieuse, sans péjoration, se signale toujours par des arts mal ciselés ni parachevés, produits avec exclusif plaisir et manifeste négligence, sans souci de perfection et sans ambition de chef d'œuvre. Même, au stade où la société s'effémine sans plus distinguer les œuvres, insoucieuse ou inapte au blâme et plus sensible à la Culture qu'à l'Art, l'écrivain ne sait même plus au moment d'écrire qu'on peut éreinter son texte, et il croit comme un paradigme essentiel que ce qu'il livre est une pure générosité, une franchise incontestable, dont un rabrouement, discourtois, indélicat, le vexerait et lui paraîtrait injuste. Dans une pareille société, la réprobation, même bardée d'arguments indéniables, est moralement conçue comme une grincherie et comme une tyrannie, et l'opinion populaire prend automatiquement la défense du pauvre plumitif qui est bien blessé et frustré d'avoir écrit un texte stercoraire dont nul ne sent le nauséabond. En cette époque d'extrême relativité des verdicts où les pensées de critères se sont égarées, tout est d'emblée « honnête » et « de bonne facture » pour autant que chacun y a mis « du cœur » et de la « bonne volonté » – est-ce qu'on connaît quelqu'un au juste qui, sauf par l'usage de « thèmes immoraux », ne répond pas à ces deux qualificatifs ? C'est ainsi qu'on laisse entière liberté aux désœuvrés les plus piètres pour écrire sans scrupule ni honte, sans la moindre considération de réception, à dessein de s'épancher par unique satisfaction de partager une histoire et de pouvoir après discuter bienheureusement de sa si fraîche et innocente prose – c'est, de toute évidence, un enfant qui depuis longtemps ne sent plus rien à redouter de la façon dont on prendra ses jeux.

À présent, je laisse au lecteur de mon article juger dans quel monde nous vivons, celui du critique sévère ou du lecteur indulgent, ou par le souvenir qu'il a d'un commentaire littéraire douloureux, ou par la qualité qu'il estime à la littérature d'aujourd'hui.

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