Le complotisme est un égalitarisme des démocraties

Sous sa forme historique notamment antisémite ou antimaçonnique, le complotisme est une extension toute logique de la démocratie qui considère que s'arroger un effet sur la société constitue une nuisance et une trahison du peuple. Ainsi défini, le complotisme en tant que lutte ou dénonciation contre un anti-républicanisme suppose l'existence d'assemblées secrètes non élues, d'ententes de personnes influentes ne rendant nul compte public, de groupes connivents réunis en tapinois dans l'intention « scandaleuse » d'user de leur intelligence pour arriver à des fins et s'opposant toujours à la majorité qu'ils réprouvent. Or, cette intelligence s'entend dans les deux sens du terme y compris par les partisans du complotisme, à la fois comme stratégie de collaboration (comme dans le sigle « CIA ») et comme détention de facultés intellectuelles : un complotiste ne réfute jamais tout à fait l'esprit des individus appartenant aux sphères occultes qu'il suppose, mais bien plutôt leur moralité ; il ne leur dénie pas l'adresse mais l'interprétation qu'ils font d'une direction qu'ils veulent donner au monde ; on n'examine jamais en profondeur les motivations de ces hauts « conjurés », on ne dispute pas leurs raisons, on leur refuse surtout le droit d'imposer leurs idées dont on présume qu'elles ne s'inscrivent pas dans un consensus démocratique – d'où l'imputation récurrente d'immoralité, le moral en France se résumant au constitutionnel. C'est l'idée même du complot qu'on poursuit, l'idée d'une confrérie suprême décidant pour autrui sans recours à des suffrages, ce n'est pas sa légitimité qu'on combat mais sa verticalité, car chacun devine, je pense, que de bonnes décisions peuvent se distinguer de la stupidité des foules et venir d'ailleurs et « de plus haut ». Le complotisme est l'inimitié dirigée contre ceux auxquels on ne dénie point la supériorité, souvent même au contraire, simplement on leur reproche d'être trop fins et dissimulés, de contourner les voies du lourd parlementarisme et de la politique représentative, d'imposer insensiblement des réformes à une société de la transparence qui ne pense qu'en gesticulations grossières et visibles : le Contemporain réclame des origines patentes, il veut voir, il ne supporte pas qu'une façon de « race » élevée triomphe de sa pesanteur de diverti inculte et manichéen. C'est pourquoi il n'est jamais question pour le complotiste d'examiner si les cercles mystérieux qu'il réprouve ont raison ou tort, il s'indigne seulement qu'ils puissent obtenir des succès grâce à une préséance, qu'ils disposent de moyens supplémentaires par rapport au citoyen ordinaire comme lui, qu'ils s'ouvrent des accès à des conséquences politiques dont les autres, quoique loin de les mériter davantage ou même d'y aspirer, ne bénéficient pas. Le complotisme est un égalitarisme forcené et irrationnel, ou, si l'on préfère, l'antipode d'une discrimination essentielle reposant sur le vice intrinsèque de ceux qu'il prétend empêcher ou interdire ; c'est un égalitarisme principiel et processif, car chacun admet la possibilité qu'une supériorité de facto entraîne un privilège de jure, autrement dit que de grandes capacités ouvrent le droit à des raccourcis de protocole pour atteindre à des décisions d'ampleur. Mais le Français exige que l'esprit même supérieur se force un chemin de douleur à travers le dédale explicite des conventions sociales ; la discrétion l'humilie quand le masque n'est pas porté parmi des assemblées d'acteurs qui pérorent en vain ; l'efficacité à traverser et à outrepasser la bête hiérarchie à laquelle il est soumis le fait se sentir indigne d'une pratique plus judicieuse et plus réfléchie du pouvoir subtil qui s'épargnerait la bureaucratie. En un mot, le peuple se sentirait abaissé si Dieu lui-même ne demandait pas audience pour faire discuter et voter ses Lois : il lui importerait peu qu'il s'agît de Dieu ; si une autorité dirige la démocratie sans se contraindre à des formes, on se demande à quoi il sert d'être soi-même contraint à ces formes, ce paraît injuste et il faudrait donc contrecarrer Dieu. Ce n'est ainsi pas le mal que le complotiste conteste, mais uniquement l'irrespect des formalités obligatoires du droit commun dont le comploteur tâche opportunément à s'affranchir. Ce qu'on réprouve, ce n'est pas le vice, c'est l'astuce ; l'efficacité, parvenant à des fins par le secret des dispositifs et par la dérogation, est devenue faute impardonnable.

Et je crains que ce qu'on blâme le plus quand on est complotiste – je crois qu'à présent tout le monde l'est un peu –, c'est plutôt l'orgueil d'une hauteur réelle à laquelle par principe on refuse de croire plutôt que l'avantage personnel auquel parviendrait la personne influente. Si l'idée d'une rupture d'égalité tient une place importante dans le complotisme parce que le Contemporain ne conçoit l'égalité qu'en rapport avec ce qui lui est permis ou interdit et non pas sur un plan plus élevé du légitime, une mentalité sous-jacente occupe une place au moins aussi importante, à savoir la pensée intrinsèque qu'il ne devrait pas être autorisé qu'un cénacle supérieur échappe à la réprobation publique. Que des groupuscules d'affinité se forment, voilà qui est tout naturel et ne provoque nul scandale, mais pour le citoyen médiocre qui se doute de son insuffisance, c'est à condition qu'on puisse collectivement les railler sur leurs prétentions et à dessein inavoué de se rassurer de sa propre normalité ; or, cet opprobre n'est rendu possible que si ces groupuscules sont visibles, autrement ils semblent prospérer relativement à l'abri de la vindicte du troupeau. Que le cercle des « vaniteux » discute entre eux, c'est ce que le peuple ne peut interdire, mais qu'il le fasse sans exposition de sa prétendue importance, et qu'ainsi on ne puisse commenter aucune de ses suffisances pour les jeter en pâture à l'opinion publique, qu'ainsi la rumeur et la calomnie n'aient de prise ni sur eux pour les vexer ni sur le sentiment personnel de leur « ridicule » pour s'en gausser, voilà qui rend invulnérable un petit nombre de gens qu'on finirait presque par croire en effet d'essence divine. C'est que le Contemporain ne tolère plus de se sentir humilié pour sa bassesse, et il exige que la hauteur aussi soit conspuée et couverte de honte au profit de son estime-de-soi et de la poursuite de sa tranquille innocuité. Le complotisme est un combat contre toute forme d'élite, contre la possibilité d'une puissance humaine, au motif que sa discrétion ne permettrait pas de la discriminer, comme si le véritable et authentique surhomme chez nous aurait la moindre chance d'être approuvé s'il se donnait à juger ! Alors, consentant déjà mal à ce qu'il y ait des distinctions de valeur entre les êtres, on n'accepte certainement pas que les meilleurs hommes se protègent du jugement des sots : cette cohésion d'intouchés s'oppose au principe de solidarité avec la majorité qui impose qu'on se montre nu pour pouvoir subir la réduction critique et égalitaire des imbéciles – pour un peu, on supposerait qu'il faut que l'élite se critique et dissolve elle-même !

Personne avant moi, je crois n'avait remarqué combien le peuple du confort est venu à porter l'animosité viscérale à l'encontre des esprits supérieurs contre lesquels il ne peut faire que vomir sa haine, n'ayant pas la faculté de lui rétorquer rationnellement des contradictions. C'est justement la dimension accessible et publique des cénacles de compétences qui lui permet de trouver, dans le nombre des spectateurs contradicteurs, des répliques faciles pour rabattre les prétentions des experts et se savoir soulagé de sa nullité. Ce peuple élit toujours imbécilement des imbéciles qui lui ressemblent, parce que choisir des lumières, fût-ce des demi-ampoules, reviendrait, quoique en flattant son discernement, à reconnaître son obscurantisme : chacun se sentirait quelque peu obligé par contraste à se corriger. C'est même bien plus facile à vérifier qu'on ne pense – je ne fais jamais de philosophie de théoricien – : rencontre-t-on beaucoup de gens qui, à l'écoute d'une action hardie ou d'une haute pensée qu'ils n'auraient pas eues, n'ont pas pour premier réflexe de les remettre en cause au lieu de les admirer ? Comme on aperçoit la grandeur, on commence par la contester, parce que la grandeur nous nuit par comparaison. Et comment une société d'individus indéniablement meilleurs serait-elle considérée si ce peuple où elle existe, semblable au nôtre, avait rien que le pressentiment de son existence ? Sans aucun doute, une telle société d'élite serait traitée avec excès et diffamation, exactement comme le complotisme traita les Juifs : on admettrait qu'ils ne tiennent leur place d'aucun mérite mais d'un opportunisme immoral et de faveurs indues. Cette présomption automatique est même si véridique qu'on ne connaît plus au monde un seul grand esprit, au sein d'une démocratie, qui, logiquement orgueilleux pour ce qu'il est, soit loué de ses compatriotes – ceci s'entend tout en particulier de celui qui ne tire sa supériorité d'aucune discipline estimée d'office comme trop spécifique et inabordable, réservée à des cerveaux « anormaux » comme les mathématiques – : c'est toujours contre lui, si sa stature lui confère une grandeur un peu ostensible ou notoire, le soupçon d'une collusion ou d'un vice, au point qu'on ne s'étonne plus, quand un homme montre des ressources supérieures, qu'on l'accuse d'avoir acquis sa puissance d'une façon louche et probablement secrète, au lieu simplement de l'aimer et de tâcher à s'élever jusqu'à lui, ce qui serait bien sûr non seulement impossible au Contemporain mais infiniment pénible, peine qu'il appréhende et préfère réfuter d'emblée comme inutile pour ne pas même s'y essayer – alors, il trouve que l'homme n'est pas tant admirable que le groupe auquel il a contribué et qui fut sans doute bien plus responsable que lui d'un succès, et il préfère récompenser une collectivité. Or, cette accusation perpétuelle et qui offre à chacun le loisir de se croire suffisant, on voit toujours qu'elle relève par ses attributs caractéristiques d'une théorie du complot : le complotisme est l'équivalent de l'optimisme de Pangloss dans Candide, à savoir : la doctrine de sentir que tout est bien quand on est mal, au prétexte que le bien qu'on trouve à l'extérieur est nécessairement entaché d'invalidation, et que le mal qui réside en soi est – largement partagé.

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