La société du consentement

Notre siècle ne tolère plus la contrainte. Je ne veux pas parler de contrainte que la société impose par l'intermédiaire de lois ou de traditions qui se prévalent de « l'intérêt commun » ou qui déculpabilisent par imitation – ces contraintes alors présentent toujours l'aspect d'une force extérieure et inopposable, d'une espèce de sagesse qui s'impose d'elle-même au plus irréfléchi des hommes. Mais « l'inéluctable progrès, lumière des peuples démocratiques » est parvenu à induire au particulier la mentalité selon laquelle la bonté d'un citoyen réside dans le libre choix qu'il accorde à un autre. On n'inflige plus, on n'exige plus, on n'oblige plus : on transige. Les employeurs en sont à demander à leurs salariés s'ils daignent réaliser telle action et négocient avec eux les conditions de leur obéissance : ils proposent avec beaucoup de prudence, pour ne pas être admis des tyrans poursuivables en justice. Voilà : notre civilisation réclame de plus en plus universellement le consentement.

Ce caractère se distingue particulièrement à l'école. L'élève n'est plus rigoureusement tenu de travailler s'il préfère refuser, on va premièrement tâcher d'obtenir sa coopération, ce qu'on appelle, en langage institutionnel, le « mettre au cœur des apprentissages ». Il n'y a pas longtemps, le professeur, en particulier pour des évaluations qui ne requéraient pas de savoirs spécifiques et pour lesquelles aucune espèce d'absence ne pouvait justifier un zéro, n'acceptait pas qu'on lui remette des copies blanches, et son administration accueillait favorablement l'idée qu'il puisse sur-le-champ exclure le récalcitrant en un bureau où il serait sévèrement sermonné : on admettait tout bonnement qu'un élève n'avait pas le droit de refuser un travail, qu'il ne pouvait renoncer à une tâche pour autant qu'elle lui fût accessible. Semblablement, l'enseignant de sport exigeait une tenue adaptée, et, au-delà, l'établissement lui-même imposait un règlement obligeant pour tous à un vêtement « décent ». Or, ces usages sont à peu près finis. Il n'est pas rare de rencontrer des classes dont la moitié refuse d'écrire. En cours d'EPS, on accepte des sportifs en blue jeans, et les récréations abondent de jupes très courtes et de portables ostensibles dans les poches arrière des pantalons. Et, comportement inédit, ce n'est point là une révolte des élèves, rien de l'ordre de l'insubordination ou de la provocation. Ils ne veulent pas, voilà tout, se conformer à des règles, ils estiment en tout qu'ils ne sont pas obligés de se forcer puisque, ces règles, ils ne les ont pas véritablement et activement acceptées. L'éducation moderne pense qu'elle doit par la douceur s'ouvrir leur volonté obstinément close plutôt qu'investir par quelque coercition l'intégrité de leur « sanctuaire intime » ; elle refuse de faire preuve de dureté, qu'il s'agisse de menaces ou de punitions : ce n'est pas « progressiste ». Les enfants d'aujourd'hui grandissent ainsi dans la pensée, entretenue par une atmosphère de permissivité qui finit par prendre le caractère d'une imprégnation homogène et donc d'un droit opposable, que personne ne peut les contraindre à faire ce qu'ils refusent ou à se comporter suivant des codes auxquels ils ne consentent pas ; ça leur semble naturel, avec l'usage, plus encore ça leur semble universel. Évidemment, forts de ce principe, ils sont nombreux à reconnaître ne pas avoir intérêt à accepter quoi que ce soit, et c'est ainsi qu'ils en viennent à ne consentir à presque rien : c'est toujours une violence qu'on leur fait de leur réclamer quelque chose. Ils souhaitent seulement qu'on les « laisse tranquilles » ; et c'est vrai que le bonheur et la paix riment avec l'inaction, en un sens. Celui qui est passif, c'est bien celui qui ne se donne pas de mal. On n'est jamais aussi content que quand on ne fait rien, particulièrement si l'on en a pris l'habitude, je veux dire si l'inaction n'induit nul contraste par rapport à une situation où l'on se sent valorisé d'être actif : ne dit-on pas, à juste titre, un « imbécile heureux », et « stupide », littérairement, signifie : « celui qui est faible, débile, qui ne se meut guère » ?

On aurait tort de penser que cette doctrine intériorisée du consentement systématique ne se situe que dans les milieux où l'on doit concrètement gagner quelque chose en échange d'une contrainte, comme au sein d'une profession ou de l'École quand celui qui se porte « volontaire » finit toujours par acquérir grâce à son engagement une forme de récompense, dans un contexte où le mérite doit porter ses fruits. Car chacun juge à présent, uniformément, que la peine est un caprice des siècles passés, et lorsqu'on constate de nos jours que quelqu'un s'est obligé à un acte difficile, on trouve toujours que cette personne y a senti un intérêt patent et prosaïque, fût-ce la sensation de la bonne conscience ou la satisfaction d'appartenir à une foule, toutes espèces de soulagements premier degré, plutôt qu'un désir de se mettre à l'épreuve ou qu'une réalisation volontaire de douleur qui transfigure ; on ne veut pas croire qu'un travail ait pour récompense l'effort par lequel on entretient son être, ou bien l'on juge cette valeur obsolète ou rétrograde. On somme, on préférera nier que le choix délibéré de la difficulté pour s'améliorer chez autrui, que le défi à ses propres forces antérieures, ne s'est jamais rencontré dans ses motivations, que c'est tout à fait une pavane et un prétexte de mauvaise foi. Ici, on n'agit plus que par profit fort immédiat et tangible : c'est la mesure concrète de ce pour quoi on consent à l'action. Le consentement contemporain implique une facilité de conception de l'objectif en une perspective élémentaire de gain trivial. On ne consent plus qu'à des raisons aisément sensibles, grossières et vulgaires, dans la perspective notamment de ce qu'on va toucher ensuite. Toute échappée à cette vision étroite réclame impérieusement une justification et s'apparente d'emblée à quelque esprit dictatorial.

Plus encore, à présent on doit, par de multiples précautions plus ou moins contractuelles, s'assurer que l'interlocuteur a bel et bien accepté tout ce qu'on lui propose, au risque de quelque infraction supposée ou réelle aux règles ou aux lois de la démocratie. On assume la pensée, par exemple, qu'une femme qui n'a pas explicitement dit oui a tacitement dit non. L'autorité, par crainte de sa propre tyrannie persécutable, materne, car le consentement suppose de prévenir. Il n'existe plus guère, par exemple, de message écrit émané d'une quelconque hiérarchie qui ne s'achève par une formule excessivement attentionnée et obligeante, comme pour s'excuser du dérangement, comme pour faire excuser son intrusion et pour diriger vers un consentement – les souhaits de bonne santé n'ont pas manqué pendant le Covid, presque en façon de se dégager de toute responsabilité si vous tombiez malade (ces vœux, évidemment loin d'être sincères (et comment prier simultanément pour la santé de trente ou trois cents personnes ?), constituent la contrepartie ennuyeuse de l'autorité qui ne s'assume plus entièrement sous sa forme historique). On vous demande partout, en manière implicite : « Voulez-vous ? », et l'on fait sentir à chacun qu'il a le droit de répondre non sans qu'on ait même à lui en demander la cause. La difficulté des entreprises à imposer le retour au travail en présence est un bon exemple de ce que l'autorité n'ose plus dire ou faire, comme si sa position dominante la mettait toujours en sursis. Le refus du consentement n'admet même plus le devoir d'explication. Rien de plus étonné et buté qu'un de ces élèves à qui l'on demande : « Mais pourquoi n'écris-tu rien, c'est pourtant accessible ? » L'élève n'a pas envie, voilà tout, il n'a même pas envie de chercher pourquoi il n'a pas envie ; qui peut le contraindre à expliciter ses raisons ? Même pour ça, il faudrait encore qu'il consente, c'est-à-dire qu'il consente à l'ordre tacite de répondre à une question, ce qu'il sent bien que nul ne peut forcer. Légalement, un demandeur d'emploi peut, par exemple, dédaigner une offre de travail correspondant exactement à ses exigences et à ses qualifications sans motiver son refus. Le consentement à ne pas se justifier est devenu un droit : nul ne peut obliger non seulement à faire quelque chose mais à expliquer pourquoi on ne le fait pas, ou ce deviendrait, aux yeux des Contemporains, une espèce d'interrogatoire nazi. On dirait exactement la situation du Bartleby de Melville : « Faites ceci, je vous prie. — Je ne préfèrerais pas. — Pourquoi donc ? — Je ne préfèrerais pas. »

Ainsi l'espèce de fascination médusée pour le consentement s'est-elle progressivement changée en mœurs, puis en lois tacites ; elle s'est intériorisée au point que le Contemporain ne sait plus, quand il sent en lui le début d'un travail facultatif, en vertu de quoi, de quelle idée, il devrait s'obstiner à essayer : la moindre peine lui fait dire non, et il rechigne et se cabre à la première délicatesse envisagée, parce qu'il sent qu'avant de produire un effort il lui faudrait y consentir, donc il refuse par défaut, à l'instant même où il sent qu'une ruse tâche à le faire agir comme il ne s'y est pas préparé. Or, insister auprès de lui pour qu'il fasse, c'est devenu attenter à sa volonté, c'est considéré comme une sorte d'intrusion ou de viol. Voilà par quel mécanisme, de manière générale, le commencement d'un effort marque précisément l'instant du refus, parce que le Contemporain, s'il ignore dans quelle intention on l'y incite, du moins reconnaît quand il peine, il devine du travail, alors il rechigne et arrête aussitôt. C'est communément qu'on voit même des adultes végéter tard devant la télévision non parce qu'ils y prennent du plaisir mais parce qu'il devient désagréable pour eux, tant ils sont fatigués, de se lever de leur canapé – j'en connais qui s'endorment ainsi dans les coussins, faute de consentir à se mettre sur leurs jambes, parce que même ce consentement marquerait le début d'une peine. Une expérience : proposez à votre entourage un livre, un vrai livre pour voir, avec un peu de pensées et de vocabulaire, vous serez bien heureux si vous en partagez plus que les dix premières pages, vos amis auront le plus souvent abandonné avant, et parfois sur le seul fait que la couverture déjà ne leur était pas sympathique. Je connais quelqu'un qui n'a jamais lu un livre que je lui avais offert, et non à cause de son contenu qu'il semblait assez désireux de connaître, mais parce que sa lecture, en caractères petits, l'obligeait à prendre ses lunettes. C'est même pire : offrir un livre, action qui constituait naguère un hommage à l'intelligence et à la culture de son récipiendaire, s'est changé en impolitesse si vous l'avez lu, car votre destinataire se sent alors dans l'obligation de rendre compte de sa lecture pour partager son expérience avec vous, et ce lui paraît d'emblée un travail, et vous ne lui aviez pas demandé au préalable s'il souscrivait à cette obligation d'échange, cette moindre pression lui fait renâcler, vous l'importunez de votre présent, il ne lira sans doute pas pour la raison qu'il s'y sent obligé, quand bien même la lecture lui serait finalement d'un grand plaisir. Préférez donc une carte cadeau, vous serez toujours bien accueilli, ce crédit « servira » toujours sans l'impression d'une contrepartie fastidieuse un tant soit peu. C'est d'ailleurs tout juste ça, quand j'y pense, la mentalité de « bonne franquette » qu'on proclame uniformément : j'accepte d'inviter, mais à condition qu'on consente à ce que moi-même je consente à ne pas me fatiguer à préparer un vrai repas. On voit que les usages même, qui sont les mœurs passées en actions socialement admises, induisent l'absence de contrainte, en quoi le consentement à faire n'est plus du tout un présupposé, pour quoi que ce soit. Personnellement, je n'invite plus : ce n'est pas, au contraire, que je ne sois pas disposé à accueillir avec effort – c'est même une idée automatique chez moi que l'invité ne trouvera du plaisir qu'en raison de ce que je m'active pour le lui procurer –, seulement je n'admets pas, moi grincheux comme je suis, qu'on arrive chez moi une heure après le déjeuner que j'organise ou que les enfants de mes amis courent et hurlent durant le repas au mépris de toute contention : après maintes déconvenues de la sorte, j'ai supposé qu'une invitation aujourd'hui suggère que l'hôte consent à ce que son invité ne soit contraint à aucun horaire et à nulle civilité. Alors, j'ai logiquement préféré y renoncer tout net (et c'est vrai qu'ainsi je n'ai pas d'ami).

Il me semble, moi, que les relations sociales supposent, au préalable, le consentement à un effort de tenue voire de distinction – par exemple, je tolère mal les gens mal habillés, qui ne respectent pas des formalités comme la ponctualité ou certaines préséances, ou qui usent sans discernement d'un langage familier ou d'une pensée frustre. Sans ce consentement que j'estime nécessaire au lieu que la société le suppose facultatif et même pernicieux, je ne veux, il est vrai, m'entretenir avec personne, le commerce des gens m'est insupportable. J'exige de mes relations qu'elles consentent a priori à un effort, et non, comme c'est répandu, à un relâchement.

Mais où la société du consentement opère une révolution extrême de son credo, c'est lorsque la permission exigée pour tout ce qui est du domaine de « l'agir » s'étend au domaine de « l'entendre », de sorte que nul ne peut plus non seulement ordonner une action mais imposer une écoute. Car comme la réception du mot suggère aussi un travail de l'esprit, il faut peu à peu que le mot, avant d'être énoncé, obtienne le consentement d'être reçu, et c'est ce qui justifie toutes les censures contemporaines : on estime que la parole impose à la pensée de l'auditeur l'attention qu'il est en droit de refuser, et qu'ainsi le dit, certains dits en tous cas, constituent une variété d'ingérence mentale qui devrait passer d'abord par une validation contractualisée, idée qui peut se résumer par : « Vous nuisez à mon esprit par vos propos que je subis, vos mots sont toxiques auxquels je n'ai pas initialement souscrit. » C'est d'ailleurs une extension logique, si l'on y réfléchit, de la pensée selon laquelle il ne suffit pas de se taire pour consentir, puisqu'on admet aussi l'existence de viols discrets, de viols silencieux, de viols sans résistance. Ce que par le verbe autrui introduit en moi, fût-ce des mots, ainsi dois-je d'abord l'approuver, et il ne faut plus nulle part de surprise désagréable ; je dois donner mon acceptation claire et préalable à ce que je reçois et particulièrement à ce qui me trouble qui se fait sentir par son extraordinaire – l'ordinaire seul est tolérable, parce qu'on ne saurait dire facilement que l'ordinaire, du moins au sens de « ce qui est socialement répandu et unanime », peut nuire. En somme, puisqu'il faut bien opérer une sélection de ce que je refuse d'entendre, admettre par défaut que l'interdit doit reposer sur la gêne et sur l'exceptionnel : ces expressions devraient être interdites ou au moins tabou dans un « pays civilisé ».

C'est pourquoi on a tort de prétendre que la censure si manifestement croissante dans notre société se conçoit, dans l'esprit de ses partisans, comme atteinte à la liberté d'expression : elle est la conséquence du sentiment de chacun au droit de disposer de sa conscience sans une influence qui ne serait pas consentie, autrement dit on interdit l'autre au prétexte de sa nuisance non en termes de dangers tangibles ou potentiels ; ce que j'en chasse, c'est l'atteinte à la liberté- de-ne-pas-entendre-des-propos-qui-me-troublent, au même titre qu'on n'a pas le droit de vous exposer à des images pornographiques. En substance, ce qui scandalise, c'est ce qu'on n'aurait jamais consenti d'entendre si l'autre avait préalablement posé la question – toute idée du mal, on le comprend, repose sur l'inhabitude et le sentiment d'un choc, c'est-à-dire foncièrement sur une divergence, c'est-à-dire exactement sur un effort d'intellection, en quoi toute pensée du malheur chez nous se rapporte en tout premier lieu au travail de l'esprit. Toute pensée novatrice et profonde blesse nécessairement parce qu'elle est inattendue : c'est bien ce qu'on appelle tout justement une pointe ou un trait. Nul ne consent plus à l'effort subi, et il n'est pas illogique que l'action physique à laquelle on ne peut vous obliger se complète du travail intellectuel auquel on ne doit plus vous contraindre : c'est bien la sensation d'une peine, de toute forme de peine, qui motive le mal contemporain et sa prohibition ; or, c'est bien vrai qu'à un certain degré de paresse, même prêter son attention à une parole compliquée induit une difficulté, sans même parler de la moralité du propos ; il existe bel et bien un « effort de concentration », c'est-à-dire une façon de forcer sa vigilance à des mots compliqués, ce qui produit certes un inconfort. C'est pourquoi il est devenu plus que commun qu'un interlocuteur à qui vous communiquez une vraie réflexion, quelque pensée composée et conséquente, fronce les sourcils et admette in petto et instantanément que ce que vous énoncez devrait être interdit parce qu'il ne le comprend pas tout de suite et qu'il n'a pas préalablement consenti à vous suivre jusque-là ; il s'énerve de ce que vous investissiez un droit et un territoire qu'il ne vous a pas autorisés, vous le submergez d'idées « pénétrantes » dont la profusion et la subtilité le meurtrissent et l'humilient, il vous en veut, là, pendant une pause ou un repas, de l'obliger à une représentation qu'il ne veut pas faire, et il le prend rigoureusement, je le dis sans outrance, comme une atteinte légale, comme quelque chose qui devrait être interdit, en sorte que ce que le Contemporain rend illicite aujourd'hui, ce n'est plus le mal, mais c'est l'importunité. La tendance acquise d'un imbécile fainéant comme notre époque en fabrique permissivement des quantités énormes, son grand « progrès des siècles démocratiques », c'est de s'offusquer comme d'une plainte en gendarmerie d'une édification qui porte atteinte à son droit de ne pas réfléchir ; je veux dire qu'il lui paraît de plus en plus vivement que tout ce qui s'oppose à son irréflexion, que tout ce qui dérange son immobilité, est une entrave à sa liberté de passivité, entrave qui mérite une sanction et qu'il conçoit comme relevant de l'illégal puisqu'elle le gêne et le culpabilise, c'est-à-dire puisqu'elle produit en lui un sentiment d'inconfort et donc de nuisance, puisque c'est une guerre contre sa paix intérieure – la nuisance est le premier degré de la modernité pour inscrire le travail dans le champ du droit. Ce n'est point, en somme, que votre censeur souhaite restreindre votre liberté d'expression, en vérité il n'y pense pas du tout, il ne fait aucune extrapolation du développement des idées dans la sphère publique ou privée, mais il souhaite qu'on respecte le droit qu'il se croit profond à sa tranquillité, et il approuve la société du consentement où rien ne doit venir à lui qui ne lui soit d'abord proposé comme une alternative, patiemment et en toute ouverture ; il considère par défaut qu'il n'a pas consenti à ce qu'il entend d'impromptu, particulièrement s'il s'agit d'un mot qui le « heurte » – en quoi sa sensibilité, qu'il trouve évidemment avantage à rendre de plus en plus outrée et susceptible, est devenue de plus en plus la mesure de la loi et du châtiment.

Et l'on verra sans doute très bientôt, si ce n'est déjà advenu, que le Contemporain peu à peu ne se sentira pas non plus en reste d'avoir imposé l'obligation de consentir à ce qu'il entend, mais il voudra encore avoir consenti à ce qu'il voit et qu'on lui impose en toute « négligence de sa sensibilité », de sorte que ce n'est pas seulement ce que vous dites et parmi ce qui le trouble qu'il voudra censurer, c'est ce que vous êtes, ou plus exactement la façon dont vous présentez extérieurement à lui ce que vous êtes et pensez qui lui causera un désagrément qu'il jugera une enfreinte à sa tranquillité et à sa liberté non de penser, on l'a compris, mais justement de ne pas penser. Et il ne faut pas douter qu'il le concevra réactivement comme un délit, tout justement comme une variété d'atteinte à la pudeur, et la majorité dont il sera fera interdire ce qui, non à ses oreilles mais à ses yeux même, lui communique un émoi pénible ou une pensée besogneuse, de façon qu'il puisse vivre dans un monde sans contradiction et qui prévient, dans tous les sens du terme, les représentations qui risqueraient de s'imposer à lui sans qu'il s'y soit longuement préparé. En quoi l'avenir, au moins à court terme – je puis le prédire sans mal puisqu'il est à nos portes – consiste en la préservation de toutes les susceptibilités processives d'une majorité de sots, et la censure démocratique ne concernera que les êtres profonds qui se distingueront du normal, parce qu'il faut reconnaître, même moi, que rien n'est plus contraire à la tranquillité et aux habitudes du Contemporain qu'un philosophe qui, même sans insistance, vous incite à agir, qui vous dit des nouveautés troublantes ou qui se présente à vous avec différence, c'est-à-dire qui semble faire étalage, supérieurement et contre toutes sortes de droits à vous laisser croupir, de son individu discriminant et de son aveuglante clarté.

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