L'affaire René Chiche

René Chiche a eu l'honnêteté très louable de mettre en ligne l'intégralité du dossier qui conduisit le conseil de discipline, ou plutôt, si j'ai compris, le ministre de l'Éducation nationale, à décider son exclusion temporaire des fonctions de professeur de philosophie, d'une durée de trois mois. Ces pièces, que j'attendais avec intérêt, sont, je crois, assez éloquentes, et permettent à tout enseignant de mesurer au moins grossièrement ce que son administration suppose illicite dans son expression publique. On trouve le dossier disciplinaire énumérant les charges et pièces retenues contre M. Chiche, notamment la liste des quelques soixante-dix tweets incriminés comme attentatoires aux « devoirs de loyauté, de correction, de dignité, de réserve, de neutralité, d'exemplarité ainsi que d'atteinte à l'image et à la réputation du service public de l'enseignement », formulation qui a ceci d'étonnant qu'on y rencontre quantité de redondances avec le simple devoir de réserve englobant déjà, que je sache, cette multiplication digressive, comme si, accusant quelqu'un de séquestration, on lui reprochait également et comme surplus l'atteinte à la liberté d'aller et venir, l'entrave au déplacement d'autrui, et l'empêchement de permettre à quelqu'un de sortir d'un espace clos. Ces charges ainsi dites expriment, à mon sens, une façon de partialité qu'il eût été plus réglementaire de ne pas abandonner dans des documents juridiques et passibles de nullité : elles manquent, me semble-t-il, de netteté ou de propreté au sens légal, un peu comme si elles étaient rédigées par quelqu'un qui n'avait pas l'habitude de les présenter.

Cependant, après lecture de ces pièces et de la défense, je m'accorde avec la décision de saisine du conseil de discipline et celle d'une sanction. Les quantité et brutalité des messages postés par M. Chiche, dont il n'est pas plausible qu'il ait pu ignorer l'illégalité ou le risque, ont légitimement suffi selon moi à instruire la procédure, même en admettant qu'ils furent exprimés en tant que représentant syndical. C'est tout le problème récurrent avec Twitter quand on s'y inscrit en rédacteur : tendance à publier quantité d'excès, qui, s'agissant au moins de la forme, sont indéniables en cette affaire, à dessein de s'attirer de la popularité – c'est d'ailleurs ce qui advint de M. Chiche qui, semble-t-il, fit belle collection d'abonnés à cette période, notamment du fait de ces impertinence et virulence. Si je partage avec lui certaines des indignations qui le poussèrent à ses fameuses colères publiques, je suis bien sûr que je ne les aurais pas signalées en termes si lapidaires et parfois injurieux, non que tous les tweets mentionnés soient coupables, mais beaucoup d'eux sont manifestement exagérés et outranciers, d'une insubtilité flagrante et presque antiphilosophique. On en trouve la liste exhaustive ici :

https://renechiche.fr/avis-du-conseil-discipline/

Ainsi, en dépit de toute la sympathie que j'accorde au syndicat « Action & Démocratie » – qui me paraît de tous les syndicats le plus perspicace et actif –, je ne puis soutenir tout à fait M. Chiche qui se pourvoit à présent au tribunal administratif. Je ne pense pas que sur le fond il puisse obtenir gain de cause, néanmoins je relève maintes curiosités formelles que j'indiquerai, en amateur, à partir des documents fournis par l'accusé, à titre de questionnements :

La plus curieuse de ces anomalies provient, je trouve, de ce que les tweets incriminés ne semblent pas avoir été examinés un à un : on paraît avoir établi à peu près un « lot » insécable de ces messages, ce qui est contraire aux usages du droit général, tandis qu'à mon avis une partie relève de la liberté d'expression sans attenter aux devoirs des fonctionnaires : il eût fallu les séparer, et déterminer, après contradictoire avec M. Chiche, quels étaient ceux qui auraient résisté à l'accusation ; c'est où, à mon avis, la défense a le plus péché. Le compte rendu fait état que M. Chiche a lu une déclaration-plaidoirie qui ne va pas au fait, rappelant sa bonne moralité et sa bonne foi, soulignant l'importance de la mise en contexte de toute citation, évoquant des insultes à son encontre issues du monde politique dont il dénonce le procès et se prétend victime, dénonçant une mauvaise temporalité de la procédure disciplinaire, interrogeant l'origine de la plainte, et rappelant la liberté d'expression, bref, autant d'allégations qui ne servent pas sa cause et portent sur de l'accessoire que le jury n'était pas tenu de vérifier. Mais l'analyse patiente, argumentée, des nombreux tweets constituant les chefs d'accusation, au risque d'impatienter le jury eût permis d'éliminer des pièces à charge du dossier, de manière à en vider globalement la substance et l'impact. Mais rien n'indique que cela fut fait, au contraire. Le procès verbal de la commission administrative paritaire, résumant l'échange d'environ trois heures, suppose des échanges tendus, méfiants, médiocrement courtois, et consiste selon moi quant à la défense en exemple de tout ce qu'il ne faut pas faire : son argument à peu près unique est que, peut-être, les tweets ne sont pas de M. Chiche, au prétexte qu'on a pu usurper son identité et qu'il ne se souvient pas de les avoir écrits, sans toutefois être en mesure de distinguer ceux qu'il a rédigés. Ce moyen de défense non seulement paraît de mauvaise foi mais a quelque chose d'impatientant pour n'importe quelle cour dont il entrave l'examen, par le recours à un moyen procédurier qui n'est pas ici entièrement assumé puisque M. Chiche se justifie presque toujours des tweets sur lesquels on l'interroge, induisant bien qu'il les a rédigés, et que les autres, à quelques exceptions près, sont écrits dans un même esprit. Il ajoute quelquefois un argument des plus stupides : c'est qu'il n'est pas le seul professeur à s'être exprimé en public de cette manière, donc qu'il se sent injustement désigné.

Une autre observation singulière semble confirmer qu'aucune défense n'a été entendue, du moins considérée : l'avis du conseil de discipline, qui constitue le « verdict », est exprimé presque exactement dans les mêmes termes que le rapport disciplinaire, qui forme l'accusation ; c'est environ un copié-collé, arrangé autrement, des mêmes formulations, à croire qu'aucune défense n'a été prise en compte par le jury, comme si M. Chiche et son avocat n'avaient pas parlé, rien exprimé de notable, nullement influencé la décision finale, au même titre en somme que si le procès avait été écrit d'avance dès le premier rapport. C'est plutôt inhabituel en droit de ne pas mentionner au moins les arguments de l'accusé dans la décision d'un jury. Du reste, aucun motif d'accusation n'est justifié dans la décision, rien de ce que je cite dans mon premier paragraphe des mots même du dossier disciplinaire, ainsi que l'atteinte au « bon fonctionnement du service public », n'y est explicitement identifié : on retient donc la charge sans que l'avis final n'explique pourquoi elle est retenue. Ce me paraît illégitime, du moins expédié ; un jury d'ordinaire se sent tenu de motiver sa décision ; en l'occurrence, il énumère une nouvelle fois les tweets incriminés sans adjoindre de remarques supplémentaires au rapport initial.

Enfin, une étrangeté concerne le scrutin du jury. Apparemment, la procédure exige que le président propose des sanctions et que chacun des jurés, au nombre de huit, se prononce pour ou contre, en l'espoir d'une majorité. Or, la coïncidence avec laquelle ces huit se prononcèrent en faveur d'une sanction mais sans s'accorder sur la teneur de la sanction ne me semble guère pouvoir relever du hasard statistique : j'ignore comment on peut proposer, comme ce fut le cas, sept sanctions consécutives sans que sur huit votants plus de quatre se prononcent pour l'une d'entre elles. Ce qui advient alors, si j'ai compris, c'est qu'en l'absence de décision du conseil de discipline, la décision revient au Ministre de l'Éducation nationale, qui prononça donc les trois mois d'exclusion : cette remise de la décision, en un pareil cas, est assez douteuse, même si c'est la procédure normale, dans la mesure où le ministre fait partie de ces personnes qu'on soupçonne M. Chiche d'avoir insultées ainsi que d'autres membres du gouvernement, de sorte qu'on ne saurait qualifier, là et en tout logique, son impartialité d'absolument objective et inattaquable.

En somme, l'ensemble de ces pièces est instructif pour des professeurs et en général pour les membres de la fonction publique : on opère à travers eux une mesure moins abstraite et plus fine de ce qu'il est loisible de publier et de ce qui heurte l'administration, même si ces contenus choquants ne sont presque jamais surprenants. Ce que je conclus personnellement de l'affaire, c'est qu'un certain malaise de M. Chiche, même une forme de trouble, sensible à son mode de défense maladroit qui le prive soudain de mémoire, fit évidemment mauvaise impression : c'est où je pense qu'il se sent bel et bien sinon coupable, du moins piégé en son expression, et que la sanction le frustre du désir de s'épancher librement comme il en avait pris l'habitude. Et je crois qu'au lieu d'en tirer rancune à son administration, il devrait en profiter pour réformer ses prises de parole, et devenir exemplaire en ses déclarations, de façon aussi fiable que je m'efforce à l'être, bien que ce me soit plus aisé puisque j'ai résolu de ne jamais mentionner ma profession. Cela passerait par l'heureux débarras de Twitter où le nombre limité de caractères ne permet et favorise que des messages racoleurs et excessifs, loin de la tranquille sagesse qu'on peut espérer d'un très sagace, circonspect et quiet philosophe.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #discussions