Insensible conversion d'un régime
Ce qui arrive sous nos yeux à notre démocratie est la preuve en actions, si besoin était, qu'un régime moderne peut devenir autoritaire ou totalitaire sans presque susciter de réactions de ses parlements ou citoyens. Pour le bourgeois tranquille qu'un citoyen normal est devenu, la dictature est toujours « autre chose », une modalité repoussée dans l'histoire ou la géographie, notamment tyrans en moustaches, milices en uniforme, et coups d'État caractérisés. L'idée que le Contemporain se fait d'un régime politique tournant à l'absolutisme n'est que la version noir et blanc d'une page figée de manuel scolaire qui ne lui a pas appris à intégrer de façon réaliste et vivante les enseignements qu'il a reçus : toute « culture » contemporaine est ainsi morte dès son commencement, n'étant foncièrement qu'une somme de données éteintes sans intellection ou intégration à la pensée et au comportement de l'individu, et il y a fort à croire qu'en France plus on apprend à l'école, moins on sait distinguer, moins on est capable et prompt à agir.
Le compatriote vit plutôt, à force de cet accablement d'instruction dite « civique », avec la certitude que ce fatras théorique appartient au passé des pierres et des cendres, de ces pages vernies de collège et de lycée relatives aux vestiges, et qu'il est forcément excessif de prétendre à la renaissance des dictateurs. La preuve que ceci est passé, c'est que, justement, cela figure dans les manuels ; au même titre, on ne saurait croire qu'un homme d'aujourd'hui puisse chasser le mammouth avec des lances : ce qui est illustré et consigné est figé pour l'éternité de l'Ancienneté. C'est rangé, classé, fixé par ordre chronologique inamovible, et si d'ailleurs cela s'enseigne, et si cela s'apprend par cœur, c'est donc que des « spécialistes » ont mis un point final à telle partie-du-programme, la Révolution française par exemple n'arrive qu'une seule fois. Surtout, le Contemporain a admis jusqu'en sa conscience qu'il n'est plus dans l'Histoire, que la paix stupide où il stagne est incompatible avec un rôle et une légende, en somme (comme je l'écrivais dans deux articles en 2021 : « Fin de récit pour l'histoire » et « L'ère de la micro-histoire ») que l'histoire même est terminée, que le temps des phénomènes d'ampleur historique est révolu. Et s'il suppose facilement que jamais l'histoire ne se répète, c'est parce qu'il faudrait autrement que la société n'ait tiré aucune leçon de l'histoire, que ses cours-d'histoire soient en définitive inutiles, que personne n'ait pensé à prévenir le retour de l'histoire sinistre, ce qui peut bien s'imaginer du particulier mais du peuple et des élites !? Cela reviendrait notamment à ne pouvoir accorder sa confiance à des énarques, à ne pouvoir jamais garantir bienheureusement qu'on est en sécurité dans un régime perfectionné et inébranlable, et il paraît à tous qu'il serait trop gros que quelqu'un d'intelligent et de conséquent n'ait pas déjà songé à bâtir des murailles juridiques et légales contre la tyrannie et l'oppression. Voilà pourquoi tyrannie et oppression sont justement supposées des impossibilités ; dans le cas contraire, il faudrait veiller soi-même aux institutions comme si l'on appartenait à l'histoire, comme si l'on avait charge encore de la construire, et chacun sait que ce n'est ni faisable, ni souhaitable tant c'est épuisant : nous devons croire aux forces autonomes et facilitatrices de la démocratie ! Si la démocratie n'était pas ainsi durablement installée et acquise, il faudrait encore lutter pour elle : quel ennui pesant et quel interminable engagement !
Soit. Pourtant, si l'on soumet objectivement les faits à l'examen impartial – on sait bien depuis le temps que je ne fais point de politique partisane –, on trouve que nos institutions ne réclament pas le consentement des représentants du peuple, puisque toutes les lois impopulaires peuvent se faire et se font suivant l'article 49.3, et que les autorisations de manifestations n'ont jamais été octroyées aussi chichement. On ne trouve pas non plus que chez nous les pouvoirs demeurent bien nettement séparés, attendu que notre gouvernement non seulement exécute les lois mais les impose ainsi, et qu'on devine assez bien que les procès aussi dépendent en bonne partie de l'orientation qu'il ordonne à ses juges que d'ailleurs il nomme. On trouve aussi que même en l'absence de 49.3, la promulgation à n'importe quel prétexte de l'état d'urgence sert à établir des décrets arbitraires où les interdictions les plus contraires au droit normal sont prises sans aucune consultation. On trouve également que, depuis des années, le contre-pouvoir que constituent les médias est gagné, ou par des personnes riches que le gouvernement plébiscite, ou directement par l'État qui, sous couvert de subventions qui sont des financements déguisés et superflus au fonctionnement ordinaire de la presse, obtient au moins toujours l'orientation subjective des informations disponibles à son avantage auprès du grand public, sans parler des censures et interdictions qu'il promulgue régulièrement contre des journaux et des informateurs privés sur les réseaux sociaux. On trouve encore que les parlementaires n'ont jamais tant craint pour leurs postes auxquels ils sont si désespérément attachés, et qu'ils refusent en tremblant de désavouer franchement le gouvernement. On trouve de surcroît que le Conseil constitutionnel, qui constituait une ultime défense en faveur de la démocratie, depuis longtemps ne formule plus que des jugements absurdes et scandaleux qui sidèrent même les juristes les plus renommés et qui abîment l'esprit des lois, sous l'ordre manifeste de l'appareil de l'État. On trouve enfin que, si demain le président veut se présenter pour la troisième fois, ou s'il promulgue que l'élection prochaine doit être reportée en raison de quelque impératif sanitaire ou sécuritaire, il obtiendra sans aucun doute de conserver son poste sine die, et nul dans le pays ne s'en étonnera beaucoup, et tous considèreront après tout que ça n'a encore rien à voir avec un passage vers une dictature.
Et tout ce qu'on trouve là, c'est le plus neutre qu'on puisse dire, ou la liste serait presque infinissable ! Il est bien difficile de dire quel gardien d'une démocratie n'a pas été bafoué ces dernières années, sans même parler du refus des référendums !
Mais malgré cela, on continuera malheureusement de dire : « Ce n'est pas une dictature ; vous ne savez pas ce qu'est une dictature ; si vous le saviez, vous n'en parleriez pas ainsi. » On ajoutera : « Allez demander à tel autre peuple du monde ou à tel opprimé de l'histoire de France ce qu'est une dictature. Vous vivez trop confortablement pour sentir ce qu'est une dictature. Une dictature ne vous laisserait pas seulement vivre. » On préfère croire et asséner qu'il n'existe pas de régime autoritaire dans une société de confort, et l'on a tant pris l'habitude de compatir au sort des opprimés qu'on imagine qu'une dictature est le régime où tout citoyen sans exception est assassiné ou embarrassé, le régime d'une société sans un homme vivant ou quiet, ce qui est une nouvelle fois une vision fictive, la vision des films populaires, la visions des mélodrames pour Contemporains. Un tel viatique ranime d'artifice toute démocratie expirante ou déjà morte. L'autopersuasion est alors sans limite : « Tout va bien. Il y a de bonnes raisons à ce qui arrive. Ce petit moment d'excès ne durera pas. C'est seulement une courte crise. » On fit les mêmes raisons pendant le Covid, et chacun des présidents précédents a argué de « crises inouïes », au moins depuis le thème de la « fracture sociale », pour justifier de mesures contre la démocratie ou de ses résultats piteux en termes de confiance des peuples envers leurs dirigeants.
Bien des historiens se sont demandés comment il fut possible que des régimes de foules basculassent dans l'abjection sous le consentement morne des gouvernés qui, semble-t-il, firent mine de ne rien comprendre, tout occupés à leurs affaires, comme soigneusement appliqués à ne pas voir ni savoir. C'est l'éternelle question-reproche qu'on fit aux aïeux, à tous ceux qui ont traversé des événements terribles sans réagir ou qui ont réagi sans réfléchir : « Mais comment donc n'avez-vous pas senti les événements venir ? » Un embarras gagne aussitôt ceux qui ne savent pas répondre, qui renvoient le questionneur à ses interrogations : « Vous croyez que vous auriez mieux agi, vous ? J'aurais aimé vous y voir ! C'est facile de parler et de prétendre agir après coup ! ». Comme ils ne savent mieux dire et que beaucoup furent de nos parents auxquels s'attache quelque respect d'office, on leur cherche des excuses, on préfère les plaindre que les accabler : tout le monde suggère qu'alors les gens étaient maintenus dans la stupidité, ou que la propagande, sous la forme d'affiches à la Big Brother, les détournait de l'esprit civique, qu'en somme c'était une époque archaïque de compréhension limitée et sans enseignement historique où le grand manque d'informations, par exemple faute d'Internet, obligeait chacun à croire ce qu'on lui disait, à se fier à l'État, les pauvres et innocentes dupes ! Les peuples devaient être nécessairement réduits à l'état d'animaux grossiers ; or, rien n'est plus faux. On fait comme si l'intelligence générale n'avait pas considérablement décru depuis lors selon les statistiques et les témoignages les plus sûrs – qu'on lise seulement un roman populaire de 1938, et qu'on le compare à nos Musso et Lévy !
La vérité, c'est que ces gens ne considéraient pas, eux non plus, qu'ils faisaient partie de l'histoire : après tout, la monarchie était passée, ainsi que l'Empire ; on pouvait bien s'asseoir un peu et respirer enfin sur la foi que le pire était derrière, que rien de tout cela ne pouvait se reproduire ; on voulait, comme ici, profiter – le défaut de vigilance a toujours pour origine le goût de la paresse et du divertissement. C'est sans nul doute le plus grand dommage de l'histoire telle qu'elle est enseignée aujourd'hui et depuis longtemps : on insiste sur la dimension terrible et monstrueuse de faits passés, par conséquent on induit qu'ils ne peuvent pas se réitérer, qu'on les verrait aussitôt, que leurs signes seraient ostensibles, tout y étant si universellement atroce et dur. Au lieu d'asseoir les événements anciens sur quelque critique dépassionnée, on inculque pour l'essentiel la crainte des tragédies et des drames patents : il n'est bientôt plus question de considérer la possibilité actuelle d'un retour de ces faits puisqu'on les a convertis en caricatures invraisemblables et exceptionnelles, qu'on les a ainsi relégués au rang de mythes légendaires. En somme, on ne retient plus par exemple que les gesticulations grotesques de Mussolini et les horreurs indicibles de la Shoah qu'on a martelées aux enfants avec une insistance exagérée et traumatisantes, et comme on ne rencontre plus de dirigeants si fanfarons ni d'exterminations si manifestes, on dit, quand on entr'aperçoit une situation de glissement démocratique : « Soit ! mais ce n'est pas du tout ce que les professeurs nous ont enseignés. Nous n'en sommes pas à ces horreurs d'autrefois. C'est donc bien que la démocratie continue et nous protège encore. » Mais mettez en la pensée du Contemporain l'idée d'un Mussolini patient ou d'un nazisme sans chambres à gaz, le voilà tout confus et penaud, il ne sait plus au juste reconnaître une dictature, il n'entend point l'énigme d'un État totalitaire sans ces attributs signalés. La dictature est pour lui l'uniforme et la volonté de nuire. Il n'a décidément rien compris. On l'a confondu en cette incompréhension à force de lui mal apprendre, de lui apprendre par cœur, de lui apprendre des formules et des crimes, de lui apprendre la démocratie comme bête slogan c'est-à-dire comme une conséquence irrésistible du poids de son histoire-de-France. C'est l'apprentissage de vanité et de fausseté selon lequel tout conduit irrémédiablement à la démocratie comme une destinée, selon lequel la démocratie est la conséquence nécessaire et fatale de l'histoire des peuples libres, à l'exception de quelques accidents ponctuels chargés de l'installer encore mieux. Quelle erreur de paradigme ! Quelle idiotie ! Mais la propagande pour petits-du-troupeau !
C'est ainsi qu'on aboutit à ce qu'il n'y a plus d'alarme que pour des déportations et des chemises brunes. Et encore : le Contemporain peut fort consentir à des chemises bleues et aux déportations de gens qui ne seraient pas des Juifs !
On atteint de la sorte le paradoxe cuisant que l'instruction manichéenne de notre fameux devoir-de-mémoire, consistant surtout en le brandissement sempiternel d'un épouvantail puéril et déformé pareil au père fouettard, abolit le discernement des nuances de la démocratie pure, et augmente les risques de voir se constituer les conditions d'une anti-démocratie. C'est qu'en effet, le monstre ou le fantôme stéréotypé ne se réalise point, ne se réalise jamais tel qu'on l'a figuré et badigeonné sous des couleurs inquiétantes et criardes – croit-on vraiment que l'accent allemand de Hitler fut pour l'Allemand de naguère un sujet d'effroi comme il l'est pour nous et pour nos fils ? Tous les indices par lesquels le Contemporain croit savoir identifier un régime alternatif à la démocratie sont ainsi artificiels et faux : ni M. Macron ni nul de ses successeurs, pas plus que les tyrans de l'histoire, ne se présenteront jamais en abolissant carrément et sans prétextes nos législatures et en se proclamant des dictateurs sanguinaires ; cela n'existe pas, un tyran est accepté par le peuple en ce qu'il argue toujours des « impératifs » et des « urgences », sa prétention est toujours de contribuer ou de rétablir le bien du pays où il naît et grandit, il veut toujours la « sauvegarde » et agit toujours au nom du « bien commun » ; il n'existe pas un seul despote qui ait déclaré vouloir surtout supprimer des droits et assassiner des gens. Or, faute de le savoir, le Contemporain, trop naïf et entretenu dans sa simplicité par des représentations pour enfants, est même immunisé contre la crainte d'un totalitarisme : c'est qu'il a eu peur avant des plus atroces représentations du despotisme désinhibé, et il n'a aucune idée de ce que signifie la montée d'un autoritarisme ; comme on ne lui représente que des crimes affreux, il ne se figure pas une transition vers le crime. Même la littérature des Hugo, Sartre, Camus, Brecht, etc. ne consiste à peu près qu'en caricatures : on y représente toujours le dictateur en méchant de grand guignol, il est toujours d'emblée évident que c'est celui contre qui il faut lutter, ça ne fait même aucun doute ; on ne trouve point en ces ouvrages de conseils avisés et nuancés pour anticiper et déceler le moment juste du soulèvement individuel. Ces livres ne relatent point la progression de la démocratie franche à autre chose, le lecteur ne sait pas en quoi consisterait la gradation du totalitarisme, et l'histoire même comme discipline enseignée a choisi de ne pas y insister, c'est au point que, exactement comme autrefois, exactement comme on en fut tant surpris après les désastres et les guerres, le citoyen ne saura qu'il a vécu sous une dictature que quand des procès postérieurs et des manuels le lui confirmeront et exposeront. Et alors, comme autrefois, comme à l'époque des refroidissements de colère et des « unions sacrées » liées à des reconstructions, il n'en conservera qu'une contrariété pleine d'excuses et de ressentiments d'injustice, et puis il préfèrera, sous l'instigation politique de quelques Sauveurs de racole, qu'on cesse bientôt les reproches et qu'on considère malgré tout que le pays entier fut résistant d'une même et bravache mentalité.
Voici : ce que nous vivons est le moment d'une expérimentation édifiante du processus par lequel un peuple se déculpabilise en ignorant la réalité. Écoutez : c'est le moment où nombre de Français en sont même venus à se dire : « Tout cela n'est pas notre problème et encore moins notre faute ; et la preuve, c'est que nous ne nous mêlons plus de politique et que nous ne votons plus. » : n'est-ce pas comme s'ils se cherchaient déjà des excuses d'avance pour ce qui est en train de se réaliser ? Ils savent au fond que ce qu'ils allègueront à leurs fils, c'est : « Nous n'y étions pas. Nous avions trop à faire, des préoccupations personnelles accaparantes. L'inflation, etc. nous donnaient beaucoup de travail et de souci. » C'est le confort surtout qui les empêche de prendre parti : l'inquiétude réelle ainsi que le désir d'agir s'opposent à une certaine société d'abondance – les manifestations d'aujourd'hui ne sont pas des actions en ce que chacun sait qu'elles ne servent concrètement à rien ; ce n'est que du symbole et encore du prétexte à ne rien faire ou si peu (un groupe d'une dizaine d'anarchistes du XIXe siècle eût embarrassé davantage un gouvernement que ces centaines de milliers de militants pacifistes qui défilent pour la grande joie des économies des différents ministères qui n'auront ainsi pas à payer des salaires complets à leurs fonctionnaires. À la fin, le Ministre attaché rendra fièrement de l'argent à l'État, comme ça s'est vu pendant la « crise sanitaire ».)
Je ne croyais pas pouvoir le dire ; c'est à présent trop tard : nous sommes entrés dans le mécanisme d'un autoritarisme à visée totalitaire. Cela vient, et, si je ne m'abuse, cette poussée peut arriver à son comble d'ici une quinzaine d'années. Ce que je ne croyais pas prédire surtout, c'est ceci : il n'existe pas d'alternative, pour l'heure, à l'émergence progressive d'un régime de dictature, en France notamment. Cela va se produire ; l'avenir proche ne peut pas consister en autre chose qu'en une graduelle montée des abus du pouvoir. C'est mon pronostic, logique, sans parti – ceux qui ont l'habitude de me lire savent que je n'ai pas coutume de mettre légèrement ma parole en gage, et surtout que je ne me suis jamais trompé. C'est dit, publiquement dit – je n'aspire point ainsi à l'héroïsme, je sais trop bien que personne ne me lit. Ce qui va advenir – je ne le souhaite pourtant pas – sera affreux. On le sent poindre sous la forme d'interdictions et de nullifications de toutes sortes. Rien ne peut l'empêcher. Je ne joue pas le mauvais augure, je ne l'ai jamais fait. Cela vient plus vite que je ne l'aurais cru. Je n'ai jamais écrit cela ; j'avais cru plutôt à l'émergence d'une catastrophe liée à une fondamentale négligence ou gabegie : il y aura bien la catastrophe, il y aura la gabegie, mais aussi l'autoritarisme décomplexé. Le peuple souffrira : on ne peut dès à présent – comme dans Fondation d'Asimov – attendre de salut que dans une renaissance, après sa ruine, mais c'est à condition qu'il fera ensuite ce qu'il n'a jamais fait, en étant enfin dur : qu'il maintienne la mémoire plutôt dans la responsabilité individuelle que dans la mièvre, et perpétuelle, et collective réconciliation.
Mais l'heure n'est pas à l'empressement et à l'idéal : nous en sommes à la surrection du mal démocratique.
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