Généraliser

Le reproche qu'on me fait souvent de « généraliser » est l'indice de contradicteurs qui n'ont manifestement ni conscience du fonctionnement des sciences, ni l'intention de débattre sur le fond et sur les faits, ou qui considèrent que tel sujet que je développe n'a aucun caractère scientifique ou factuel et ne mérite pas d'en disserter selon les modalités de la recherche de la vérité, mais seulement à titre personnel, avec force indications de subjectivité. Cet argument peut s'appliquer à n'importe quel raisonnement positiviste ou non, et on le peut sortir en toute occasion à la façon d'une des viles astuces dialectiques décrites et énumérées par Schopenhauer dans L'art d'avoir toujours raison, à savoir : « Parlez pour vous ! », quand précisément vous vous estimez en capacité et en droit de vous exprimer au nom d'une vérité plus vaste. Vraiment, avec ce parlez-pour-vous-! considéré comme une répartie juste et brillante, il n'y aurait jamais eu aucun progrès des connaissances, aucune tentative de transmission d'art et de science, aucun développement de rien du tout. Comme je l'ai récemment expliqué dans l'article « Inanité des vérités subjectives », il n'est certainement nul domaine de la réalité qui échappe au langage formel, méthodique, des sciences, y compris des sciences humaines, et c'est uniquement parce qu'on n'a pas encore un accès net à ces domaines méconnus ou parce que nombre d'entre eux, artificiellement fabriqués, ont plutôt prouvé leur inintelligibilité pour ne pas dire leur vanité, leur inexistence et leur charlatanisme, qu'on les déjuge d'emblée d'un même ensemble comme subjectifs en supposant qu'il faudrait les barder de lourdeurs oratoires, notamment de ce qu'en linguistique on appelle modalisateurs – « je pense que », « ce n'est que mon avis », « selon moi et sans prétendre à l'universalité », etc. – pour bien appuyer leur discrédit et leur indignité en tant que sciences et ne jamais avoir l'air de s'aventurer sur le registre noble et constructif de la démonstration et des déductions sous formes de vérités générales. On tient ainsi ces domaines résolument écartés des considérations « vraiment sérieuses », précautions pourtant vaines en ce que tout énoncé rationnel, quel que soit son champ d'étude, présente les caractéristiques propres à l'identifier comme logique, systématique et vérifiable ou falsifiable (pour reprendre un terme fameux de Popper). Dès qu'une vérité paraît transposable à une multiplicité réglée de situations, c'est de soi-même qu'une spécialité consolide son discours au moyen de critères rigoureux et communs à l'étude des faits, de sorte qu'il faut bien comprendre que ce n'est pas la défense que telle communauté intime à tel domaine d'user de ce langage qui l'invalide comme science, mais bien l'inaptitude de ce domaine à s'y conformer. Même, toute réalité dont la nature nous fait sentir l'irrépressible envie de l'exposer se réalise à peu près automatiquement dans le langage, et bien davantage que par quelque calcul de persuasion ou d'induction, en somme de procédés ordonnés et convaincants se rapportant par de nombreux aspects aux explications scientifiques : il n'est pas besoin d'interdire le recours à des effets d'objectivation au prétexte qu'on n'admet pas, et souvent assez arbitrairement, tel discours comme relevant des sciences, car la sensation du réel induit toujours le désir de le catégoriser, quantifier et démontrer, fût-ce imparfaitement, et l'on entretiendra une feinte superficielle à prétendre ranger a priori telle étude au rang de données factuelles et telle autre au ban de ce qui ne vaut que d'être « subjectivement » expliqué et comme une chose secondaire ou destinée uniquement à l'agrément. Tout ce qui se réfléchit relève, d'une façon ou d'une autre, d'une vérité ne serait-ce que psychologique généralisable : un mensonge ou une fausseté, comme l'essentiel de l'alchimie ou de la psychanalyse, en dépit de ce qu'on peut vérifier leur outrecuidance factuelle en tant que sciences, procède de forces de l'esprit qui sont elles-mêmes des invariants de l'humanité et réclament une généralisation sous l'expression d'une forme utilisable et utile. Autrement dit, ce qui n'a pas valeur de science est ni plus ni moins ce qui se prouve incompétent à user en profondeur des formes du langage des sciences, et rien d'autre.

Quant à l'extrapolation dont on me fait aussi souvent le reproche, elle est le propre d'un énoncé qui s'offre à détenir et à rapporter une clé de réalité, voici comment : l'expérience tend à indiquer la répétition d'un fait reproductible que ce soit à la demande ou non, et la somme des anecdotes et des exemples, qu'on peut progressivement convertir en règle sous l'aspect d'une formule ou d'un théorème, établit par degrés une vérité. L'objecteur aura peut-être raison s'il doute de la récurrence, de la cohérence ou de la conséquence du phénomène et s'il parvient à la démontrer logiquement – c'est bien sûr ce qu'il faut examiner –, mais il aura tort assurément s'il ne fait qu'ergoter contre la forme généralisante de ce qu'on tâche d'expliciter et d'affermir par le langage, au prétexte que ce domaine est exclusif de vérités universelles. D'ailleurs, quand ce contradicteur lui-même s'exprimera, accusant la « généralisation », pour réfuter le discours dans sa globalité plutôt que dans ses arguments, il est presque inévitable, comme je l'ai souvent remarqué, qu'il emploiera un discours empruntant aussi les marques de la généralisation qu'il réprouve : « Nulle réalité ne peut être aussi générale » dira-t-il avec, dans cet exemple, l'emploi d'un présent à valeur de vérité générale et l'absence de modalisation pourtant nécessaire, si l'on y tenait, à indiquer qu'il s'agit seulement d'un « point de vue ». On ne saurait lutter contre une généralisation, je pense, sans user soi-même des outils de la généralisation, de sorte que ce n'est pas au fond le principe de la généralisation qu'on veut alors dissoudre, mais plutôt la logique de telle généralisation en particulier dont on veut révéler, mais en l'occurrence seule, l'illogisme anti-scientifique.

Ceci établit qu'un tel objecteur, penché exclusivement sur le déni extérieur par un effet de vexation ou contrariété, refuse de s'inclure dans son objection, et use exactement du prétendu défaut dialectique dont il vient de s'offusquer. C'est par où il se signale mauvais penseur, piètres scripteur et lecteur, parce qu'il n'infuse pas la matière de ce qu'il lit, ni même la matière de ce qu'il écrit, de ses propres commentaires à l'usage des autres qu'il considère dans leur altérité, dans leur absence de rapport avec sa matière personnelle et intime : il veut encore critiquer sans s'impliquer, il lit des mots imprimés qui ne font jamais sur lui impression, les mots qu'il emploie n'ont pas laprofondeur de ceux qu'il critique avec superficie ; autrement dit, il n'applique pas à lui-même ce qu'il lit ou écrit, et il ne sait faire d'un texte qu'une quantité toujours fermement tenue à distance, une sorte de système clos dont on n'apprécierait les vérités qu'en fonction de catégories générales qui, certes issues de préjugés antérieurs et intérieurs, restent résolument gardées hors de soi : l'écrit ne s'examine alors pas, ni même le sien, mais sert à confirmer. Or, on n'a jamais lu utilement un essai, ni même n'importe quel ouvrage en tâchant exclusivement à se pencher sur ses erreurs théoriques si l'on ne s'efforce pas un moment de vérifier qu'on ne fait pas systématiquement les mêmes fautes. Il faut sans cesse transposer les situations du livre à soi-même pour les vérifier, de façon à ne pas se trouver comme ici acculé à reconnaître que ce qu'on reproche à un auteur est finalement justement ce qu'on est en train de faire et qu'on a l'habitude de penser. Un mauvais penseur estime qu'un raisonnement est faux dans une œuvre parce que, comme tout ce qu'il lit, il le met hors de lui, mais il tient ce même raisonnement en lui pour un mécanisme solide et sérieux parce qu'il refuse simultanément, tout en déconstruisant si allègrement un texte qui parle de tous, de se pencher sur ce qui est en lui.

La généralisation est de toute évidence un procédé surtout pratique du langage, courant, logique et même nécessaire, qui ne signifie pas forcément une illégitimité ou un véritable abus. Toute vérité énoncée en présente au moins l'aspect, parce que n'importe quel propos s'énonce en usant d'acceptions évidentes qu'il n'est nul besoin de rappeler et qu'il serait même fastidieux d'expliciter : leur réclamation est une vétilleuse ineptie que le contradicteur-même ne pratique pas. Si je dis : « Je m'appelle Untel », c'est bien sûr à condition que mon existence soit avérée et que j'existe bel et bien, à condition bien sûr qu'on comprenne que, dans ce pays-ci, ce n'est pas véritablement moi qui me suis appelé Untel mais mes prédécesseurs à ma naissance, et à condition bien sûr que j'use les termes de mon assertion dans le sens usuel du dictionnaire, que j'aie bonne mémoire et ne soit pas fou d'aller m'inventer des noms imaginaires ou fictifs : mais qui estimera que de telles indications sont utiles, qu'elles doivent être rigoureusement faites et ne délaieraient pas le discours en une insupportable bouillis argutieuse et formelle ? À ce train, on peut être certain que personne ne dirait ou n'écrirait jamais une phrase, et c'est pourquoi le contradicteur lui-même, tout en le prétendant, n'y pense pas et n'applique point cette règle si scrupuleuse : en quatre mots lapidaires il vous dit que vous avez tort, et il n'explique pas ni qui il est, ni que c'est seulement son avis, ni ce qu'il entend par généralisation, et tout ceci pour une raison simple et que j'ai déjà remarquée, c'est que son objection même, touchant au contenu du texte, lui apparaît mentalement comme une vérité scientifique, et il en fait donc une présentation de forme objective.

Si l'on y regarde bien, on trouvera que toutes les sciences, y compris les sciences dures, procèdent à partir d'acceptions que le savant ne croit pas bon, par fluidité et par commodité, de préciser toujours. Tout corollaire servant un théorème nouveau et se fondant sur un autre admis comme antérieurement démontré, le premier est seulement mentionné dans l'analyse, et même pas toujours : une théorie physique se fonde sur maints calculs et observations, et le physicien ne vient jamais à redire par exemple comment se forme une addition ou le nombre d'atomes de telle molécule : il l'affirme sans ménagement, à quoi c'est avec obtusion qu'on lui rétorquerait : « Mais vous généralisezfaute d'expliciter vos prémisses ! » Même les mathématiques, qu'on vante presque toujours comme supérieures, sont essentiellement constituées d'abstraction qui, en réalité, ne sont absolument pas vérifiables, ne consistant qu'en idées assemblées entre elles par liens logiques : qu'un triangle comporte trois côtés est en soi une tautologie puisque « trois » est inclus dans le nom même de la figure, et qu'on se serve du système décimal pour compter, voilà qui n'est pas moins arbitraire que de considérer qu'il n'y aurait, par exemple, que deux systèmes de dénombrement, l'unité et le « plusieurs », ou même que quatre si l'on ajoutait à cela l'absence et l'indénombrable, ou même que cinq si l'on y incluait encore le duel. Dans le langage courant, ce qu'on n'indique pas est supposé évident, et c'est une bassesse rhétorique de prétendre que c'est toujours une dissimulation de ne pas le rappeler : on peut certes y revenir à la demande (comme on explique couramment le sens des termes qu'on emploie), mais on ne le fait pas systématiquement, parce qu'il serait fastidieux et vain de tout réexpliquer du départ, raison pour laquelle un contradicteur n'a jamais raison d'attaquer un raisonnement sur ce qu'il contient de prémisses quand ces prémisses sont admises et utilisées par lui-même pour formuler sa critique. Ainsi, toute généralisation est nécessairement un « excès », mais c'est un excès au service de l'enchaînement des idées, au même titre qu'un auteur ne réexplique pas chacun des mots de son étude, mais seulement ceux qu'il soupçonne pouvoir poser problème à son lecteur ou dont il n'use pas dans leurs acceptions courantes.

L'un des reproches surtout qu'on veut m'adresser en exprimant l'idée de « généralité », c'est de ne pas tenir compte d'exceptions, qu'elles soient réelles ou bien plus souvent théoriques et seulement envisageables – c'est-à-dire qu'encore on use contre ma généralisation d'une autre manière de généraliser en ce que dans ce second cas ces exceptions se situent dans un univers lui-même abstrait et dont on ne connaît que des exemples imaginaires – ; ainsi m'accuse-t-on d'imposer une vision relativement limitée comme universelle et absolue. Mais c'est évident que j'admets des exceptions ! Seulement connaît-on quelqu'un qui, à chaque fois qu'il présente une vérité, la moindre dans son exposé, se sent de formuler veulement : « Il y a des exceptions sans doute, et par exemple telle, telle, telle... » ? La somme de ce qu'on sait étant nécessairement finie, un tel homme le répéterait sans cesse tout au long de son développement, il en ferait une infinité d'infimes objections contre son propos, ou bien il faudrait que toutes les démonstrations comportassent également la même préface ! N'importe quelle déclaration, il me semble, même les plus péremptoires, reconnaissent tacitement l'exception, et je n'ai jamais tenu un adversaire pour battu au prétexte que, sur son explication, il existait une exception que j'avais trouvée : ce n'est pas l'exception qui anéantit l'explication, mais la fausseté de l'explication et l'explication alternative supérieurement logique. L'exception n'est qu'un affinement de la règle générale, et, si elle l'invalide en quelque sorte au lieu de la confirmer (contrairement à ce qu'un autre inepte dicton français affirme), elle ne l'invalide qu'en partie c'est-à-dire sous certaines conditions qu'il convient de définir et qui se rencontrent plus rarement qu'elle : l'exception, à y réfléchir, est encore moins valide que la règle d'où elle naît et qu'on veut critiquer à cause d'elle, parce que si l'objecteur n'avançait que par exceptions, c'est sans aucun doute qu'on pourrait affirmer qu'en général, c'est-à-dire dans la majorité des cas, il aurait tort, tandis que son adversaire, qui n'aurait certes pas toujours raison, au moins aurait raison à plus grande fréquence (quoique bien sûr toute science perfectionnée doit se donner pour but d'absorber et de limiter ses exceptions, du moins de les expliquer). Par exemple, j'ai décrit dans un essai et plusieurs articles les mœurs du Contemporain et celle du Boomer, en une science que j'ai baptisée Psychopathologie sociale, mais il ne fait nul doute, sauf à l'adepte de la mauvaise foi, qu'il existe des Contemporains qui n'obéissent pas à ces fonctionnements mentaux typiques que j'y indique, ainsi que des gens nés avant 75 qui n'ont point la simplicité d'esprit que j'attribue à cette génération ; mais à quoi bon le dire et le répéter ? c'est évident par la nature même d'un article ou d'un essai ! Toute science ne se borne qu'au domaine qu'elle étudie et qu'à la section de ce domaine qu'elle examine, et par exemple l'étude de la gravitation n'est pas strictement la même selon qu'elle se réduit aux observations terrestres ou qu'elle s'étendre à l'espace, je veux dire que, si les propriétés de la gravitation sont bien universelles au même titre que les propriétés de l'esprit humain, cela ne signifie pas que leurs manifestations ne diffèrent point selon le milieu où on les rencontre – ces « exceptions » sont comprises dans l'expression même de la règle. Toute propriété issue d'une classification connaît des exceptions, et il existe aussi des végétaux mobiles, des animaux sans cerveau et des minéraux doués d'une certaine « activité » : certes, les sciences progressent par intégrations successives d'éléments nouveaux, mais ce développement généalogique ne signifie pas que le raisonnement, portant sur un cas général, soit foncièrement faux, mais seulement que l'exception lui donne relativement tort, tort spécifiquement au sein même d'un sous-ensemble précis, tort surtout en ce que le cas général s'appliquant à une grande multiplicité de cas courants ne s'applique pas à une minorité de cas particuliers. Mais l'analyste a-t-il prétendu le contraire, et doit-on supposer qu'il l'a en effet sous-entendu au prétexte qu'il n'a pas mentionné les raretés dont il s'agit ? Son but, si l'on y regarde bien, n'était probablement pas d'être malhonnête : il a seulement porté son attention sur des situations récurrentes à dessein d'analyser un phénomène qui n'a jamais été décrit : pourquoi irait-il disserter de ce qui n'intéresse pas ce champ d'étude et qu'il ne connaît pas ? Que vous disiez qu'il fait beau ne revient pas à nier qu'il fasse mauvais ailleurs ! et ce « mauvais ailleurs » n'invalide pas tout à fait l'assertion qu'il « fait beau » : vous avez simplement regardé quelque part où la règle de vérité s'applique bel et bien. Est-ce donc que ma Psychopathologie du Contemporain doit expliciter, dès le titre, qu'il s'agit de l'homme caractéristique et majoritaire de notre époque situé dans l'univers observable et déductible du savant c'est-à-dire moi-même, correspondant à une imprégnation d'une morale intrinsèquement liée à sa situation de confort et de divertissement, mais n'incluant pas les esprits indépendants sur lesquels l'influence sociale est nécessairement d'une moindre conséquence : imagine-t-on donc vraiment ce que peut rendre, pour la commodité de la lecture (et sans parler de l'écriture), un tel titre à rallonge !

D'autre part, et c'est sans doute une accusation plus essentielle et relative justement aux mentalités intrinsèquement contemporaines, on reproche à la généralisation d'être grossière, de ne pas présenter avec nuance ou subtilité une considération présentée comme incluant tous les cas de figure et même ce qui ne peut être intégré justement à l'analyse spécifique dont il s'agit : un tel reproche est évidemment fondé si l'étude porte sur un domaine connu du locuteur et du récepteur et dont tous deux ont la certitude de l'insuffisance et des lacunes, mais s'il s'agit d'un domaine nouveau ou relativement exclusif dont il convient de faire d'abord connaître les grands principes, on ne saurait accuser l'énonciateur de « dégrossir » un peu le sujet avant d'apporter des finesses qui ne seraient pas même considérées et comprises si l'on ne s'entendait pas sur le général. Là encore, c'est le cheminement de toute science, fût-ce ma Psychopathologie : je relève d'abord par maints exemples sensibles ce qui procède d'une mentalité du confort – assez peu d'auteurs à ma connaissance ont déjà œuvré ainsi –, puis je tâche à relever ce que ce facteur du confort dénote de capital dans le comportement normal contemporain, et, peu à peu, j'affine les réalisations et les causes de ce facteur : on peut bien me faire reproche que les exceptions, à ce stade élargi de découverte ou de vulgarisation, sont assez nombreuses, mais pourquoi ne pas commencer par me louer que les principes sont relativement neufs, inattaquables sauf dans les exceptions ? Il faudrait aussi que le lecteur soit un peu modeste et ne présume pas toujours, ne serait-ce qu'à l'indice de la qualité de mes textes et des références que j'y fais, qu'il lit toujours un article isolé de toute étude, une tentative en manière d'hypothèse gratuite plutôt qu'un long travail en un laborieux cheminement, de sorte qu'il lui suffit de méconnaître une démonstration faite ailleurs pour croire réfuter tout l'article et la réalité d'une science naissante : parce qu'il n'a jamais lu peut-être en mes autres essais les assertions que j'exprime, il suppose que ce sont des déclarations purement aventurées et qui ne reposent que sur cet article qui, le plus souvent chez moi, n'est déjà, sans qu'il le sache et bien que ma présentation sur mon blog par exemple soit explicite là-dessus, qu'une explicitation et qu'un développement de tel principe longuement révélé et démontré par ailleurs ! En somme, je n'en suis plus à « proposer » une théorie vague, générale et douteuse, mais déjà à l'installer dans ses examens et ses causalités. Le sentiment de nouveauté chez le lecteur est ce qui fait que ce dont il doute encore à l'instant de son étonnement présente pour moi depuis un certain temps un caractère confirmé, largement étayé, d'évidence et de certitude.

Et c'est pourquoi le lecteur ponctuel, novice et distrait, peu insistant dans ses études, par l'accusation de généralisation qu'il m'adresse, suppose que les exceptions qu'il propose sont en fait plus nombreuses, que mon théorème serait plutôt faux dans la majorité des cas que vrai en général, et c'est parce que, à ce que je crois, sans avoir examiné le phénomène avec un regard assidu et une attention profonde, il en demeure à présumer certaines choses. Ces préventions défavorables se perçoivent aisément dans sa réfutation où, d'emblée, au lieu de réclamer ici et là des précisions avant de se récrier, c'est-à-dire au lieu d'interroger, il impute des allégations que vous n'avez pas faites et qui sont d'un ordre simpliste ou ridicule : c'est bien qu'il veut nier votre travail avant même de comprendre exactement ce qu'il nie. Or, cette volonté procède le plus souvent d'un intérêt particulier qui s'oppose d'office à l'examen du résultat, et j'y devine trois causes. La première, c'est que le Contemporain aspire au bonheur de ne rien savoir, même au bonheur supplémentaire de ne rien savoir contre quelqu'un, ce qui lui fait rejeter d'emblée les assertions les plus fermes, ou parce qu'il devrait faire l'effort pénible et devenu à lui contre nature de les vérifier, ou parce qu'il estime qu'elles s'opposent inconfortablement à sa manière de penser et réclameraient une altération compliquée de son mode de vie, ou parce qu'un pareil résultat pourrait blesser quelqu'un – il n'admet la vérité qu'anodine et inoffensive. La deuxième cause à ses dénégations, c'est qu'il tient toujours à échapper en personne à la règle, de sorte qu'il n'accepte pas que les processus de son existence soient circonscrits et qu'on signale qu'il n'exprime qu'une infime fraction de sa liberté ; d'ailleurs, il s'imagine toujours qu'il est cette exception, mais toujours seulement une exception « potentielle », parce que la science démontre facilement, le plus souvent, qu'il réagit comme la règle de ses semblables, sans une différence notable qui ne soit pas déjà inscrite dans la règle – voici en quoi les seules sciences qu'il admet immédiatement sont toujours des sciences sans rapport avec la réalité dont il témoigne et avec son comportement et ses habitudes (si l'on en doute, qu'on voie avec quel succès l'inconcevable physique quantique triomphe dans les conversations sans que personne ne remette en cause ses conclusions pourtant particulièrement louches). La troisième cause à la négation forcenée d'un résultat général, c'est lorsque ce résultat est perçu contradictoire, immoral, inacceptable, opposé aux valeurs que le lecteur n'accepte ni de révoquer ni de reconsidérer, tout de suite et sans le renfort d'une raison posée. Il n'est pas rare, notamment, dans les controverses qui opposent le lecteur à l'un de mes exposés, que manifestement il préfère voir son Contemporain comme vertueux, et que c'est uniquement pour cette raison de principe qu'il rejette carrément la réalité de ses vices : il supposera alors que je suis d'un naturel cynique ou nihiliste, ce qu'il ignore au juste, tandis que je ne suis que scientifique et tâche à être objectif, au même titre qu'un novice admettrait que Darwin était un être négatif et cruel, un casseur de rêves, un furieux iconoclaste au marteau, et d'un athéisme rageur, parce qu'il tendait à démontrer que la forme humaine n'est pas un pur produit de Dieu. Faut-il que je le répète ? Je n'ai pas d'intentions, je n'ai nul plaisir à prouver ceci ou cela, je ne nourris pas de rancune ou de faveur qui me ferait noircir ou vanter quelque chose ou quelqu'un, je n'aspire pas d'abord à briser mais à découvrir. Quand le lecteur ne convient pas d'une généralité que j'indique, je m'aperçois que c'est faute d'arguments, parce que telle réalité répugne à sa conscience, notamment parce qu'il se sent directement concerné ou estime qu'un texte ne devrait jamais constituer une atteinte, ni toucher à l'esprit, ni investir la conscience comme une enfreinte ou un viol, ne devrait jamais valoir qu'en divertissement – je considère, moi, qu'il n'est pas un texte sans cela – : il rejette d'emblée un écrit attentatoire à la bénignité qu'il suppose un signe de bienveillance, à ce « juste milieu » qu'on lui a représenté comme gage de vérité ; il lui faut aussitôt juger « excessif », « impossible » ou « provocateur » un écrit qui dit ce qu'on ne veut pas entendre – ce dont je me fiche la plupart du temps, parce que je ne me soucie pas de savoir dans quel état on me lira (je n'ai pas soin de déplaire, mais je veux édifier). Je ne demande pourtant pas qu'on me croie aveuglément, mais seulement qu'on porte le regard franc sur ce que j'expose et avec recul : quand je décris le Boomer avec la dureté qu'on sait, je n'en veux à personne, ce n'est pas par rancune que j'écris, croit-on que je suis en conflit avec mes parents ? Seulement j'observe, mesure des récurrences à un endroit où l'on voudrait plutôt ne pas les sentir et les ignorer, les nier, et je note là que des effets se signalent généralement – en majorité – et que des causes ont produit un schéma mental dont tous ceux de cette génération – à des exceptions près que par évidence je n'exprime pas, mais pourquoi le ferais-je et à quel moment du texte si je ne le faisais toujours ? – sont partiellement ou largement imprégnés : est-ce donc une erreur que d'affirmer que toute société humaine est baignée d'un ensemble de conceptions qui influencent sa pensée, par conséquent ses décisions et ses actes, et qui tiennent lieu de morale et de mœurs ? Or, pourquoi cette génération ferait-elle exception ? Pourquoi, alors que c'est si tangible et empirique, se retiendrait-on de qualifier ses spécificités ? Est-ce pour dire, à ce qu'on me présume, que la génération suivante fut meilleure, que la mienne est excellente ? On n'aurait pas lu la conclusion de La Voix des Sacrifiés, à ce qu'il paraît ; peu importe : je n'exige pas évidemment qu'on ait lu toute mon œuvre avant de me réfuter, mais il suffirait qu'on me demandât des éclaircissements, qu'on m'interrogeât sur ces intentions qu'on soupçonne, et je répondrais aussitôt qu'une telle étude des Boomers n'est pas pour valoriser le Contemporain plus jeune, que je dépeins depuis longtemps, et avec quelle vérace fermeté, en le comprenant dans mon abondante et globale étude de la Psychopathologie du Contemporain.

Et que cet article, d'une grande évidence pour moi, serve en guise d'explicite et efficace parade, en référence ou en lien direct, à tous ceux qui voudront encore, d'un laconisme hautain et négateur, reprocher, à moi ou à quelque autre, la généralité de n'importe quel propos : vous ne répondrez probablement pas mieux qu'en ceci, bien que j'aie tout de même la curiosité et le goût, quant à moi, de voir ce dont vous seriez méthodiquement, scientifiquement, capables pour vous défendre et pour m'édifier.

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