Faiblesse du suffrage démocratique
Un peuple démocratique, à force d'être entretenu dans la forme spécifique de stupidité que promeut l'irresponsable confort – passivité et bêtise –, devient incapable de bien voter, et généralement en toutes choses il délibère mal, ce que Tocqueville implacablement formulait de la façon suivante : « Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l'habitude de se diriger par eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; et l'on ne fera point croire qu'un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d'un peuple de serviteurs. » Mais il n'est pas juste de prétendre qu'un peuple déshabitué de réfléchir et d'élire manque de critères pour ce faire, c'est plutôt qu'il a intérêt à estimer les vertus autre chose qu'elles sont réellement pour ne point se trouver ridiculisé de n'en pas disposer. Alors, le citoyen se défend d'admirer ce qui le surpasse, par répugnance à se deviner médiocre, et rejette sur tout autre chose que des qualités rares et supérieures les motifs de son bulletin. En particulier, il redoute tout caractère d'élite qui le désavoue, et prête des vices à l'esprit dont il est dépourvu pour ne pas se sentir humilié : c'est pour l'avantage de se croire encore une dignité, une grandeur, et voilà pourquoi globalement il vote pour des gens qui lui ressemblent. Ce qu'on constate dans les scrutins des populations du divertissement, c'est un tri originel des candidats au tamis de la différence, de l'individualité, de la superbe – les partis le savent, qui s'efforcent de rabattre leurs originalités et leurs audaces vers la petitesse commune. Ce qu'on reproche le plus à un postulant politique, c'est d'être trop singulier et d'avoir l'esprit trop haut. Si l'on mesurait bien objectivement ceux qui se présentent à la prochaine présidentielle, on conclurait que les plus instruits sont sans doute MM. Zemmour, Mélenchon et peut-être Asselineau que je connais mal mais qui fait l'impression d'un orateur, et ce sont justement ceux que la majorité du peuple élimine d'emblée parce que leurs références et leur habileté mentale l'écrasent, et comme leurs opinions suscitent son incompréhension, il les taxe immédiatement d'orgueil (ou de tout équivalent) : il lui faut plutôt des humilités, pour ne pas dire des simples, des imbéciles comme lui. Ceux qui s'éloignent de la mesure ordinaire lui font sentir combien il est veule et piètre, et si on lui demande pourquoi il s'en méfie, il sait mal répondre, il propose des proverbes et manifeste de l'embarras, il se justifie avec peine et une sensible douleur, faute de pouvoir confesser qu'il n'ose pas se le révéler à lui-même ; c'est principalement que le candidat n'est pas assez « au milieu », ce qu'on résume par l'expression « manquer de faire consensus » (j'aimerais bien, une fois pour toutes, qu'on vérifie combien les personnalités historiques majeures, parmi celles par exemple qui ont fait la France, faisaient ou non consensus !). Si l'on y ajoute que, dans les démocraties de la faiblesse de l'individu, le citoyen a si peu confiance en lui et tant le goût de la conformité qu'une élection lui est surtout un moyen de vérifier s'il est capable de parier sur celui qui l'emportera, de sorte qu'aspirant à être conforté dans ses pronostics et à s'attirer une façon de victoire, il ne mise en général que sur les favoris, on comprend qu'un tel peuple n'est pas de ceux qui aspirent ou consentent à être édifiés et redressés, qu'un scrutin n'est pour lui qu'une occasion de se rassurer par la créance qu'il est à la fois normal et représentatif et aussi qu'il faut accorder du mérite à des gens comme lui. Ce n'est donc pas une forme d'ignorance qui le retient de voter avec pertinence, il ne s'agit nullement de ma part d'instaurer une critique d'intellectuel snob, de vanter un régime où seule l'élite eût raison et de blâmer le commun au prétexte de désaccord politique personnel, mais c'est qu'intrinsèquement le Contemporain s'opposerait à lui-même en plébiscitant des génies ou des sages, et que logiquement il s'abîmerait la conscience, ce à quoi, à cause de son besoin d'estime où le poussent le plus ses désir et habitude du confort, il ne peut se résoudre. C'est très communément qu'on remarque dans les discussions ordinaires les préventions défavorables qui entourent les candidats les plus tranchants et les plus sûrs qui sont presque automatiquement écartés : on ne votera pas pour eux, non parce qu'on les comprend, mais parce qu'on ne les comprend pas, parce qu'on ne veut pas tenter l'effort de s'élever jusqu'à eux, et parce que leur hauteur et leur recul ne font pas du tout penser à une démocratie – on prétend toujours d'une certaine manière qu'ils ne sont pas de ce régime. Et il est cohérent que la mesure sélective d'une confédération d'imbéciles consiste toujours en une variété de compromis de l'esprit selon lequel un homme a priori « sain » – sain selon des critères très généraux – n'empiète sur les qualités de personne, d'aucun citoyen qui sera tenté de voter pour lui. Perpétuellement, une élection est ainsi une occasion manquée, presque un acte manqué : c'est qu'en de pareilles démocraties on porte son adhésion non sur des sujets d'admiration mais sur des « semblables », parce que celui qu'on espère admirer avant tout, dans la démocratie de l'inexcellence et de la croupissure, c'est soi-même.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top