Expliquer l'abstention
Pourquoi prétendre que l'abstention aux législatives traduit la supérieure et responsable préoccupation d'électeurs embarrassés par le piètre choix qu'on leur présente ? On leur attribue indûment la vertu retournée d'un vice, comme affirmer que l'obésité procède de la politesse ou de l'économie parce qu'on n'ose pas refuser la nourriture qu'on vous offre. En vérité, c'est plus évident : ils se moquent de ce scrutin, n'y trouvent pas d'intérêt, n'ont d'ailleurs sans le savoir peut-être pas tort, et l'on voudrait, pour se consoler de leur inexcusable vacuité, que ce fût par souci politique ou sentiment d'injustice qu'ils désertent les urnes ? On leur fabrique vraiment de trop fallacieux motifs : ces gens auraient des idéaux trop élevés ? Ils s'en fichent, voilà tout ; c'est tout le contraire d'une conviction politique, c'est l'opposé d'une volonté ou d'un acte : le gouvernement, quoi qu'il arrive, fera toujours assez bien ou mal son travail sans les consulter, et aucune analyse flatteusement controuvée ne changera leur impression d'inertie. En somme, ce n'est pas que les Français ne se sentent pas représentés, ni qu'ils éprouvent la déconnexion de leurs élites, ni que pour une raison mystérieuse cette élection leur paraisse obscure : c'est que, n'étant à la hauteur d'aucun enjeu ni débat intellectuel, ils se consolent de leur inaptitude à réfléchir et à agir avec toutes sortes de prétextes qui allègent leur conscience et dissimulent leur nullité. Et ainsi est-il vain de chercher des remèdes à leur paresse de divertis, ni en altérant le processus électoral, ni en communiquant en manière d'infantilisante publicité ; on a même tort de feindre de s'en inquiéter, le monde fonctionne très bien sans leur implication, et il est même peut-être plus valorisant pour le monde qu'ils ne s'y mêlent point en effet, ou il faudrait voir combien le monde est tombé bas pour s'être mis à leur faible portée. Mais tout va bien, en vérité, tout suit un rythme monotone et routinier, il n'y a dans leur fuite nul accident historique ni aucune anomalie de la politique, c'est la simple progression année après année de cet esprit évanescent qui cherche à se défausser du moindre travail et qui relègue toutes réflexion et action véritables aux falsifications de sa pensée. Par ailleurs, n'est-ce pas vrai que la démocratie repose notoirement sur le choix de la multitude ? Il peut légitimement décourager l'individu que tant de rouages stupides prennent la place d'un seul esprit : à elles toutes, y compris unies dans la même direction, les intelligences les plus éclairées ne sauraient empêcher qu'un troupeau veule et épidermique ne corrompe à son profit le résultat d'un scrutin ; mais même les meilleures intelligences ne s'accordent pas et se répartissent entre les candidats, de sorte qu'on ne saurait réformer le processus de façon bien systématique. Ce n'est pas grave, rien n'est grave, ce n'est même pas grave pour les électeurs qui, s'ils s'en inquiétaient vraiment, iraient voter contre ce qui les scandalise ; mais ils sont blasés même de leurs fausses plaintes, ils ne croient pas leurs propres objections, ne les formulent que pour se donner contenance et s'expliquer pourquoi la prochaine fois, quelle que soit l'alternative nouvelle, ils agiront de la même façon, c'est-à-dire en réfléchissant aussi peu qu'ils sont coutumiers et avec la prétention de leur si virtuelle compétence à décider... qu'ils répugnent à la contrainte même de décider.
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