Des témoins sans interprètes

Jamais un homme ne révèle une vérité essentielle sur son siècle, espace ou temps : il se contente de passer des représentations du monde, de les véhiculer et de les transmettre ; tout au plus peut-on lui réclamer des faits à titre de témoin, sous réserve qu'on prenne garde de ne pas influencer ses réponses, notamment de ne jamais induire de valeurs, ou il serait capable d'altérer et travestir la réalité à son avantage et sans y penser pour correspondre à telle image qu'il faut. J'ai songé tout à l'heure, et c'est très dur, qu'il est presque indifférent que les contemporains de la seconde guerre mondiale soient morts ou sur le point de l'être, puisqu'ils n'ont jamais rien eu à nous apprendre, à nous les sages, à part de stricts faits issus de leurs sens particuliers, sinon à répéter et à pérenniser des leçons de morale déjà fausses et qui leur étaient acquises du temps de leur prime jeunesse avant même qu'ils aient traversé les événements dont ils souffrirent et parurent – prétention ou feinte – tirer expérience et distance. La mémoire intelligente, sensible, composée, artiste et pertinente, le réel vraiment profond, ne passe pas plus par eux que par des corpus littéraires ou des manuels scolaires, mais tous profitent plus ou moins consciemment de la valeur ajoutée qu'on leur suppose au prétexte qu'ils ont pris part à des faits qu'ils n'ont fait que traverser. Ce qu'ils investissent de « personnalité » dans leur récit est toujours extrêmement sujet à caution au philologue averti qui ne peut s'empêcher, en entendant leurs déclarations, de repérer contradictions et altérations ; chaque fois que je les écoute, je trie leurs avis, très souvent piètres et tournés vers l'ordinaire des jugements humains du bien et du mal, de ce qui relève du rapport factuel qui m'informe davantage, et je ne retiens que le memoro à l'exclusion du cogito, sélection d'où je tire une interprétation bien plus instruite et plus juste quoique n'ayant pas vécu le moment « climatérique » dont il s'agit.

(... Je pense au rouge-gorge que j'ai aperçu tout à l'heure par la fenêtre – cette anecdote est-elle dénuée de rapport avec la gravité de ce qui précède ? – « Rouge-gorge », c'est, pour le Contemporain, la créature sympathique et frêle, ainsi dénommée pour son cou orangé : à voir la couleur ronde et tendre sous le bec minuscule, on croirait que cet oiseau chantant a toujours valu pour son charme mignon et primesautier, et l'on serait embarrassé d'y apposer une autre vision à n'importe quel âge de l'humanité tant l'image semble universelle et faite pour l'éternité des hommes. Oui, mais « rouge-gorge », ai-je réfléchi en observant l'animal au bréchet renflé : la composition lexicale est du XVe siècle, et probablement tirée d'une appellation plus populaire que scientifique, quand le « rouge » au moyen-âge est plutôt lascif et fauve que doux et joli ; ce rouge-gorge n'est donc pas initialement, peut-être, le gentil être d'art qu'on admet aujourd'hui, mais la fille de joie, aux seins opulents et fleuris, qu'une appellation goguenarde et libidineuse désigne à l'attention des rieurs en l'acception du soutien-gorge, la bête affichée, épanouie, et qui va fluidement parée de son corps drôle et indécent ! Je ne puis à présent regarder cet oiseau sans le comparer mentalement à une femelle arborant sa poitrine bourgeonnée, possiblement comme nos compatriotes du moyen âge le percevaient et de façon explicite tant la connotation leur était évidente...)

À quoi servirait aujourd'hui de ressusciter le Grec antique ou le chevalier d'Azincourt ? Qu'auraient ces gens à communiquer de leur individualité, eux qui certainement – pourquoi en douter ? – ne consistaient déjà pour l'essentiel qu'en de conventionnelles pièces de troupeau, et enferrées dans les us de leur environnement ? Ils n'apporteraient pas une vérité sur leur époque ni la preuve d'une pensée particulière et propre, il faudrait se contenter des réalités absolument objectives qu'ils rapportent et ne jamais les interroger en rien où ils fussent des transmissions et des vecteurs, en rien qui portât l'illusion d'une singularité, n'étant foncièrement eux-mêmes que des moules de mentalité que l'imprégnation de leur siècle les a forcés à prendre sans qu'ils tâchassent d'y résister. Qu'aurait-on à gagner à approfondir le questionnaire d'une personne en qui rien n'est profond et qui n'est qu'une copie de rumeur ? C'est fort lentement que l'humanité évolue, parce qu'en son premier mouvement chacun se conforme, et puis seulement ensuite une portion rare d'elle, selon des conditions expérimentales qui n'adviennent que par exceptions et que nul n'a cherché à produire, parvient à s'extraire de cette gangue d'inertie où se fédèrent les esprits dans des conceptions identiques qui constituent un paradigme mental obstruant même les perceptions et les représentations de possibilité d'agir – je veux dire que l'action individuelle se présente alors à des mentalités préétablies comme une alternative limitée et conditionnée par des normes ambiantes que l'être intègre en tant que choix restreint et fatalité. Il n'est que des « électrons libres », dérogeant à une règle omniprésente et sans qu'on sache pourquoi, ou, du moins, sans qu'on l'ait incité par un système, qui permettent à l'humanité quelque évolution ne devant rien directement aux circonstances sociales qui les ont plutôt brimés que favorisés. Nul penseur ni instance politique n'analyse les facteurs propres à réaliser l'innovation spirituelle à dessein de les matérialiser – ou bien notre éducation nationale serait faite autrement –, de sorte que c'est toujours foncièrement par sérendipité que s'incarnent et se constituent nos révolutions et renaissances. Nous sommes encore loin d'une science pour mesurer par où nos perceptions sont influencées ou déchaînées et ainsi ce qui nous reste à découvrir de la réalité, tout le champ de cette matière immense que nos esprits ne peuvent entrevoir parce qu'ils restent étroitement compris dans une contrainte qui offusque leur créativité ; on peut cependant admettre en théorie l'existence d'une science méthodique et exacte qui se donnerait pour domaine sinon pour but le repérage systématique des puissances centripètes qui pèsent sur l'humanité et la déterminent au médiocre, depuis la morale jusqu'aux traditions, les tabous, les réserves inconscientes, les entraves et les craintes de penser, les incertitudes d'avoir le droit de poursuivre, d'aller au-delà et les complexes de différenciation, de tout ce qui censure même tacitement l'épanouissement de nos capacités cognitives et imaginatives, et surtout l'adaptation perpétuelle à l'idée qu'on se fait de l'adaptation d'autrui entretenue par des centaines d'égards semblables et réciproques, en un mot le repérage scientifique de tout ce qui exerce un joug sur les facultés d'expansion de notre être, et nuisant indirectement à la collectivité par les nouveautés innombrables pas même entrevues pour l'heure que cette « pression », insensible et sans prévention, empêche de réaliser parmi les hommes. Et l'on peut concevoir une telle science et ses techniques à la façon dont la physique astronomique évalue la masse et la poussée des vides dans l'univers par les forces d'attraction et de répulsion qu'elles exercent sur le reste des corps et des constellations : « Nous sommes ici, nous ne sommes pas allés là-bas : l'absence d'aventure dans cette direction est un signe de rétention, par conséquent on peut sentir les contingences et les lois de cette inhibition, c'est à partir d'elles qu'il faut établir des moyens d'y obvier pour voyager plus loin ; qu'est-ce donc que cet ensemble de contraintes qui nous ont retenus de nous y rendre et qui ont amalgamé tant de masse de connaissances aux antipodes même ? »

Je ne me suis pas étranger à moi-même, et j'ai si peu d'intérêt au contact des hommes, et tellement conscience de mes efforts pour leur agréer quand je m'y prête, je suis tant détaché des avantages que pourraient me donner la bonne réception d'une certaine pose, que rares sont ceux qui, autant que moi, connaissent la plupart des penchants susceptibles de les dominer et qui autrement retiendraient leur portion d'individu dans la normalité ordinaire. Mon altérité est née d'une indifférence mêlée de dépit lointain, je n'ai pas d'attaches admiratives par lesquelles je serais tenté de déformer mes opinions, et mon petit peu de lâchetés et de compromissions ne m'est ni inconnu ni excusable ; je ne m'illusionne sur rien, et je sais mieux que quiconque ce qui me motive véritablement : je trouve que mon attachement principal se situe dans la vérité quitte à en mourir, quitte à me déchirer moi-même, mais je ne sais au juste d'où cet attribut est venu ni de quelle origine il a pris racine en moi. Je suis témoin de peu et interprète énormément, ce qui m'oppose aux Contemporains, qui prétendraient plutôt l'inverse, à savoir qu'ils ont vécu bien des événements et qu'ils se contentent de les affronter comme ils viennent. En cela, je suis fort peu de mon temps : qu'est-ce à dire ? C'est-à-dire que je ne reçois pas les stimuli de mon époque avec les réactions de ma société, je suis universel ou bien je ne suis nulle part et d'aucun temps, tout ce que je constate ne me fait pas le désir spontané d'y appliquer une mentalité. Je mesure la morale où je suis, mais je n'y trempe point ; je suis une sorte d'historien du présent, objectif et dépassionné, et rien ne m'affecte, et je ne ris qu'en me regardant rire, comme avec décalage. Je recherche toujours dans un homme ce qu'il y a de moins temporel, je fais fi des proverbes et des tabous que je lui rencontre et qui me le font mépriser, un tel être n'est qu'une machine, qu'un produit, qu'une créature. Même les existences les plus contrariées, tourmentées par les hasards de l'histoire la plus infortunée, ne m'inspirent aucun respect si elles ne décèlent une part d'intégrité due à nul préjugé ni proverbe : la plupart des témoins sont des gouttes dans un fleuve, plus ou moins épaisses, visibles et chahutées par les courants selon l'endroit où elles se situent, mais elles courent sans aucune résistance dans le sens de l'onde, elles se contentent de porter la parole du fleuve sans qu'on puisse dire : « Voilà une goutte qui a conscience du fleuve. » Je sais quant à moi que le fleuve, qui croit toujours que je l'insulte par mon existence, m'abhorre assez et répugne à mon regard qui est presque celui d'une goutte sèche ; pour autant, je ne me suffis pas à cette distance : ce qui me manque, c'est le procédé par lequel, relativement hors courant, je puis acquérir la puissance d'un courant alternatif ; autrement dit, sans me flatter d'être venu à m'extirper de la moiteur qui me fait plutôt l'impression d'une honte à ceux qui s'y trempent, je redoute de ne pas distinguer par quelle équation méthodique et sûre je pourrais constituer le fondement d'un courant fait pour indiquer comment l'on réalise de nouveaux lits, d'une façon bien systématique et scientifique ; sur la berge, j'observe à quoi j'échappe, atterré, en regardant le mouvement des millions de gouttes qui s'unifient et fusionnent sans une volonté d'échapper, et, fort d'avoir décrit ce spectacle ignoble, je me demande longuement, plutôt en vain pour l'instant, s'il existe une manière de constituer de l'eau ailleurs et qui pourrait couler dans les directions les plus inexplorées – je conjecture et quête même une eau souterraine et aérienne, une eau inédite, une eau aux propriétés presque absolument antiaquatiques. Et j'ai conscience que la masse énorme de cette onde monotone, rien qu'aperçue fige les perceptions dans l'idée empirique que tout est conçu pour couler ainsi, et l'idée se transmet, installant les océans pour de lourdes et longues périodes, perpétuant des témoins qui conservent et ajoutent à cette eau un rôle gravitationnel, cependant que mille autres objets expérimentaux échappent plus que certainement à leur vigilance détournée. Des témoins stylés, héritiers d'une certaine façon de constituer et d'apporter leur témoignage : ils voient ce qu'ils ont appris à regarder, et ils transmettent leur mode de voir, c'est tout ce qu'on appelle ici témoigner (ce que d'aucuns eussent qualifié une forme regrettable et limitative de résonnance morphique) ; oui, mais quant à voir d'un regard distinct c'est-à-dire à interpréter, quant à faire des images une considération qui ne soit pas la copie de ce que l'image est homogènement censée divulguer, quant à poser ses perceptions et ses esprits en-dehors des tabous congénitaux pour révéler des mystères dont nous sommes tenus éloignés par les bornes grégaires de notre « intelligence solidaire », voilà ce que, bien que je sache me défier des aisances lubrifiées de la pensée routinière, je ne sais méthodiquement bâtir. Il me faudrait moins d'encombrement à devoir démontrer d'abord que tout est faux, ou du moins que ce qu'on sait n'est qu'une partie infime de tout ce qu'on choisit d'ignorer, à une heure où l'intérêt contemporain refuse déjà de croire qu'on manque de sommeil ou que le manga est sans rapport avec la littérature, pour fonder une école de l'être entièrement neuve et débarrassée des lisières de modes préexistants, école où l'on apprendrait à sentir au-delà des usages humains et à véritablement, selon les règles instruites d'une science systémique, découvrir.

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